1. Introduction
Admettre une simple origine empirique pour expliquer le désir de savoir reste paradoxal, car comment nous apercevoir de notre ignorance, si nous ne disposons pas d’une certaine idée du savoir ? Enfermer la forme psychologique du désir de savoir, c’est-à dire la curiosité dans un comportement purement déterminé par l’état présent de connaissance ou d’ignorance interdit définitivement de penser le rapport essentiel entre la vertu philosophique de l’étonnement et la construction d’un savoir absolu, autonome, qui pose autour de lui des êtres, les savants et les apprentis savants, ses expressions. La grandeur de l’idéalisme transcendantal est en ce sens de reposer la question qui animait la réflexion du Ménon de Platon, celle de l’identité du savoir et du chemin qui mène vers lui. Si pour savoir, il faut déjà avoir appris afin de prendre conscience de sa propre ignorance,1 alors c’est qu’on est toujours demeuré en connivence avec le savoir, tout en subissant l’oubli ou son inactualité. Cette réponse n’est pas celle de l’idéalisme transcendantal dans ses expressions fichtéennes et husserliennes, qui essaient de penser le mouvement du savoir, non pas comme un simple fait, ni non plus comme une réminiscence, mais comme l’accomplissement d’une tendance profonde et radicale : tellement radicale qu’aucune expérience réelle ne peut reconstruire son originalité. Il faut pour cela rattacher la simple curiosité à une expérience ne se trouvant pas dans les limites de l’empirie, mais une expérience plus profonde, nous portant non pas seulement aux sources de la connaissance, mais aussi aux sources de la subjectivité, en lui donnant une dimension proprement transcendantale, c’est-à-ire absolument originaire. Les références husserliennes et fichtéennes doivent en cela manifester, d’une façon complémentaire, la signification radicale et transcendantale de la curiosité.
En quoi l’analyse de la curiosité chez Husserl, à travers la généalogie de l’étonnement, est-elle le moyen le plus facile de dégager une puissance transcendantale en l’homme, la tendance transcendantale à la connaissance plus radicale que la pratique méthodologique à laquelle on réduit souvent la phénoménologie de Husserl ? Nous approfondirons ensuite, sous un autre angle le rapport de la curiosité à la liberté, d’après l’interrogation fichtéenne sur la tendance au savoir, qui peut être nommée ici curiosité. L’enjeu est de mettre à jour, au delà de l’apparente signification empirique de cette pulsion, son origine transcendantale dans la liberté humaine, c’est-à-dire dans le principe pratique.
2. La curiosité chez Husserl et l’origine du désir de savoir
Nous allons avec Husserl suivre le chemin qui va de la pensée de la réduction phénoménologique à la thématisation de sa condition de possibilité dans une disposition originaire, le désir de savoir.
Le lieu premier de la motivation à interrompre l’accord silencieux de l’homme dans l’attitude naturelle avec le monde objectif trouve sa source dans la recherche d’une connaissance apodictique ; mais la formulation d’une telle motivation nous situe déjà dans la rupture avec la réalité à laquelle l’homme croit spontanèment. La motivation à la réduction est justifiée en 1913 par la recherche de l’apodicticité du Je suis, de la même façon en 1924 l’opération de réduction s’explique par la situation du “philosophe commençant” qui prend la décision de chercher une connaissance totalement fondée.
Fink exprime. dans les Autres rédactions, pour la première Méditation cartésienne les difficultés d’une telle décision,2 celle qui consiste à phénoménaliser le monde, c’est-à-dire à opérer la réduction : car “en fait nous n’avons la plupart du temps pas lieu de procéder à une telle phénoménalisation”, une telle opération n’est pas naturelle. Elle heurte même le sens commun. La motivation à la réduction, donc à la philosophie n’est pas assimilable aux motivations habituellement données pour l’interrogation philosophique, baptisées “impulsions”, on pense aux contradictions du sensible, ou à la curiosité, comme impulsion immédiate et incontrôlée en l’homme. Mais de telles impulsions ne parviennent pas à expliquer la rupture radicale qu’implique la réduction.
Seule solution : les événements de l’existence qui nous contraignent brutalement à nous interroger, la mort, le désespoir. Ce que Fink appelle les catastrophes de la vie, serait à l’origine de cette sortie, et ouvrirait l’interrogation sur “la problématicité du monde”. Mais ces motivations paraissent semblables aux motivations qui font apparaître la religion. Comment différencier alors motivations philosophiques et motivations religieuses ? N’ont-elles pas en commun la quête d’une réponse absolue ?3 Le résultat de cette interrogation est qu’“une immense défiance s’élève contre tout ce qui semblait auparavant aller de soi et être hors de question, le monde se métamorphose et devient universellement problématique”.4 Mais précisément la réponse philosophique est celle qui s’abstient, contrairement à la religion, de correspondre à des attentes, et de renouer aussitôt avec la familiarité du monde.
Husserl recherche dans l’attitude des Grecs à l’égard du monde la source de l’intérêt de l’homme occidental pour la connaissance : il s’agit d’abord d’un “intérêt vital universel”.5 Cette destination théorétique de l’humanité n’appartient pas à un individu isolé, mais représente une communauté d’intérêts dont il faut encore trouver l’origine non seulement dans une communauté historique, mais dans une origine plus profonde :
ce sont des hommes qui, non pas isolément, mais les uns avec les autres et les uns pour les autres, donc dans un travail communautaire interpersonnel, désirent et produisent la theoria et rien que la theoria, dont le développement et le constant développement […] finit par être reçue dans la volonté avec le sens d’une tâche infinie et totalement commune.
Husserl parle donc d’une attitude théorétique, voulant dire par là “un style fermement établi par l’habitude dans la vie de la volonté, avec les orientations volontaires ou les intérêts qui s’y trouvent prescrits, ainsi que les buts finaux, les prestations culturelles”.6 L’idée d’attitude désigne donc ici la volonté qui s’est conformée à une norme de penser à l’égard de laquelle elle n’a plus la liberté de se détacher. Cette attitude théorétique des Grecs rompt-elle aussi avec l’attitude naturelle qui ne porte pas à s’étonner des événements du monde, mais qui consiste plutôt à les subir ? Le sens de ce changement est essentiel : que gagnent les hommes, en changeant d’attitude ? “Deux cas sont alors possibles. Ou bien les intérêts de la nouvelle attitude veulent servir le intérêts de la vie naturelle ou, ce qui revient pour l’essentiel au même, ceux de la praxis naturelle, et alors la nouvelle attitude est elle même une attitude pratique”.7 Il ne s’agit pas d’un changement pour une raison pratique, au contraire l’attitude théorétique est par définition non pratique : “Elle repose, en effet, sur une épokhé arbitraire de toute praxis naturelle, fut-elle du plus haut niveau, servant à la naturalité dans le cadre de sa vie professionnelle propre”.8 Pourtant un tel changement n’est pas si simple, car l’attitude théorétique doit, outre l’intérêt pratique qui limite son apparition, lutter contre l’attitude religieuse-mythique. Cette dernière semble s’orienter vers un but qui serait la connaissance totale du monde, mais cette pseudo-connaissance reste dominée par les “puissances mythiques”. En fait, le sens ultime de cette attitude religieuse mythique est “de servir l’homme dans ses buts humains, de faire que sa vie mondaine prenne la forme la plus heureuse possible, de la protéger de la maladie, de toutes sortes de destins, de la détresse et de la mort”.9 On doit donc dire que leur but est seulement “mythico-pratique”. L’attitude proprement théorétique, fondée sur l’étonnement, renonce à toutes les explications déjà données, et vise la pure théoria.10 S’il s’agit d’une véritable métamorphose de la manière d’être de l’homme, pour qui l’existence devient subitement problématique, un tel changement peut aussi être justifié dans des raisons proprement économiques ou historiques, comme celles qu’ on associe habituellement au miracle grec. Ces raisons historiques ne retiennent pas Husserl, qui cherche plus profondément “le cheminement de la motivation”, non pas dans la factualité des circonstances, mais dans “l’essence” du changement.
Le passage de la vie naturelle à la vie théorétique est sans doute conditionné par une donnée déjà présente dans la vie naturelle, la “curiosité”. L’analyse des sens de la curiosité permet de dégager en elle le sens d’un supplément :11 elle est parmi les intérêts vitaux, un intérêt qui soustrait l’humanité à la vie naturelle.12 Cette curiosité a d’abord pour effet de nous rendre étranger à la tradition, de nous rendre sensible l’idée “non pas d’une vérité quotidienne prise dans les liens de la tradition, mais d’une vérité qui vaille identiquement pour tous ceux que la traditionalité n’aveugle pas, une vérité en soi ”.13 C’est que cette mutation ne touche pas seulement une élite, mais qu’elle a des répercussions sur toute l’humanité, en tant qu’elle produit un déchirement de la société ; les philosophes, les contemplateurs sont mis au ban de la société dans la mesure où leur attitude met en cause les valeurs traditionnelles ; la philosophie comme activité critique universelle qui naît de l’étonnement est par essence cosmopolite, et en cela elle ouvre nécessairement sur une autre pratique politique. Même du point de vue religieux, l’intérêt théorétique opère des bouleversements en modifiant le sens de la divinité : la philosophie logifie14 les Dieux de la mythologie ; ce changement dans la manière de penser, cet élargissement des points de repère définit le champ du concept d’Europe, qui n’est pas signifiant de façon uniquement géographique, mais comme idée d’un intérêt supranational, évidemment critique ; instrument d’une tâche inépuisable, l’Europe est le sol même de la philosophie et du mode de penser infini qui correspond à l’attitude théorétique.15
Nous nous heurtons toujours à cette évidente difficulté : le sujet individuel dont nous parlons n’est-il pas déjà constitué comme sujet transcendantal, l’humanité grecque des commencements, pénétrée par le souci théorétique, n’est-elle pas l’humanité transcendantale ? Le sujet individuel qui s’interroge sur son sens est-il encore le sujet naturel, ou bien est-ce sa constitution transcendantale qui l’invite à se réfléchir, car il serait alors structurellement construit pour se réfléchir : c’est là le cercle de la motivation ; n’avons-nous pas assisté sans le savoir à la substitution du sujet naturel, au profit du sujet transcendantal ?16 La présupposition transcendantale éviterait de penser un saut incompréhensible. Qu’est-ce qui me pousse à effectuer la réduction, c’est-à-dire à accomplir de façon philosophique cette tendance naturelle qu’est la curiosité ?
Si la motivation à la curiosité est présente dès l’attitude naturelle, elle est elle même naturelle et, en ce cas, on voit mal comment peut se faire, sans un saut, le passage au transcendantal puisque, par nature, l’attitude naturelle, acceptant tout comme allant de soi, résiste devant l’effort requis pour accomplir la réduction. Il n’y aurait pas de motivation contraignante, et opérant la réduction depuis l’attitude naturelle. La motivation à opérer la réduction paraît elle-même transcendantale. Si elle est effectivement elle-même transcendantale, elle présuppose que je suis, moi qui opère la réduction, déjà situé dans l’attitude transcendantale, ou du moins ayant de fait et immédiatement une “ouverture sur le transcendantal” ?17
Il y a, en effet, un paradoxe premier de la réduction, qui saisit un être dont la motivation même suppose la sortie de l’état naturel. L’ambiguité tient dans la possibilité de la motivation,18 qui est ou bien naturelle, ou bien qui implique un saut, même le dépassement de l’habitus naturel, vers une manière d’être impliquant non seulement que le sujet soit déjà disposé à s’interroger sur la structure de la connaissance, mais possède même déjà le point de vue du philosophe.
La réponse de Husserl ne nous satisfait pas, car on doit observer que l’action de la liberté n’est pas ici proprement thématisée. Cherchons alors chez Fichte, dans la perspective de l’idéalisme transcendantal post-kantien, quel rapport il faut établir entre la simple curiosité, forme pré-philosophique du désir de savoir, et la liberté. Essayons de penser avec Fichte la liberté qui fonde la curiosité, c’est-à-dire la source transcendantale de la tendance psychologique et empirique au savoir.
3. La question de la motivation au savoir chez Fichte
Fichte, dans les écrits contemporains de la publication de la Grundlage der gesamten Wissenschaftslehre, nous présente une entrée toute simple dans la réflexion philosophique. Il fait appel à l’héroïsme de la pensée libre, il continue en cela le mouvement révolutionnaire de la critique kantienne, qu’illustrent politiquement les Considérations destinées à rectifier le jugement du public sur la révolution française. La décision de philosopher est d’abord une décision morale. Elle répond à l’exigence de la liberté pratique, c’est la formepar laquelle s’accomplit l’autonomie humaine. Ce sont ces thèmes que Fichte développe dans l’article Sur le désir de la vérité sur la stimulation et l’accroissement du pur intérêt pour la vérité.
4. La tendance au savoir dans l’Essai sur la stimulation et l’accroissement du pur intérêt pour la vérité
Fichte semble considérer que la visée humaine de vérité, qui le porte à méditer sur la source de nos connaissances, serait une pulsion originaire. Cette pulsion hériterait des caractères empiriques qu’on attribue habituellement à la curiosité, dans son manque de retenue, et son absence de pudeur. Mais il ne définit pas cette pulsion, assurant seulement que celui qui se trompe ne veut pas autre chose que la vérité,19 et que sans doute la curiosité se justifierait par l’échec dans la connaissance ou le refus qu’on lui fait subir, de lui montrer le vrai. Si le désir du vrai est une pulsion, “cet intérêt ne peut être créé” mais on peut l’accroitre. Un sujet peut agir moralement sur un autre pour l’inviter à accroitre son intérêt pour la liberté, c’est le propre de la tâche éducative. L’éducation en ce sens développe la curiosité, et Fiche dans ce cas ne penserait pas autrement que Rousseau. Mais vouloir augmenter chez un homme sa puissance de libération, cela suppose qu’il soit préalablement doué de liberté. “On ne peut raisonnablement inviter à agir librement que celui qui a déjà usé de sa liberté”.20 Il n’y a pas, insiste Fichte, de transition claire entre la conscience et la moralité : “Le premier acte de liberté, cet arrachement aux chaînes de la nécessité naturelle, se produit sans que nous sachions comment”.21 Fichte établit d’ailleurs le parallèle exact entre l’acte de la conscience et l’acte de la liberté. “Nous avons aussi peu conscience de notre accession dans le domaine de la moralité que notre premier pas dans le domaine de la conscience”. Cela voudrait-il dire qu’au delà du fait psychologique de la curiosité, il y a un autre fait, le fait de la liberté ? Fait de la liberté par lequel je prends conscience de mon moi, où ma première action consiste à traduire le mouvement de la curiosité dans le constat réflexif de l’existence de mon Moi. C’est une autre manière de dire le principe de la Thathandlung. Mon acte premier a lieu dans la conscience, c’est même le mouvement de la prise de conscience.
Il y a avant l’intérêt théorique, un intérêt pratique qui le conditionne. Mais cet intérêt pratique n’est pas immédiatement synonyme de maturité morale. “Le seul plaisir de l’être fini, c’est le sentiment de l’élargissement du besoin. La règle suprême pour le développement de tout intérêt humain, et donc aussi de l’intérêt pour la vérité, s’énonce par conséquent : satisfais ta pulsion !”.22 Mais comment convertir la pulsion animale pour le plaisir, la curiosité qui peut être complaisance et tendance au plaisir, en désir de la vérité ? D’abord le plaisir animal nous entraîne vers une impasse : peu durable, aisément satisfait et aussitôt renaissant, il s’annule lui-même. Seul l’intérêt pour la vérité procure une satisfaction entière. Mais cet intérêt se porte d’abord vers un objet formel. Désirer le vrai, c’est suivre la maxime du sens commun de Kant, “sois toujours d’accord avec toi-même” ; ce que l’homme désire dans la vérité c’est la régularité, la nécessité formelle qu’elle fonde. Cette maxime appliquée à l’action me fait viser dans chacune de mes décisions la valeur éternelle : “juge de telle manière que tu puisses penser ton mode actuel de jugement comme une loi éternelle pour l’ensemble de tes jugements”.23 Ce désir pour la forme de la vérité nous fait renoncer à tout intérêt personnel concernant le contenu matériel de ce que nous tenons pour vrai ; il doit aussi nous permettre de vaincre la paresse qui occupe aussi le champ de l’esprit. L’esprit humain préfère le plus souvent la facilité de la passivité, plutôt que l’héroïsme d’une pensée libre. Le désir de vérité suppose “effort et abnégation”, en cela la destination philosophique suppose le dépassement du niveau de satisfaction que produit une simple curiosité empirique.
Pour atteindre la vérité, il faut donc un acte de liberté qui nous arrache à la mobilité passive des représentations. Cet acte est un devoir (Sollen), remarque qui nous ramène encore une fois à la liberté comme fondement premier de tout acte de connaissance. “Mais l’homme doit être en accord avec lui-même : il doit former un tout propre et subsistant pour soi. Ce n’est qu’à cette condition qu’il est un homme”. En même temps que nous cherchons la vérité en soi, et faisons un effort pour cela, nous ressentons une satisfaction morale. La recherche de la vérité est donc la découverte du sens de l’autonomie, car cette recherche dépend uniquement des lois de ma pensée. On voit en quoi à travers cette réflexion sur les motivations pour la recherche de la vérité, Fichte dégage finalement la puissance de l’activité du Moi. “Ma force est mienne dans la seule mesure où je l’ai librement produite. Mais je ne puis rien produire en elle si ce n’est sa direction, et c’est donc en celle-ci que consiste la véritable force spirituelle. Une force aveugle n’est pas une force, mais bien plutôt une impuissance. Or cette direction, c’est par ma liberté que je la donne […]. C’est à moi que je dois de me risquer à toute recherche avec fermeté, liberté et audace”.24
L’élévation au dessus du sensible est justifiée d’abord à partir du sensible, par la recherche humaine de la satisfaction des désirs. Mais le sensible se dépasse dans la quête de ce qui échappe au sensible. La curiosité se dépasse elle même par la conscience de la liberté du Moi, qu’elle a permis de révéler dans une authentique liberté pour le savoir, sous la forme du désir pur du savoir. Il faut que ce désir soit guidé par la liberté, pour que le sujet retrouve la liberté et l’autonomie qu’il vise à travers la quête de la vérité. Pour confirmer la supposition initiale selon laquelle l’homme se libère et sort du sensible, que la liberté soit possible à partir du phénomène, il faut définir la condition centrale, la possibilité d’apercevoir dans le sensible la trace de la liberté.
5. La curiosité pour le Moi dans le Rapport clair comme le jour
Le Rapport clair comme le jour donne des indications sur la présence d’un principe de dépassement du sensible, de la donnée phénoménale, de la vie naturelle : dans l’expérience de l’immédiat, la perception de ce qui est là,25 je suis en outre capable de me représenter ce qui n’est pas là, un ami absent, etc. Je me prononce sur ce qui est réel et ce qui ne l’est pas. C’est ce que demande l’“Auteur”au “Lecteur”, de réfléchir sur sa représentation ; la représentation de la réalité ou de l’irréalité d’une expérience tombe dans la réflexion, il y a une expérience de pensée qui élargit le sens premier de l’expérience.26 Cette expérience n’est pas uniquement synonyme de passivité. Ce qui est expérimenté ne se passe pas tout seul, l’expérience n’est pas hors de moi, hors de mon acte,27 Précisément, il y a une activité dans la simple perception, par la suppléance des perceptions absentes.28 Au passage, en changeant de lecteur, l’auteur montre que cette théorie ne peut être comprise par ceux qui persistent dans l’idée d’une réalité en soi29 et qui ne peuvent rendre synonyme réalité, expérience, ou fait de conscience.30
La liberté ou au sens le plus général l’activité qui décidera du passage au niveau théorique, ne m’est pas connue, dans l’expérience immédiate, justement par la faute du sens que je donne à l’expérience. Ce que je prends pour la réalité, c’est ce en quoi je m’oublie moi même, j’oublie mon acte, ce qui me semble venir d’un autre pouvoir que le mien. Comme l’écrit Fichte :
Aucune réalité, quelque nom qu’elle mérite, ne se manifeste à nous que par le fait de l’immersion et oubli de notre moi en certaines déterminations de l’expérience ; c’est cet oubli de nous mêmes qui confère à ces déterminations le caractère de réalité, et d’une manière générale nous procure une expérience.31
La validité donnée à l’expérience est la conséquence de l’oubli de notre être, de notre activité. Mais la boucle réflexive est immédiate et constitutive chez Fichte : on passe si facilement à la conscience de la détermination. Mais la liberté originale sous-jacente se saisit elle même dans son pouvoir sur les représentations, où elles lui apparaissent à la fois comme différentes de lui et soumises à son pouvoir.32 Le sentiment de réalité et de pouvoir naît dans ce conditionnement réciproque .
La curiosité, sous cette forme, produit comme premier objet de ce dégagement de la liberté, et donc de l’arrachement à l’expérience, le concept du Moi. Car même si les déterminations sensibles nous guident, si nous sommes pris comme dans le flux des perceptions et des associations qui s’effectuent automatiquement, ces déterminations fondamentales sont impuissantes à nous tirer irrésistiblement à elles. Nous avons en effet la faculté de dégager notre moi de ces déterminations, de l’élever au dessus d’elles, et de nous préparer ainsi librement à nous mêmes un ordre plus élevé d’expérience et de réalité, ce qui veut dire que je peux m’élever à la conscience de mon état. Passer de la première puissance (l’expérience) à la deuxième (la conscience de soi). La justification de cette capacité réflexive se trouve dans la conscience comme acte ; vivre, c’est agir. La conscience, c’est l’accomplissement de cet acte où je pose ma liberté et en saisis le reflet. Il importe peu que la certitude interne de la liberté soit assimilée à un phénomène de la nature, comme essaie de l’instituer la Destination de l’homme,33 car la liberté est l’objet d’une expérience intime à l’intérieur du monde de la perception.34 C’est là la condition de l’éveil de la conscience.
Si la motivation pour sortir de l’attitude naturelle et se consacrer à la refondation du savoir est caractérisée comme une tendance liée à l’essence même de l’humain, il faut alors lui trouver une cause pratique. C’est en réalité la tendance à la liberté qui fonde la disposition à la connaissance. Mais de la tendance à la libération et de l’intérêt à la possession de la vérité jusqu’à la pratique effective de la liberté et de la connaissance effective de la vérité, il y a une grande distance que l’examen de la motivation ne révèle pas. Il apparaît que la motivation au savoir, au delà de sa présentation empirique et psychologique sous la forme de la curiosité, est donc moins chez Fichte et Husserl une détermination du monde naturel, qu’une rupture qui est suscitée par la volonté même de s’extraire des limites actuelles de la connaissance. Le désir de savoir n’est pas une simple pulsion, il n’est pas “naturel” dans la mesure où il exige de dépasser la passivité qui définirait le rapport premier de l’homme naturel avec le monde. La démarche de Fichte paraît beaucoup plus radicale dans ce contexte, car il pense l’unité de la liberté et de la vérité dans un seul acte, qui est un acte de libération conscient de lui-même. En ce sens, cet acte est moins l’héritage d’une disposition comme chez Husserl (un habitus naturel ne suffisant d’ailleurs pas à expliquer la rupture avec le monde contenue par la vocation au savoir), qu’une décision réflexive, qu’un commencement absolu.
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Les références à Husserl sont données l’édition des Husserliana, abréviation: HUA, numéro du tome en chiffres romains, puis numéro de page; pour Fichte les références sont données dans l’édition de la Gesamtausgabe de l’Académie de Bavière, abréviation GA, puis numéro de série, puis tome dans la série, puis page du tome. ↩︎
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On pense ici évidemment au paradoxe du Ménon, 80d. ↩︎
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Eugen Fink, Autres rédactions des Méditations cartésiennes, (VI° Cartesianische Meditationen teil 2 (p. 29), trad F. Dastur et A. Montavont, éd Million, Grenoble 1998, p. 46: “la phénoménalisation du monde, telle qu’il nous faut l’accomplir au cours de l’explication préliminaire de notre visée de la philosophie comme science universelle, est un processus si étranger à la vie courante que non seulement sa signification philosophique possible, mais même sa motivation demeurent”. ↩︎
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Ibid. p. 30; trad. Fr. p. 48: “c’est la même motivation qui est la plupart du temps à la base des expériences religieuses du monde qui tout en questionnant au delà du monde le thématisent pourtant lui même et le font expérimenter dans son caractère totalement incompréhensible et énigmatique comme ce qui forme l’ensemble de notre situation. La signification philosophique de cette motivation est immense, en elle la vie mondaine naturelle vise pour la première fois l’absolu fondement originaire du monde et conduit ainsi à la première préconception de l’absolu”. ↩︎
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Ibid. p. 33; trad. Fr. p. 51. ↩︎
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“Mais c’est seulement chez les Grecs que nous trouvons un intérêt vital universel (cosmologique) sous la forme essentiellement nouvelle d’une attitude purement ”théorétique“, et chez eux aussi seulement en tant que forme de communauté dans laquelle cet intérêt déploie ses effets pour des raisons intrinsèques, la communauté essentiellement nouvelle des philosophes et des savants (des mathématiciens, astronomes)” Krisis la conférence de Prague, HUA VI 325, trad. éd. Gallimard, Paris 1976, p. 359. ↩︎
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HUA VI 326, trad. Fr., p. 360. ↩︎
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HUA VI 328, trad. Fr., p. 362. ↩︎
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HUA VI 328, trad. Fr., p. 362. ↩︎
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HUA VI 331, trad. Fr., p. 365. ↩︎
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HUA VI 331: “L’homme se trouve saisi par la passion d’une considération et d’une connaissance du monde qui se détourne de tous les intérêts pratiques et qui, dans le cercle fermé de son activité de connaissance et des moments à elle consacrés, ne produit ni ne désire rien d’autre que la pure théoria. En d’autres termes, l’homme devient un spectateur désintéressé, un regard jeté sur le monde, il devient philosophe”. ↩︎
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On pense à l’expression de Rousseau, notamment dans les Confessions, “le supplément qui trompe la nature”, et qui arrache l’homme à l’obéissance à l’ordre naturel. ↩︎
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HUA VI 331, trad. Fr., p. 366: “L’intérêt théorétique à son apparition, en tant qu’un tel taumatzein, est manifestement une dérivation de la curiosité qui a originellement son siège dans la vie naturelle, en tant que brèche dans le cours de la ”vie sérieuse“, soit comme achèvement d’intérets vitaux formés dès l’origine, soit comme regard jeté par jeu autour de soi, lorsque les besoins immédiatement actuels de la vie sont satisfaits ou que les heures de travail sont révolues”. ↩︎
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HUA VI 331, trad. Fr., p. 366. ↩︎
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Krisis HUA VI 336, trad Fr., p. 370: “Dans le procès général d’idéalisation, qui procède de la philosophie, Dieu est pour ainsi dire logifié, il devient le porteur du Logos absolu”. ↩︎
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Krisis HUA VI 336, trad Fr., p. 370: “Dans cette omni-société, idéalement orientée, la philosophie elle-même conserve la fonction directrice et elle conserve ses tâches infinies particulières; elle conserve la fonction d’une réflexion théorétique, libre et universelle, qui englobe aussi tous les idéaux et l’idéal du tout: elle est l’universum de toutes les normes. Il est constant, dans une humanité européenne, que la philosophie ait à exercer sa fonction comme étant la fonction archontique de l’humanité entière”. ↩︎
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Il faut remarquer que le transcendantal est l’enjeu d’une difficulté qui tient à l’exposé même d’une phénoménologie globale; c’est que le transcendantal n’est pas la dimension des simples conditions de possibilité, mais il est pris dans une dimension réflexive, où il sert les intérêts de la liberté. ↩︎
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Cfr. Luc Claesen, Présentification et fantaisie in “Alter”, 4 (1996), p. 152. ↩︎
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Ibid, p. 152: “L’épokhé est l’actualisation de la possibilité pure de transformer toute réalité effective, donnée comme présente ou présentifiée, en son ”image“ comme fictum. […] il n’y a donc pas seulement liberté absolue dans cette attitude de neutralité, mais aussi liberté absolue de prendre cette attitude; l’accomplissement de l’épokhé est tel qu’il suppose déjà la liberté de l’épokhé. Comme tout ce qui se réalise dans une liberté absolue, l’épokhé se produit comme immotivée et immotivable, comme arbitraire et gratuite: puisqu’elle est possible à valeur égale à partir de n’importe quelle réalité, il n’y a aucune réalité concrète qui puisse la motiver suffisamment”. ↩︎
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GA I 3 83: “l’intérêt pour la vérité se fonde sur l’une de nos pulsions (Trieb)” (trad. Fr., éd. Vrin, Paris, p. 175). “Nul ne veut se tromper et celui qui erre tient son erreur pour vérité”. ↩︎
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GA I 3. 83, trad. Fr., A. Valensin dans Fichte, Rapport clair comme le jour et autres textes, éd. Vrin-reprise, Paris 1985, p. 176. ↩︎
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Voir G. A. I 3, trad. Fr., p. 102: “L’homme vise nécessairement à trouver de la rationalité hors de lui; il a pour cela un instinct qui se manifeste de façon suffisamment claire en ce que l’homme est même enclin à attribuer vie et raison aux choses inanimées. Des preuves s’en trouvent couramment dans les mythologies et dans les représentations religieuses de tous les peuples, etc”. Fichte ajoute que notre désir de rationalité fonde d’abord notre désir de vérité et que la rationalité consiste d’abord dans notre désir de maîtriser les choses de la nature. Est rationnel ce qui nous convient, c’est-à-dire ce qui suit les fins que nous poursuivons. L’homme définit ainsi la valeur des choses et des autres hommes. En effet, en ce qui concerne les autres hommes, ils sont considérés d’après ce critère premier de la rationalité: à savoir s’ils s’opposent aux fins que nous poursuivons, ou s’ils s’y opposent. Fichte (en G. A. I. 3, trad. Fr., pp. 101-102) définit ainsi les conditions du rapport intersubjectif et l’origine du Droit naturel. ↩︎
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(befriedige deinen Trieb!) GA I 3. 84, trad. Fr., cit. p. 176. ↩︎
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GA I 3. 84, trad. Fr., cit. p. 177. ↩︎
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GA I 3 90, trad. Fr., cit. p. 185. ↩︎
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Le Rapport clair comme le jour, adressé au grand public sur le caractère propre de la philosophie nouvelle, 1801 (GA I, 7), traduction Auguste Valensin, éd. Vrin-reprise, Paris 1985. ↩︎
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GA I 7, p. 197. ↩︎
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GA I 7, p. 199: “ainsi en fin de compte, ce qui est réel, ce qui est expérimenté vraiment comme un fait, c’est ce en quoi tu t’oublies toi-même”. (Pour le sens très large de l’expérience, voir p. 21 la note du traducteur). ↩︎
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GA I 7 201: “Mais, si tout de même que tu n’as pas regardé ta montre, tu n’avais pas discuté, la discussion se serait-elle déroulée, sans que tu le saches et y contribue, comme ont avancé les aiguilles de ta montre”. ↩︎
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Voir GA I 7 201. ↩︎
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GA I 7 202. ↩︎
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GA I 7 204. ↩︎
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GA I 7 202. ↩︎
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GA I 7 203: “(ces déterminations) sont les véritables racines; ce qui les caractérise, c’est qu’elles se font elles mêmes, qu’elles se déroulent d’elles mêmes, qu’on n’a qu’à s’y livrer, qu’à se laisser prendre par elles pour se les approprier, en faire le contenu de son expérience réelle; la chaîne de ces déterminations, on peut à volonté la laisser tomber, la reprendre, et dans un sens comme dans l’autre à partir de n’importe quel point suppléer à ce qui manque”. ↩︎