De quelques implications phénoménologiques de la notion de figure christique : Hans Urs von Balthasar et Jean-Luc Marion

1. Introduction

Même si elle n’est plus guère reconnue dans le paysage universitaire français,1 la théologie chrétienne est une discipline deux fois millénaires et l’on aurait tort de ne plus s’intéresser à elle et de l’enfermer trop vite dans le carcan des sciences inobjectives parce que guidées en premier lieu par un acte présupposée irrationnelle, en l’occurrence la croyance ou, plus précisément encore, la foi. Il ne faut pas oublier que, pendant vingt siècles, c’est la théologie qui a nourri la philosophie, même si, il est vrai, ce fut souvent pour la contenter au rang de servante, comme en témoigne la fameuse maxime de Saint Thomas d’Aquin : philosophia ancilla theologiae. Dans cet article, je voudrais donc procéder à une sorte de réhabilitation de la théologie qui, je crois, peut se révéler d’une pertinence irréductible pour penser certains problèmes à caractère philosophique. Mais plus encore, je souhaite ici associer théologie et philosophie par le truchement d’une discipline qui me semble pouvoir les faire se réunir en vue d’un dialogue profondément fécond. Je fais référence ici à la phénoménologie, un courant apparu fin XIXe début XXe dans le creuset de la psychologie de Franz Brentano et qui a acquis ses lettres de noblesse avec Edmund Husserl. Pour schématiser, on peut dire que la philosophie est initialement guidée par une ambition critique et que la théologie, elle, est guidée par une ambition religieuse. Cette opposition peut paraître problématique, voire insurmontable, et, en apparence, elle semble interdire la possibilité du dialogue précité. Mais ce n’est qu’en apparence seulement, car la phénoménologie va se révéler être un conducteur de grande valeur dans la construction d’une communication entre philosophie et théologie. Une première caution à cette idée peut être trouvée au § 139 des Ideen I de Husserl, dans lequel celui-ci reconnaît dans toute croyance ou avec elle une certaine forme de rationalité :2

Nous n’avons pas oublié la relation spéciale des modalités doxiques à la proto-doxa : c’est à elle que toutes renvoient. Considérons d’autre part les caractères rationnels qui appartiennent à ces modalités : toute de suite s’impose l’idée que toutes, quelque soit par ailleurs la différence des matières et des soubassements de la motivation, renvoient si l’on peut dire à un caractère proto-rationnel qui appartient au domaine de la proto-croyance correspondante : elles renvoient à l’évidence originaire et finalement parfaite. Il est remarquable qu’entre ces deux façons de renvoyer à l’originaire il existe une profonde solidarité eidétique.

Il est en effet remarquable, mais aussi rassurant pour les philosophes que nous sommes, qu’à la foi originelle corresponde une rationalité originelle et que les deux soit liées par une loi d’essence. Il faut y voir une certaine communauté intentionnelle entre phénoménologie et vécu religieux qui va nous permettre de construire dans ce qui suit un réel itinerarium phaenomenologicum mentis ad Deum basé sur la notion qui nous occupe : celle de figure. Et pour nous aider à tracer cet itinéraire, il nous a semblé nécessaire de convoquer les réflexions d’une personnalité cruciale de la théologie contemporaine.

Le père suisse Hans Urs von Balthasar (1905-1988)3 est en effet l’un des plus importants théologiens catholiques du XXe siècle. Il est l’auteur d’une œuvre monumentale où se croisent et dialoguent exégèse scripturaire, systématique, poésie et philosophie. Son maître ouvrage, Herrlichkeit, se décompose en trois sommes conséquentes : une esthétique théologique, une théo-dramatique et une théo-logique. Le dénominateur commun à ces trois ouvrages est sans conteste l’essai de constitution d’une théologie de la révélation au cœur de laquelle réside la notion de figure [Gestalt] . Dans l’œuvre de Balthasar, cette notion résiste fondamentalement à la définition et ne peut jamais être véritablement fixée. Est-ce là un obstacle à la réflexion ? Il semblerait que non puisque c’est précisément au titre d’ineffable ou d’indicible qu’elle peut se présenter comme la clé herméneutique de l’œuvre du théologien et de sa compréhension de la révélation. On remarque de surcroît que si, chez Balthasar, la figure se démultiplie sans cesse — figure spirituelle, figure de vie, figure de la beauté, du vrai, du bien, etc. -, toutes ces expressions entretiennent un rapport essentiel à la figure archétypale du Christ.

Il serait présomptueux de prétendre donner une présentation exhaustive de la notion de figure dans les écrits de Balthasar qui, fait assez exceptionnel pour être remarqué, comportent une bonne dizaine de milliers de pages. On se contentera donc d’en livrer quelques aspects seulement, avec pour but directeur la tentative d’une brève analyse théologique de la notion de figure christique et de ses implications phénoménologiques. Pour ce faire, on se servira surtout du premier volume de La Gloire et la Croix de Balthasar,4 c’est-à-dire son esthétique théologique, opportunément sous-titrée « Schau der Gestalt », expression que l’on peut traduire « Vision ou révélation de la figure ». Avant d’entrer dans le vif du sujet, il faut préciser que, de l’aveu de Balthasar lui-même, la phénoménologie comme courant historique de la philosophie « n’a jamais exercé la moindre influence sur lui ».5 Mais on est en droit d’en douter au regard de son œuvre qui, d’une part, témoigne d’une excellente connaissance de penseurs tels que Husserl, Max Scheler, Georg Simmel ou Edith Stein et qui, d’autre part, semble entretenir une dette ambiguë à l’endroit de l’existentialisme de Martin Heidegger.6 Ce qu’il va donc falloir tenter de montrer, en un sens contre Balthasar, c’est que sa notion de figure se prête formidablement bien à une réception ainsi qu’à une interprétation phénoménologique.7 Nous vérifierons cette thèse en deux temps : dans un premier moment, je présenterai le concept balthasarien de Gestalt en insistant sur son cadre christologique et son intégration à une forme inédite de doctrine de la perception ; puis je tenterai de rapprocher ce même concept de l’entreprise du phénoménologue catholique contemporain Jean-Luc Marion et de son analyse des phénomènes dits « saturés ».

2. Christologie de la figure : fondations et système

Dire que la notion de Gestalt est centrale dans l’œuvre de Balthasar ne suffit pas. Il faut aussitôt rajouter qu’elle est l’alpha et l’omega de sa pensée. En reprenant cette métaphore biblique, je cherche à signifier que la figure tient chez Balthasar le rôle que le Christ tient dans l’évangile de Saint Jean. Et si tel est le cas, c’est précisément parce que, comme je l’ai évoqué plus haut, le Christ est lui-même l’archétype de toute figure. Ainsi, pour comprendre la pensée balthasarienne de la Gestalt, il faut nécessairement avoir un aperçu préalable de sa christologie. Du point de vue de l’histoire de la théologie, on peut peut-être rattacher Balthasar à l’œuvre entreprise par l’autre grand théologien catholique du 20ème siècle que fut Karl Rahner. Pour ces deux penseurs, il s’est agi de compléter la christologie classique, d’ordre essentiellement ontologique, par une christologie existentielle.8 Il ne faut pas comprendre par là une « anthropologisation » mais, au contraire, une « re-théologisation » de la christologie philosophique marquée depuis le moyen âge et l’idéalisme allemand par de profondes spéculations métaphysiques, au point d’en avoir presque oublié son fondement même.9 Il faut ramener la christologie à son centre, qui se résume pour Balthasar à la parole de Paul dans la première Épître au Corinthiens (2, 2) : « Car je n’ai rien voulu savoir parmi vous que Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié ».10 De cet axiome découle tout le reste, et notamment le rapport que l’on pourrait qualifier de réciproquement transcendantal du Christ et de l’histoire : « l’histoire en général comme condition de possibilité de l’existence historique du Christ, et l’existence historique du Christ comme condition de possibilité de l’histoire en général ».11 Balthasar est ici, à son insu, très proche de la phénoménologie d’un Heidegger qui cherche à comprendre non pas l’existence dans l’histoire, ce qui relève encore d’une conception historiciste, mais l’existence comme histoire. Il y une historicité immanente à toute vie et nous sommes donc nous-mêmes une histoire se faisant — comme dirait le phénoménologue belge Marc Richir. Si « le Christ est la clé non seulement de l’interprétation du monde, mais aussi de la connaissance de Dieu », c’est parce qu’il est « le cœur et la norme de toute historicité ».12 Comme rien n’apparaît en dehors de l’histoire, et que tout apparaît comme histoire, « c’est précisément l’existence temporelle et historique du Christ qui va constituer l’explicitation visible de la forme d’existence du Dieu Trinité (Jn 1, 18) ».13

Cette idée peut être reformulée en des termes plus concrets. Lorsque les chrétiens se demandent comment rencontrer Dieu, « il leur faut bien à un moment ou à un autre évoquer un homme concret : Jésus de Nazareth. Bien plus, il faut dire qu’ils le reconnaissent comme Christ et Seigneur, comme la forme sensible de Dieu en ce monde ».14 Et « aux yeux de Balthasar, le discernement authentique d’une forme passe par la considération de l’être humain réel ».15 La position de Balthasar est ici difficile à situer dans le paysage théologique en ceci qu’il semble opérer, dans le cadre de sa christologie bien spécifique, un dépassement ou une relève, au sens hégélien d’une Aufhebung, de la scission classique entre le Jésus de l’histoire et le Jésus crucifié des récits évangéliques qui a occupé la grande majorité des débats aux XIXe et XXe siècle.16 Une autre question est de se demander comment il réussit ce tour de force. Et la réponse se rencontre sans peine à la lecture de sa trilogie et notamment de l’Esthétique théologique. Pour les théologiens purs et durs, il fait peu de doutes que l’entreprise de Balthasar relève d’un genre inédit de « théologie fondamentale ».17 Mais pour les théologiens davantage versés dans la philosophie, voire dans la phénoménologie elle-même, il semblerait que l’Esthétique théologique relève aussi d’un certain type de philosophie de la connaissance, donc d’une certaine doctrine de la perception ou, pour aller plus loin, d’un genre unique d’épistémologie théologique. Ce sur quoi tout le monde s’entend cependant, c’est que l’Esthétique théologique de Balthasar s’appuie sur un concept fort de Révélation.

Quoiqu’il en soit, cette discussion n’est qu’un prétexte pour rentrer dans le détail des analyses balthasariennes. Le point de départ de notre théologien, c’est la distinction médiévale entre les différents type de transcendantaux, c’est-à-dire entre différentes catégories capables de subsumer les déterminations ontologiques des objets, qu’ils soient religieux ou non. Dans les sommes et les traites traditionnelles, le nombre des transcendantaux est rarement fixé, mais l’on retrouve souvent l’un (unum), le vrai (verum) et le bien (bonum). À notre connaissance, le statut transcendantal de l’unum n’est pas nié par Balthasar, mais il est probable que son caractère englobant et fondateur pour le monothéisme qu’est le christianisme lui assure un statut particulier. Par conséquent, il n’apparaît pas dans sa triade propre et se trouve remplacé par le beau (pulchrum). Dans le même temps, le vrai et le bien sont pour leur part conservés mais placés après le beau à qui revient de fait la primauté — et non l’exclusivité — dans la recherche et la découverte de Dieu. On ne va s’attarder ici sur les débats scolastiques et néo-scolastiques concernant le caractère transcendantal ou non du beau.18 On se contentera de noter que la position de Balthasar tentant de lire « la théologie chrétienne à la lumière dutroisième transcendantal » qu’est le beau passe pour un « coup de force théorique »19 s’autorisant d’une longue liste de penseurs, « depuis Homère et Platon jusqu’à Goethe, Hölderlin, Schelling et Heidegger, en passant par Augustin et Thomas ».20 Pour ces derniers, « le beauté est la propriété dernière et récapitulative de l’Être dans sa globalité et comme tel, son ultime puissance mystérieuse de rayonnement ».21 Et pour cette raison, d’un point de vue perceptif, c’est donc à elle que nous avons affaire en premier lieu.

En d’autres termes, le beau exprime ou révèle quelque chose de Dieu que les autres transcendantaux ne disent pas ou pas explicitement. « L’entrée par l’esthétique peut paraître inhabituelle, arbitraire ; elle n’en reste pas moins la seule pertinente » déclare Balthasar. Car « elle seule peut percevoir le Divin comme tel, sans le perturber d’emblée par un rapport de finalisation vers le cosmos ou vers l’homme ».22 En plus de nous aider à cerner la vision balthasarienne de la beauté, ces réflexions nous aident à comprendre que notre théologien « envisage une doctrine du beau qui n’a de sens que comme voie d’accès à Dieu ».23 C’est parce que « Dieu, par lui-même, et antérieurement aux structures anthropologiques, a pris une figure, et s’est laissé voir, touché, entendre »24 que le beauté, « plus directement sensible que le Vrai et le Bien »25 est requise par Balthasar pour la compréhension de ce qu’est une figure. Et c’est en cela que son esthétique est résolument théologique et que son concept de figure ne doit rien aux théoriciens de l’esthétique que sont par exemple Baumgarten ou Schiller, bien que ces derniers aient conforté a posteriori ses analyses.

À partir de cette dernière remarque, il devient enfin possible de s’interroger sur le rapport ambivalent de l’esthétique balthasarienne à l’esthétique kantienne, laquelle possède une dimension transcendantale avérée,26 et de s’introduire ainsi au cœur de la problématique de la Gestalt. En faisant du beau un transcendantal au même titre que le vrai ou le bien, Balthasar s’aligne sur l’esthétique transcendantale de Kant, bien qu’il ne se revendique jamais clairement de celle-ci et préfère invoquer, en bon catholique, quelques passages de Thomas d’Aquin qui vont en ce sens ; des passages au demeurant bien rares.27 Mais il ne faut pas oublier que Balthasar tente également de montrer, contre Kant cette fois, que « l’esthétique n’est pas seulement subjective, mais renvoie à une forme objective » pouvant être assimilé à la figure du divin elle-même.28 Cette tension entre le subjectif et l’objectif est comme nécessaire à l’entreprise de Balthasar, qui cherche à maintenir entre l’un et l’autre une saine concurrence, et même une complémentarité dans le cadre de sa doctrine esthético-théologique de la perception de la figure. À ce sujet, c’est le phénoménologue Jean-Yves Lacoste qui nous fournit les meilleures explications. Je le cite un peu longuement, mais je crois que le passage en vaut la peine, aussi parce que je le reprends à mon compte :

Le premier volet du triptyque balthasarien se présente comme une théorie théologique de la perception : comme une “esthétique théologique”. À partir d’intuitions proches des développements de Karl Barth sur la beauté de Dieu, Balthasar propose un concept, celui de “figure”. “Figure”, c’est la totalité perceptible de la manifestation divine ; “figure”, c’est l’œuvre révélatrice de Dieu telle qu’elle se perçoit comme se perçoit l’œuvre d’art […] Chez Balthasar, […] la question […] est celle du passage qui conduit du voir au percevoir. Il y a en effet à voir en abondance. Dans ses Écritures et dans sa liturgie, la communauté des croyants ne cesse de tenir le langage de la mise en lumière. Rien, bien sûr, ne contraint à croire. Mais entre le “voir” et le “percevoir” s’insère en quelque sorte un moment médiateur, celui que l’on pourrait nommer le “bien voir” […] Bien voir, ce sera voir le visible en sa totalité, et être séduit par cette totalité. Ce sera voir cette totalité telle qu’elle s’organise et se structure. Ce sera acquérir quelque précompréhension d’une crédibilité. Percevoir, ce sera alors entrer dans le domaine d’une double évidence : évidence subjective et évidence objective. Qui dit évidence dit expérience de la vérité, qui dit évidence avec Balthasar dit expérience de la manifestation. Évidence objective : il y a assez de lumière pour être incité à croire. Évidence subjective : nous avons des yeux pour percevoir ce qu’Écritures et liturgie mettent en lumière. Le concept de figure peut alors aisément recevoir une interprétation phénoménologique. Il peut y avoir apparition dans l’élément de la présence, avons nous dit, il peut aussi y avoir apparition dans l’ordre de l’attente, et il peut y avoir apparition dans l’ordre de la mémoire : il y a phénoménalité dans les trois cas. Or “figure”, chez Balthasar, dit comment apparition il y a dans l’élément de la mémoire. Apparition dans l’élément de la mémoire, ou du mémorial, mais bel et bien apparition, donation d’un réel à la conscience. L’un et l’autre, évidence objective et évidence subjective, pèsent d’un même poids, et c’est dans l’entre-deux de la donation et de sa réception en conscience que se trame l’acte de foi. Cet acte, d’autre part, se trame aussi dans l’entre-deux, ou dans le différend, de la lumière et de l’obscurité. Un “voir” qui n’accède pas au “percevoir”, rien n’est d’expérience plus commune. Le visible avec lequel traite l’acte de foi, témoignages scripturaires, commentaires scripturaires, liturgie, est pour la perception. Mais il ne la contraint pas […] il n’y a pas de saut, chez Balthasar, entre le voir et le percevoir. Mais pour que la totalité glorieuse de la figure soit reçue comme figure de la manifestation divine, il faut, à défaut de sauter, accéder à une intelligence théologale de la figure, à sa juste interprétation. Il faut que l’évidence objective soit celle de l’œuvre de Dieu parmi les hommes. Il faut que l’évidence subjective soit le fait d’une conscience qui reconnaît dans une apparition l’apparition même de Dieu.29

Je crois que l’on ne peut trouver d’interprétation plus phénoménologique de la notion balthasarienne de figure et de son contexte doctrinal sur le plan de la perception. En mêlant intimement le vocabulaire de la phénoménologie à celui de la théologie, il entend montrer que le concept de figure ne peut pas être enfermé dans le carcan d’une prétendue science inobjective, comme je le précisais en introduction. La figure n’est pas donc pas seulement transcendantale ; elle est également transcendante, en ceci qu’elle résulte du mouvement de cette double évidence, objective et subjective, que décrit Lacoste et qu’elle la dépasse finalement.

Par cette notion d’évidence, on rejoint parfaitement la phénoménologie, et notamment celle de Husserl. Comme on le sait, pour ce dernier, l’accès aux essences s’accomplit par l’opération bien spécifique qu’est la réduction phénoménologique, laquelle peut être assimilée à « une libération du regard qui, pour la première fois, nous permet de prendre en vue non seulement la totalité des choses […] mais aussi la phénoménalisation, i. e. la manière dont les choses apparaissent en “chair et en os”, avec l’évidence propre à leur mode d’apparaître ».30 Or pour Balthasar, l’accès à la figure s’accomplit lui aussi par une série de réductions, notamment cosmologique et anthropologique,31 qui passent pour autant des réductions phénoménologiques et dont le but n’est rien d’autre que d’atteindre à la perception évidente de la totalité du visible tel qu’il nous est donné, i. e. sous la forme de différentes figures et, éventuellement, de l’ultime figure conçue non plus comme un génitif objectif ou subjectif mais comme un génitif mystique (genitivus mysticus). Pour Husserl, « il y a évidence lorsque l’objet est non seulement visé mais donné ».32 Pour Balthasar, il y a évidence lorsque la figure est non seulement vue mais perçue. On doit en conclure que l’évidence, qu’elle connote l’essence ou la figure, s’assimile à la présence en personne et « ne relève d’aucun subjectivisme ».33 En même temps, comme le soulignait Lacoste, elle est toujours conforme à un vécu de conscience. Pour la phénoménologie eidétique de Husserl comme pour l’esthétique théologique figurale de Balthasar, « l’évidence n’est donc pas une simple forme de la connaissance, mais le lieu d’une présence à l’être ».34

Toutes ces explications qui confortent la communauté intentionnelle entre phénoménologie et esthétique théologique laissent cependant encore bien des choses dans l’ombre concernant cette mystérieuse notion de figure. S’il est vrai que celle-ci n’est pas la simple forme d’une connaissance, comment passe-t-on exactement de cette forme, la vision, à la figure elle-même, c’est-à-dire la perception de la révélation ? Lacoste a en un sens déjà répondu en expliquant qu’il s’agissait de rentrer, par le biais de l’acte de foi, dans le double mouvement de l’évidence. Mais, comme il l’a laissé entendre, ce mouvement n’est pas simple, et l’évidence elle-même est une structure d’arcane dont les fondements doivent faire ici l’objet d’une interprétation explicitante.

En invoquant le vocabulaire phénoménologico-théologique de la manifestation, Lacoste nous aide à faire un pas vers cette nouvelle explication. La perception de la figure n’est possible qu’en tant que cette dernière, initialement, se manifeste ou se donne à voir. Or, au commencement, c’est la forme qui est donnée, et non directement la figure. Il s’agit donc en premier lieu de réfléchir au discernement de la forme. On peut illustrer cela par une expérience relativement concrète : « si nous distinguons une forme parmi d’autres, c’est précisément en raison de son éclat particulier, de sa vitalité » et « en raison de l’unité de sa beauté » ; c’est parce que « son apparition s’est imposée, selon sa splendeur propre ».35 Mais cette splendeur n’est pas la caractéristique de la forme elle seule ; elle résulte plutôt de notre rencontre avec elle et de l’expérience dynamique et vivante que nous sommes en mesure d’en faire. L’évidence objective de la vision n’acquiert de valeur que si elle est corroborée par l’évidence subjective et vivante de la perception. Lorsque cette rencontre entre ces deux types d’évidence se produit, alors on peut dire que l’on a véritablement affaire à une figure, en tant que celle-ci se définit comme une forme conforme à la vie manifestée.36 Ce qu’il faut retenir ici, c’est que la notion de figure intervient pour désigner une phénoménalité que la notion de forme n’arrive pas a fixer, précisément en raison de son dynamisme et de sa vitalité. Alors que la définition de la forme est figée et verrouillé par la théologie scolastique, la figure de l’esthétique théologique balthasarienne est capable de plus de fluidité et ainsi de suivre la phénoménalité de la révélation là où la forme s’arrête pour ne pas outrepasser sa définitions et ses prérogatives ontologiques étriquées.37

Maintenant, il faut tout de même préciser que tous les types de figures possibles ne sont pas assimilables à la figure ultime ou globale (Gesamtgestalt) recherchée par l’esthétique théologique de Balthasar. Il existe par exemple dans la littérature, dans la philosophie et même dans la théologie des figures qui ne sont pas totalement accomplies en tant qu’elles tirent soit trop vers l’individuel, soit trop vers l’universel, ou bien qu’elles sont soit trop abstraites, soit trop concrètes. Pour ces figures là, il est encore impossible de parler de « totalité glorieuse » reçue « comme figure de la manifestation divine » (Lacoste). Aux yeux de Balthasar, une figure, une seule, possible à l’intérieur d’une expérience elle aussi unique, permet d’arriver à ce résultat. Et cette figure, ce n’est pas un secret puisque j’en ai parlé dès mon introduction, c’est la figure christique dont il n’y a d’expérience pleine et réelle qu’esthétique. Dans le cas de Jésus Christ, « l’expérience esthétique unit la figure individuelle la plus concrète à la signification la plus universelle possible ».38

Là encore, nous sommes en plein milieu d’une adéquation de facture phénoménologique : décrire et comprendre la structure d’apparition d’un concrétion individuelle dans sa signification universelle est une partie du programme que se fixe déjà Husserl dès le § 15 des Ideen I. Pour Balthasar, l’individu husserlien — i. e. « le ceci-là dont l’essence matériel est un concret »39 —, c’est Jésus Christ lui-même. À cette différence près que ce dernier se définit tout aussi bien par une essence spirituelle qui joue également un rôle important dans la phénoménalité qui est la sienne, puisque la figure de Jésus Christ est, selon la formule consacrée, « l’expression visible du Dieu invisible ». « Identifier dans une même existence des oppositions foncières — sans pour autant les confondre, voilà ce que la figure par excellence »,40 celle du Christ, nous aide à réaliser. Pour résumer brièvement les caractéristiques de la Gestalt christique, on peut dire que celle-ci est en réalité « l’expression de l’absolu, la révélation qui part de soi mais “renvoie” à son essence et à sa profondeur constitutives. Et dans cette révélation, le contenu (Gehalt) est identique à la figure qui l’exprime (Gestalt) ».41 Balthasar ne lasse jamais d’insister sur le fait que cette analyse spéculative de la figure se trouve corroborée par les Écritures elles-mêmes. En effet, « le Nouveau Testament imprime à la Gestalt toute sa signification : mystère de l’incarnation de Dieu visuellement perçu par le croyant dans l’autoprésentation que Jésus fait de lui-même ».42 Et à l’expression de la figure dans les multiples métaphores néotestamentaires du logos et de la gloire correspond la foi compris comme connaissance adéquate et cohérente du contenu des Écritures.

Dans un article référence sur le sujet qui nous occupe, Jean-Yves Lacoste avait tenté de montrer comment s’opérait, dans l’œuvre de Balthasar, le passage « du phénomène à la figure ».43 Nous voudrions maintenant, en compagnie de Jean-Luc Marion, faire le chemin inverse et montrer quelques implications du « retour » de la figure au phénomène. Par ce dernier segment de réflexion, nous entendons montrer, en un sens contre Balthasar, la convertibilité de l’esthétique théologique et de la phénoménologie de la donation.

3. Le phénomène du Christ comme phénomène « saturé » et sa portée herméneutique

Jean-Luc Marion est un philosophe et phénoménologue français, enseignant à l’université Paris IV ainsi qu’à l’université de Chicago, où il a succédé à Paul Ricœur. Marion est un penseur somme toute singulier en ceci qu’il est d’abord un spécialiste de Descartes et du cartésianisme et que ce n’est que sur le tard qu’il s’est intéressé à la phénoménologie. Toutefois, il est en train, aujourd’hui encore, de construire une œuvre de la plus grande importance dans cette discipline. Comme il ne sert à rien de s’embarrasser de trop de détails biographiques, je voudrais insister sur le fait que Marion est un penseur qui ressemble à beaucoup d’égards à Balthasar. Leur premier point commun, et c’est peut-être le plus important, est culturel et cultuel : je fais référence ici à leur catholicisme. Ensuite, il faut également préciser que, à l’instar de Balthasar, Marion es un écrivain prolifique qui s’est interrogé aussi bien sur la théologie, que sur l’histoire de la philosophie et la phénoménologie. Ce sont là les trois axes majeurs de sa pensée qui font de lui un auteur interdisciplinaire. Cependant, à l’inverse de Balthasar cette fois, Marion a toujours distingué clairement ces trois domaines de recherches, bien qu’il ait maintes fois cherché à les faire dialoguer. Alors que, chez Balthasar, tous les chemins, y compris la philosophie, mènent à une théologie monumentale, Marion veut sauvegarder la spécificité de la philosophie et son effet régulateur vis-à-vis de la théologie. Enfin, bien qu’ils ne soient pas de la même génération, Balthasar et Marion ont parfois eu l’occasion d’échanger quelques idées. Même si ces échanges sont demeurés rares, Balthasar a tout de même eu l’occasion de mettre en garde Marion quant à son projet d’une pensée de « Dieu sans l’être », selon lui trop dépendante de Heidegger.44 Marion, de son côté, a toujours été relativement élogieux à propos de Balthasar et, à notre connaissance, a toujours repris ses idées positivement.

Maintenant, ce qui m’intéresse dans le travail de Marion, c’est la façon dont il rejoint Balthasar sur la nécessité de formuler une « théo-logique », terme qu’ils écrivent avec un trait d’union marqué entre « théo » et « logique ». Pourquoi cette nécessité ? Et bien parce que « si on use de “théologie” en un seul mot, on suppose peut-être que l’instance logique s’empare ici de Dieu, et comme dans toutes les autres sciences détermine ce qui, à chaque fois, lui devient objet. Ainsi considéré, cela implique que le logos pourrait déterminer Dieu (ou le divin) selon les décisions d’une méthode ».45 Or « l’utilisation de théo-logique marque », elle, « par ce trait de désunion, la fragilité problématique à toute interprétation trop aisément épistémologique de la théologie » .46 Sur ce point, Balthasar et Marion sont en parfait accord. Mais leur connivence va plus loin. Elle réside également dans le fait que tous deux accordent au Christ un rôle absolument singulier dans le monde et dans l’histoire du monde dont la philosophie, la théologie et leurs histoires croisées font partie. Le Christ est le transcendantal ultime et indépassable sans qui rien ne serait possible. Mais pour comprendre le Christ, on ne peut pas se permettre d’opérer n’importe comment. Pour Marion, « un concept ne peut se référer à Dieu sans idolâtrie, que s’il dégage lui-même, en le parcourant, l’écart qui le rend définitivement inadéquat à Dieu ».47 Pour certains, un tel concept n’existe pas. Or pour Balthasar, et par suite pour Marion, le concept de figure peut jouer un tel rôle. Dans l’emploie qu’en fait Balthasar, la figure est bien un concept qui se réfère à Dieu sans idolâtrie, en tant que la figure est auto-consciente qu’elle n’est pas Dieu mais qu’elle le signifie, et ce de la meilleure des façons possibles. Ainsi comprise, on peut dire avec Marion que la Gestalt est un concept qui maîtrise « sa propre maîtrise théo-logique en s’exposant à sa propre critique, à la mesure de ce dont il s’agit ».48 Et ce dont il s’agit, c’est du Christ lui-même, à la fois in persona et in nobis. En se défaisant de sa maîtrise, la figure « laisse Dieu se nommer lui-même dans une rationalité affolée. Décentrée et déplacée selon la distance, la figure accomplit sa propre auto-transgression. La figure balthasarienne est donc l’archétype du concept théo-logique selon Marion.

Pour aller plus dans l’étude de cette question, je voudrais commencer par faire référence à un petit texte de Jean-Luc Marion intitulé « Le phénomène du Christ selon Balthasar ».49 L’expression « phénomène du Christ », Marion la reprend de Balthasar directement dans un livre qui s’intitule L’amour seul est digne de foi (Glaubhaft ist nur Liebe) .50 Au passage en question, Balthasar écrit : « Bien qu’elle soit une lumière inaccessible à la raison, la trinité divine est l’unique hypothèse, qui permet d’éclairer d’une manière phénoménologiquement correcte, sans faire violence au donné, le phénomène du Christ, tel qu’il se rend sans cesse présent dans la Bible, dans l’Église et dans l’histoire ».51 Il y a dans cette phrase des éléments capitaux. Tout d’abord le fait que le raison, même critique, même éclairée, n’est pas à même de tout saisir. La figure christique fait donc partie de ces phénomènes qui ne se laissent aspirer dans une doctrine du tout-rationnel, comme par exemple le panlogisme de Hegel. Est-ce à dire que la figure christique est proprement irrationnelle ? Je ne le pense pas. Il faut plutôt avancer que, en tant que phénomène religieux par excellence, la figure christique relève d’un certain mystère et donc que sa réception implique une herméneutique fiduciaire où se déploie l’acte de foi mentionné plus haut par Jean-Yves Lacoste.

Le second aspect important, c’est le fait que la figure christique, placée sous le signe du mystère de la Trinité, démontre une capacité unique et exceptionnelle de résistance à la violence de toute interprétation qui voudrait capturer et manipuler l’absolu qu’elle contient. Cette capacité de résistance, elle la tient de l’unité de sa phénoménalité propre et de son mode de donation. Ainsi Marion s’accorde avec Balthasar pour reconnaître que, dans le cas de la Révélation, « l’acte même de la manifestation ne peut ce dissocier de ce qu’il manifeste, donc que le contenu du don ne peut se séparer du mode de son accomplissement, car, sans cet acte, le don ne pourrait pas se donner, parce qu’il ne pourrait pas même se voir ».52 Voilà pourquoi il est non seulement légitime mais absolument nécessaire de parler, en dernière instance, de « figure christique », et non pas seulement de figure ou du Christ de manière isolée. D’un point de vue phénoménologique, la solidarité entre la figure et le Christ dans l’expression « figure christique » est d’ordre eidétique.

Maintenant, une autre question se pose. Quel est le mode de phénoménalisation de la figure christique ? Pour répondre à cette question, Marion commence par énoncer ce qu’il est en général dans la phénoménologie : « en phénoménologie, un phénomène ne se manifeste que lorsqu’une intuition (toujours subjective d’abord, simple apparence) se trouve, d’une manière ou d’autre autre (par synthèse ou par constitution), mise en forme, en ordre et en raison par un concept ou une signification (qui l’assigne intentionnellement à un autre que la conscience ».53 Question maintenant pour nous qui nous préoccupons de la notion de figure christique : « comment ce schéma s’applique-t-il au cas, évidemment hors norme, de la phénoménalité de la Révélation ? ».54 Première réponse, la plus simple et la plus directe : « la matière révélée nous provient des Écritures et de la tradition qui nous les rend accessibles, ainsi que des actes liturgiques et de l’expérience spirituelle ».55 Mais il faut se demander quelles formes prennent ces expériences de lecture, de transmission, de liturgie ou de communion. Balthasar et Marion s’accordent pour dénoncer ici quasiment toutes les formes que la philosophie et la théologie ont formulées, telles l’interprétation cosmique des Anciens, l’interprétation subjective des modernes (depuis Descartes) et l’interprétation logique de certains contemporains.56 S’ils rejettent ainsi ces interprétations, c’est parce qu’elles sont toutes dérivées et extérieures à la Révélation elle-même. Toutes ces interprétations « finissent par construire des figures déséquilibrées, inadéquates, absurdes même, […] aboutissant à la fin à reprocher au Dieu de Jésus-Christ de ne pas correspondre à ces concepts (non révélés) […] Toutes ces entreprises ont échoué et le devaient, parce qu’elles n’ont pas demandé à la Révélation de leur donner, non seulement une matière phénoménale, mais la forme et les significations correspondantes qui, elles aussi, en proviennent ».57 On comprend donc que seule une interprétation qui part de la Révélation et qui y fait retour est entièrement légitime : « La Révélation s’explicite comme elle se donne, à partir d’elle-même, selon ses propres concepts »58 et non pas selon des critères scientifiques extérieurs. Pour Marion, le geste de Balthasar qui consiste à faire en sorte que la Révélation « prenne figure » correspond, dans le monde de la phénoménologie, à ce que la Révélation acquiert enfin le statut de phénomène. Et cela n’est possible qu’à la condition qu’« à la matière phénoménale » de la Révélation « s’appliquent ses propres concepts et ses propres significations, tels que les Écritures nous les rendent accessibles ».59 Lorsque une telle opération se produit, nous bouclons enfin le cercle vertueux pensé par Balthasar puisque « l’original des Écritures ne réside pas dans un texte, ni dans nos interprétations, ni même dans les expressions de la foi des communautés, mais dans le Christ, comme figure de la manifestation du Père en tant qu’il en dit la Parole ».60 Et Marion peut conclure :

la figure du phénomène de Révélation provient de ce dont provient la Révélation elle-même […] Il s’agit donc d’une phénoménalité, d’une affaire de visibilité et de vision ; mais d’une phénoménalité radicalement théo-logique (autrement dit christologique et donc trinitaire), où la forme (concept, signification) se trouve elle aussi, comme l’intuition, fournie par le Christ, dans la foi qui reçoit ses paroles, et par l’intentionnalité du croyant […] Nous ne pourrions rien voir de la phénoménalité divine sans la figure du Christ, sa Gestalt […]. Ainsi doit-on concevoir l’inévitable disproportion de la figure : non point ni seulement une défaillance subjective du croyant qui ne parvient pas à la voir, mais une surabondance objective de la gloire de Dieu entrant dans notre phénoménalité, la saturant et la révélant aussi à elle-même. Car la figure du Christ suppose inévitablement, en tant que forme de la Révélation du Père, son débordement par l’intuition de ce qui s’y révèle.61

La dernière question que je poserai sera de savoir comment la notion balthasarienne de figure christique, telle qu’elle est ratifiée par l’analyse phénoménologique de Marion, peut finalement nous être utile ou salutaire en dehors d’une esthétique théologique ou d’une phénoménologie de la Révélation proprement dites. Pour Balthasar et dans une moindre mesure pour Marion, cette question n’a pas de sens ou n’a guère d’utilité en tant que la figure christique est conçue comme une totalité et un sommet indépassable qui résume et résout toute la problématique du christianisme. Mais il y a tout de même dans ce jugement une faille que je voudrais explorer. En effet, la figure christique résume et résout toute la problématique du christianisme comme religion ; mais non comme culture. Or le christianisme, et notamment le catholicisme, est aussi, pour les contemporains que nous sommes, un phénomène culturel. Il l’a d’ailleurs toujours été : depuis sa naissance en Palestine jusqu’à la constitution de l’Europe en passant par le déplacement de son épicentre du Moyen-orient à Rome. Depuis la composition d’une littérature chrétienne primitive jusqu’à l’élection de Benoît XVI en passant par les Conciles, la philosophie de Malebranche, la peinture de Raphaël, la lutte contre le communisme ou le secours catholique, le catholicisme a toujours été un culture en même temps qu’une religion. Or il est improbable que la figure du Christ suffise à elle seule à expliquer tous les aspects de ce phénomène culturel. Cette énumération à laquelle je viens de me livrer n’est pas gratuite. Chaque élément culturel mentionné, même s’il appartient à une histoire religieuse, s’insère aussi dans une histoire plus vaste. Mon propos n’est pas dire que la figure christique est en soi inadéquate pour lire ces éléments phénoménologiquement. Il est plutôt d’avancer que, en tant que composantes d’une culture et non point seulement d’une religion, ils est possible d’en faire une lecture qui, tout en restant attachée de loin en loin à la figure christique, se rapproche davantage de ce qu’ils sont réellement. Le but est ou serait donc de livrer une description phénoménologique d’entités prises pour elles-mêmes et non plus seulement pour des avatars de la figure christique — sans pour autant renier le lien essentiel qui les unit. En d’autres termes, il s’agit de réaliser une lecture phénoménologique incroyante de ces différentes figures. Comment cela est-il possible ?

Je pense tout d’abord que la discipline phénoménologique elle-même nous le permet dans la mesure où elle se définit initialement comme athée, même si, on l’a vu, elle ne dédaigne pas s’intéresser à la matière phénoménale révélée. Il apparaît ensuite que l’entreprise que nous projetons ne nécessite pas de détruire tout ce que nous avons dit jusque là du caractère englobant et dernier de la figure du Christ. Toutefois, il nous faut opérer le chemin inverse de celui que nous avons suivi et procéder à une analyse « décomposante » ou « déconstructive » de la figure christique. Contre toute attente, c’est Marion qui nous est de la plus grande aide dans cette réflexion. Dans ses ouvrages les plus récents que sont Étant donné. Essai d’une phénoménologie de la donation et De surcroît. Études sur les phénomènes saturés,62 Marion parle du Christ comme d’un « phénomène de révélation », et même comme le phénomène de révélation par excellence. La première caractéristique du phénomène du Christ est, selon la phénoménologie propre de Marion — et non plus selon la théologie de Balthasar, qu’il est un phénomène hautement saturé, au sens où sa phénoménalité manifeste un surcroît d’intuition qui outrepasse tous les concepts et toutes les significations que la conscience intentionnelle voudrait lui assigner. Et la seconde caractéristique du phénomène du Christ compris comme phénomène de révélation est qu’il concentre « en soi seul les quatre acceptions du phénomène saturé »63 que Marion a dégagé comme étant, respectivement, l’événement, l’idole, l’icône et la chair. Si donc l’on décompose le phénomène du Christ, il devient possible de revenir au plus près des phénomènes qui se combinent pour former la totalité qu’il représente. Et donc il devient pensable de penser les multiples figures culturelles du christianisme et du catholicisme.

Je prendrai ici quatre exemples de phénomène culturels chrétiens, et donc non exclusivement religieux, pour illustrer les quatre catégories de phénomènes saturés dégagés par Marion. 1/ La chute de Rome peut être assimilée au phénomène qu’est l’événement, saturé selon la quantité. Cet événement est un phénomène non seulement religieux mais aussi historique qui se distingue en ceci qu’il « ne se limite ni à un instant, ni à un lieu, ni à un individu empirique mais déborde ces singularités pour faire époque dans le temps ».64 2/ Le Christ de Dürer ou la Cène peinte par Michelange peuvent être assimilés au phénomène qu’est l’idole. L’exemple privilégiée est ici celui du « tableau », qui est un phénomène saturé selon la qualité : « il ne suffit jamais de l’avoir une fois regardé pour l’avoir véritablement vu ».65 3/ La charité que les personnes sont amenés à pratiquer envers quiconque, chrétiens ou non chrétiens, qui serait dans le besoin, se rapproche du phénomène de l’icône, autrement appelé par Marion « le visage d’autrui ». Ici, l’influence de Levinas se fait sentir. Le visage d’autrui m’interpelle et me responsabilise. Dans ce phénomène de la charité, « le regardant prend la place du regardé […] Le regard qu’autrui pose et fait peser sur moi ne se donne donc pas à regarder, ni même à voir — ce regard invisible ne se donne qu’à endurer ».66 4/ Enfin, la souffrance physique et spirituelle (ou psychologique) qui peut s’éprouver lors de certains rituels séculaires (ou liturgiques) peut être rapportée au phénomène qu’est la chair, saturé selon la relation de soi à soi. Il s’agit d’un phénomène qui, en tant qu’il ne se voit pas, ne laisse aucune place à l’expression de l’intentionnalité et donc aucune possibilité de sortie de soi. La souffrance, en effet, ne se partage pas et je ne puis jamais viser ma douleur.67

Si j’ai détaillé ces différents types de phénomènes et leur ai conféré à chacun un exemple concret, c’est pour montrer que de la figure christique hyper-théologique peuvent se déduire une multitude de figures non plus cultuelles mais culturelles ; des figures qui, subsumées sous le phénomène global et total du Christ, en étaient venues à perdre leur visibilité phénoménologique et ainsi la possibilité de voir leur pertinence et leurs vérité intrinsèques dévoilées. Mais nous sommes cependant conscient que, pour revenir à la base, il nous a fallu préalablement atteindre le sommet. L’intérêt de réfléchir avec Balthasar et Marion sur la notion de figure christique est donc non seulement de développer une analyse théologique polyphonique extrêmement poussée et extrêmement cohérente, mais aussi de revenir aux unités significatives de la vie en général ; des unités parfois irréligieuses, mais qui, dans la culture occidentale, n’en conservent pas moins souvent un fond de christianisme. Comprendre le phénomène religieux comme figure et comprendre la figure comme phénomène religieux sont deux opérations de pensée qui dessinent une dialectique profitable à la fois à la théologie et à la philosophie. À ce titre, elle ne peut donc être que bénéfique pour les modestes chercheurs de sens que nous sommes tous.

Cette étude doit beaucoup, en ses pages centrales sur le concept balthasarien de figure, à l’étude du frère Philippe Dockwiller o.p., « De la forme à la figure, un discernement christologique », dont il a bien voulu nous transmettre un tiré-à-part. Nous le remercions sincèrement pour son geste et tenons à marquer l’ampleur de notre dette.


  1. La première et dernière faculté de théologie en France (excepté en Alsace), celle de Paris, fut transformée au début du 20ème siècle en la désormais célèbre cinquième section de l’École Pratique des Hautes Études (EPHE), celle dite des « sciences religieuses », laquelle n’a effectivement plus rien à voir avec une école de théologie. ↩︎

  2. E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie (1913), trad. fr. P. Ricœur, Paris, Gallimard, p. 469. ↩︎

  3. Pour un aperçu biographique plus complet, cf. H. U. v. Balthasar, À propos de mon œuvre. Traversée, trad. fr. J. Doré & C. Flamant, Bruxelles, Lessius, 2002, et R. Fisichella, entrée « H. U. v. Balthasar », in J.-Y. Lacoste (dir.), Dictionnaire critique de théologie, Paris, PUF, coll. « Théologiques », 1998, pp. 129-133. ↩︎

  4. Nous ne citons l’ouvrage en question que très peu dans le corps du texte, mais cela ressortit à la difficulté de recontextualiser constamment un texte très profondément théologique, ce qui est de peu d’utilité ici. Néanmoins, le lecteur qui connaît un tant soi peu Balthasar retrouvera en filigrane de notre propos nombre de réflexions exposés dans ce premier volume de La Gloire et la Croix↩︎

  5. Lettre de Balthasar au théologien catholique et phénoménologue Jean-Yves Lacoste datée du 24 Juin 1986. Cité dans J.-Y. Lacoste, Présence et parousie, Paris, Ad Solem, 2006, p. 332n. ↩︎

  6. Cf. H.-U. v. Balthasar, Traversée, op. cit., pp. 42-43. ↩︎

  7. Il me faut préciser que je m’autorise ici des travaux de Jean-Yves Lacoste. Cf. Présence et parousie, op. cit., p. 332; « Du phénomène à la figure. Pour réintroduire à La Gloire et la Croix », in Revue Thomiste, Minima Balthasariana, 1986, pp. 606-616. Lacoste a ouvert une voie dans laquelle, cependant, peu de chercheurs se sont engagés, si ce n’est Jean-Luc Marion, comme nous le verrons plus loin. ↩︎

  8. Cf. B. Sesboué, art. « Christ/christologie », in Dictionnaire critique de théologie, op. cit., p. 226. ↩︎

  9. Balthasar écrit : « le théologien doit reconnaître que les préoccupations de la philosophie de l’existence sont étrangement apparentées aux siennes. Il n’adoptera pourtant pas, comme le fait Bultmann, ou du moins il n’adoptera pas avant tout les résultats de la philosophie de l’existence comme un ensemble de concepts naturels et pleinement assurés (ce qu’avait fait la scolastique pour les cadres de la pensée grecque). Il n’en fera pas un instrument peut-être mieux approprié pour interpréter la révélation. Il prendra position par rapport aux préoccupation de la philosophie existentielle d’un point de vue authentiquement, ce qui est tout différent. Il s’attachera à promouvoir une théologie existentielle, vraiment autonome, et indépendante des influences du jour  ». Cf. La théologie de l’histoire, trad. R. Givord, Paris, Plon, 1954, p. 24. (Theologie der Geschichte, Einsiedeln, Johannes-Verlag, 1959), p. 26. ↩︎

  10. Cité par Balthasar dans La théologie de l’histoire, p. 24. ↩︎

  11. Ibid. ↩︎

  12. Ibid., p. 27-28. ↩︎

  13. Ibid., p. 28. ↩︎

  14. P. Dockwiller, « De la forme à la figure, un discernement christologique », in L’apport de Hans Urs von Balthasar, Actes du Colloque de Lyon, 17-18 Novembre 2005, « Théologie & Sainteté- Balthasar et le discernement de la forme ». Tiré-à-part transmis par l’auteur, p. 1. ↩︎

  15. Ibid. ↩︎

  16. Cf. sur ce point les travaux classiques de A. Schweitzer, Geschichte der Leben-Jesu-Forschung, Tübingen, Mohr & Siebeck, 1906/1984. ↩︎

  17. Cf. P. Dockwiller, art. cit., p. 2 et p. 2, note 5. Dockwiller renvoie à deux études d’importance sur ce point : J. Doré, « Bulletin de théologie fondamentale », in Recherches de Sciences de Religieuses, 1985/73, pp. 534-536; et V. Holzer, «  Hans Urs von Balthasar. Le statut de la théologie fondamentale et de la philosophie de la connaissance dans leur lien à la révélation », in Transversalités (Revue de l’Institut Catholique de Paris), 2005/94, pp. 155-178. Nous n’avons accédé qu’à la seconde, d’une importance capitale pour notre propos. ↩︎

  18. On se reportera, en ce qui concerne la modernité, à la position de Jacques Maritain, proche de Balthasar, dans Art et Scolastique, Paris, 1935; à celle encore favorable à Balthasar de E. Coreth dans Metaphysik, Innsbrück, 1963 (§ 70); et enfin à celle, plus nuancée, d’U. Eco dans Art et beau dans l’esthétique médiévale, Milan, 1987, trad. fr. 1997. D’autres explications sont à trouver dans O. Boulnois, « Le nom et l’image de Dieu » et V. Carraud, « La Gloire et la Croix et l’histoire de la métaphysique », tous deux in Communio, 2005/178, « Balthasar. Théologie et culture », respectivement pp. 42-43et pp. 51-64. ↩︎

  19. Cf. J.-Y. Lacoste, art. cit. (« Du phénomène à la figure »), p. 606. ↩︎

  20. H.-U. v. Balthasar, Traversée, op. cit., p. 62. ↩︎

  21. Ibid. ↩︎

  22. Ibid., p. 63. ↩︎

  23. O. Boulnois, « Le nom et l’image de Dieu », in Communio, 2005/178, « Balthasar. Théologie et culture », p. 44. ↩︎

  24. H.-U. v. Balthasar, La Gloire et la Croix, Les aspects esthétiques de la révélation, I, Apparitions, trad. R. Givord, Paris, Aubier, 1961/1965, p. 116. ↩︎

  25. P. Dockwiller, art. cit., p. 3. Dockwiller invoque ici à raison les Écritures, et notamment 1 Jean 1-2; 3. ↩︎

  26. Ibid., p. 43. ↩︎

  27. Platon, s’inspirant du Pseudo-Denys, « mentionne l’unité du bel et bien (kalos kagathos) ». Cf. O. Boulnois, art. cit., p. 42; et V. Carraud, art. cit., pp. 54-58. ↩︎

  28. O. Boulnois, art. cit, p. 43. Boulnois renvoie ici à H.-U. v. Balthasar, Phénoménologie de la vérité (traduction de Wahrheit), trad. R. Givord, 1952, III. C. 2., pp. 212-214. ↩︎

  29. J.-Y. Lacoste, Présence et parousie, op. cit., p. 331-333. ↩︎

  30. J. Greisch, Le Buisson ardent et les lumières de la raison, t. II, Paris, Cerf, 2004, p. 27. ↩︎

  31. Cf. ici H.-U. v. Balthasar, L’amour seul est digne de foi, Paris, Aubier, 1966, chapitres I et II. ↩︎

  32. E. Housset, Husserl et l’énigme du monde, Paris, Seuil, 2000, p. 38. ↩︎

  33. Ibid. ↩︎

  34. Ibid. ↩︎

  35. P.Dockwiller, art. cit., p. 4. ↩︎

  36. Ibid., p. 5. ↩︎

  37. Ibid., p. 5-6. ↩︎

  38. V. Holzer, art. cit. (Transversalités), p. 167. Cité par Dockwiller, p. 8. ↩︎

  39. E. Husserl, op. cit., trad. fr., p. 54. ↩︎

  40. P. Dockwiller, art. cit., p. 13. ↩︎

  41. R. Fisichella, art. cit., p. 130. On ira consulter ici Wahrheit der Welt, le premier tome de la Theologik (1947). ↩︎

  42. Ibid. ↩︎

  43. J.-Y. Lacoste, art. cit. ↩︎

  44. Cf. H.-U. v. Balthasar, Vérité de Dieu, III, p. 146n et 192n. Cf. J.-L. Marion, Dieu sans l’être, Paris, PUF, 1982/1991. ↩︎

  45. J.-L. Marion, art. « Théo-logique », in A. Jacob (dir.), Encyclopédie Philosophique Universel, t. I. « L’univers métaphysique », 1. Approches métaphysiques, Paris, PUF, 1998. ↩︎

  46. Ibid. ↩︎

  47. Ibid. ↩︎

  48. Ibid. ↩︎

  49. J.-L. Marion, « “Le phénomène du Christ” selon Balthasar », in Communio 2005/178, pp. 77-82. ↩︎

  50. Cf. H.-U. v. Balthasar, L’amour seul est digne de foi, op. cit. ↩︎

  51. Ibid., p. 111. ↩︎

  52. J.-L. Marion, « “Le phénomène du Christ selon Balthasar” », art. cit., pp. 77-78. ↩︎

  53. Ibid., p. 78. ↩︎

  54. Ibid. ↩︎

  55. Ibid. ↩︎

  56. Ibid., p. 79. ↩︎

  57. Ibid. ↩︎

  58. Ibid. ↩︎

  59. Ibid. ↩︎

  60. Ibid. ↩︎

  61. Ibid., pp. 80-81. ↩︎

  62. J.-L. Marion, Étant donné. Essai d’une phénoménologie de la donation, Paris, PUF, 1997. ↩︎

  63. J.-L. Marion, Étant donné, p. 328. ↩︎

  64. Ibid., p. 318. ↩︎

  65. Ibid., p. 320. ↩︎

  66. Ibid., pp. 323-324. Sur la charité, cf. aussi J.-L. Marion, Dieu sans l’être, op. cit. ↩︎

  67. Ibid., pp. 321-323. ↩︎