Le concept de dignité humaine est étroitement lié à celui d’autonomie de la personne humaine qui nous renvoie à la philosophie des Lumières. Car, c’est aux Lumières que nous devons la vision universelle de la nature humaine basée sur la rationalité ou le fait d’être doué de raison.1 L’exercice de la raison comme faculté de juger est la plus grande manifestation de l’humanité. En d’autres termes la dignité humaine impose le respect de la volonté de chacun, c’est-à-dire son indépendance vis-à-vis des autres, son autonomie.
La dignité humaine ou l’autonomie2 de chaque personne inclut donc la liberté et l’égalité entre les hommes. Elle implique que personne ne peut considérer l’autre comme sa propriété et empêche qu’une personne — ou un Etat — en exploite une autre ou la traite à sa guise. En d’autres termes, la personne humaine n’est pas une chose ou un animal dont on détermine le comportement du dehors mais elle est une liberté qui a à assumer son destin. Sur le plan médical ou biomédical, la défense de la dignité humaine, implique3 le respect des principes fondamentaux de l’inviolabilité et l’indisponibilité du corps humain, de la non-patrimonialité des organes, des produits et des cellules issus du corps humain,4 du respect de l’intégrité de l’espèce humaine et, surtout, de la primauté du consentement de la personne.5 Agir sur un homme sans son consentement c’est le considérer comme un objet, comme une propriété : c’est le manipuler et, justement, porter atteinte à sa dignité, c’est-à-dire à son être-homme.
De ce point de vue, les biotechnologies ou les pratiques de maitrise et de production du vivant, qui ont originellement pour vocation — comme tout savoir humain — de contribuer à la promotion de la dignité humaine, et qui y contribuent d’ailleurs énormément grâce aux innovations qu’elles permettent de réaliser dans les domaines de l’agriculture, de l’élevage, et de la médecine, peuvent représenter une nouvelle menace à la dignité humaine. Car, certaines pratiques, comme l’eugénisme libéral ou le programme des bébés sur mesure, s’accompagnent de la manipulation des embryons humains et de la discrimination de certains sujets jugés anormaux et, par conséquent, indésirables.
Notre réflexion va donc se développer en deux moments. Dans un premier temps nous chercherons à approfondir le concept de biotechnologie. Pour cela, nous traiterons de la vision mécaniste du monde et du génie génétique qui sont à la base des biotechnologies et nous mettrons en évidence les bienfaits ou les innovations qu’elles permettent de réaliser dans les domaines de l’agriculture, de l’élevage, et de la médecine. Dans le deuxième moment, nous montrerons que, si l’homme, en tant qu’organisme vivant, obéit aux lois de la matière organique, il n’est pas pour autant réductible à un organisme pluricellulaire complexe, car il jouit d’une pensée, d’une liberté et d’une intériorité qui nous autorisent à affirmer qu’il transcende les mondes végétal et animal et que, par conséquent, certaines pratiques, comme la sélection des meilleures espèces, qui ont cours dans les domaines de l’élevage et de l’agriculture, ne peuvent pas être transposées dans la société humaine. C’est la raison pour laquelle nous analyserons le cas de l’eugénisme libéral qui est un exemple qui montre bien comment les biotechnologies, qui ont originellement pour vocation d’améliorer notre condition sur la terre, peuvent devenir une menace à la dignité humaine lorsqu’elles se mettent au service des intérêts égoïstes ou d’une conception individualiste de la liberté.
1. La vision mécaniste du monde et l’essor des sciences de la vie
La vision mécaniste du monde est l’élément dominant du paradigme de la biologie contemporaine. En d’autres termes, si les antiques, Aristote en l’occurrence, ne voyaient dans le monde que des formes substantielles, c’est-à-dire des choses organisées en vue d’une finalité qui est leur bien puisqu’elle est l’accomplissement de la nature qui leur est propre, les modernes n’y voient que des organismes qui sont régis par les lois de la physique et dont la découvertes nous permet d’en devenir maitres et possesseurs. Autrement dit, lorsque nous connaissons les lois de fonctionnement du vivant, nous pouvons le fabriquer en laboratoire et, ce faisant, nous pouvons le modifier afin de le rendre plus utile à nos fins.
Le passage du finalisme à la vision mécaniste du monde marque donc un changement radical de l’attitude de l’homme face au monde : il ne s’agit plus de contempler l’ordre du monde,6 mais de construire le monde selon nos idées. En d’autres termes, si la métaphysique ou la science d’Aristote n’avait pour but que la satisfaction d’un besoin spéculatif, celle des modernes est le prélude d’une opération pratique, elle est opératoire. Car, si les causes finales d’Aristote, selon Francis Bacon, étaient des vierges stériles7, les mathématiques quant à elles fournissent à la physique un langage pour ses mesures.
La substitution de la vision mécaniste du monde au finalisme d’Aristote signifie donc que la caractéristique essentielle de la science moderne est sa rupture avec la métaphysique : elle est une science affranchie de la métaphysique. Ce qui signifie que le monde est désormais sans mystère et totalement livré à l’agir de l’homme qui peut même formuler à son égard des projets de maîtrise. Ce qui va concrètement se réaliser par la substitution de l’expérimentation à la discussion et à l’argumentation. Jusque-là les théories n’avaient été soumises qu’à la discussion et à l’argumentation, désormais c’est à la nature elle-même qu’il faut s’adresser pour la connaître, c’est l’expérience qui devient la véritable maitresse.
Dans le domaine précis de la science du vivant qui nous intéresse ici, les travaux des grands expérimentateurs comme Lamarck, Darwin,8 ou Claude Bernard,9 pour ne citer que ceux-là, ont justement permis, entre autres, la découverte des grandes fonctions du vivant. Désormais le vivant, animal ou végétal, sera considéré comme un ensemble de grandes fonctions qu’on appelle aussi les appareils. Dans le cas de l’homme, on peut parler de l’appareil respiratoire, de l’appareil circulatoire, de l’appareil digestif, de l’appareil urinaire etc. Et, de nos jours, les organes qui sont à la base de ces grandes fonctions comme le cœur ou les reins, pour ne citer que ceux-là, peuvent être soignés, corrigés et même remplacés par d’autres dans le cadre de ce qu’on appelle la transplantation des organes qui est comme le point d’arrivée de ces recherches sur les grandes fonctions du vivant et qui confirme le concept cartésien ou mécanistique de corps-machine.
Une autre conséquence positive de cette vision mécanistique du monde sur les sciences du vivant a été la mise en évidence de l’origine microbienne des maladies qui a permis de jeter définitivement dans les oubliettes l’explication mystique, judéo-chrétienne, de la maladie qui se résumait dans les concepts de maladie-punition (la maladie révélait le péché), de maladie-épreuve ou de péché-châtiment. Ultérieurement, les recherches sur les microbes10 permirent de mettre en évidence l’image du bon microbe en montrant que les microbes ne sont pas tous des agents pathogènes mais qu’il y en a parmi eux qu’on peut utiliser pour combattre les agents pathogènes et d’autres encore qui sont utiles pour les fermentations. En d’autres termes, les scientifiques ont découvert que le monde biologique est un monde en guerre et que l’homme peut intervenir dans cette guerre sans fin que se livrent les micro-organismes pour se faire des alliés, pour contracter des alliances qui lui permettent d’engager ses propres combats par organismes interposés. Ce qui veut dire que certains microbes — les bons microbes — peuvent être isolés sous forme de médicament pour combattre les agents pathogènes. Or, la nature ne pouvant pas en produire en quantité suffisante, les biotechnologues vont justement se proposer de faire le travail de la nature, c’est-à-dire de produire en quantité industrielle, grâce aux techniques de l’ADN recombinant et au clonage, les organismes ou les micro-organismes jugés utiles dans l’industrie pharmaceutique ou agro-alimentaire. C’est ce qu’on appelle le génie génétique qui est, après la vision mécaniste du monde, l’autre concept qui nous permet de mieux cerner ce qu’on entend par biotechnologies.
2. Le génie génétique : l’avènement des biotechnologies et leurs applications dans les domaines de l’agriculture, de l’élevage et de la médecine
Qu’est-ce que le génie génétique ?
L’espace d’un article ne nous permet pas de faire une histoire de la génétique. Cependant, nombreux sont les chercheurs qui, comme F. Gros et Denis Buican, pensent que la découverte par Watson et Crick, en 1953, de la structure en double hélice de l’ADN a été l’une des plus grandes découvertes du siècle dernier :
En montrant que l’ADN est une double hélice dont les deux chaines entrelacées sont attachées l’une à l’autre par des liaisons chimiques faibles et dont les agencements linéaires sont complémentaires, Crick et Watson permirent à l’étude des mécanismes de l’hérédité de réaliser un bond prodigieux.11
En fait l’ADN (acide désoxyribonucléique) est « la substance héréditaire contenue dans les chromosomes ».12 Cette substance est une molécule géante dont les segments sont appelés les gènes. Les gènes des chromosomes parentaux réunis lors de la fécondation se répartissent dans le patrimoine génétique de l’embryon, ce qui explique la transmission de certains caractères et de certaines maladies d’une génération à une autre. Ces gènes ne sont pas des forces ou des entités vitales irréductibles, mais ils sont des protéines. Ce qui explique le fait qu’on parle généralement de code génétique ou de code chimique, de l’anatomie moléculaire, de biologie moléculaire. Ce qui veut dire que le vivant est un laboratoire chimique. Mais pour comprendre ce qu’on entend généralement par génie génétique, il faut ajouter à la découverte de la structure en double hélice de l’ADN, celle des nucléases — les enzymes de restriction, véritables bistouris enzymatiques qui permettent de découper l’ADN en des endroits extrêmement précis et qui confèrent ainsi aux biologistes le pouvoir de fragmenter n’importe quelle molécule d’ADN sans toucher à l’intégrité des gènes — des ligases — autre catégorie d’enzyme capable de souder les fragments d’ADN — , et des réparases — enzymes capables de réparer la double hélice de l’ADN dont l’une des deux chaines a été interrompue.
En fait l’ADN est l’identité d’un individu. Il s’agit d’une molécule géante dont les segments sont des gènes. Lorsqu’on découpe ces fragments et qu’on les recombine, on obtient un autre organisme, une autre identité, ou un autre individu qu’on peut ensuite reproduire à grande échelle grâce aux techniques de clonage. Ce sont ces connaissances et techniques qui permettent de modifier le code génétique de certains individus ou de produire de nouveaux organismes par recombinaison de l’ADN et de les rendre disponible en quantité industrielle qu’on appelle les biotechnologies ou la fabrication industrielle du vivant. Elles offrent des possibilités énormes. Nous avons vu plus haut que le monde biologique est un monde en guerre, c’est-à-dire un monde où les microbes (les bons et les mauvais pour nous) se livrent une bataille sans fin, et que l’homme peut intervenir dans cette guerre sans fin que se livrent les micro-organismes pour se faire des alliés, pour contracter des alliances qui lui permettent d’engager ses propres combats par organismes interposés. Et c’est ici qu’interviennent les biotechnologues qui se proposent de faire le travail de la nature, c’est-à-dire de créer, grâce aux techniques de l’ADN recombinant, les organismes ou les micro-organismes jugés utiles dans l’industrie pharmaceutique ou agro-alimentaire. Ce qui a permis la découverte des antibiotiques et des insecticides qui ont libéré le monde du spectre des grandes épidémies.13
Les biotechnologies ont également renouvelé l’agriculture et l’élevage permettant ainsi de satisfaire aux besoins alimentaires d’une population mondiale dont Thomas Malthus signalait déjà la croissance exponentielle en 1798 dans son Essai sur le principe des populations. Car, le génie génétique et le génie chimique ont permis la sélection des espèces sur lesquelles repose aujourd’hui l’économie du monde agricole et la fabrication des engrais, des pesticides chimiques, des vaccins vétérinaires. En outre, les techniques qui modifient les caractéristiques individuelles ou populationnelles par transfert artificiel de gènes (transgénoses végétales ou animales) sont capables aujourd’hui de créer ce qu’on appelle les plantes ou animaux transgéniques qui, grâce justement au transfert de gènes étrangers habilement choisis, acquièrent des caractères nouveaux qui améliorent la résistance des plantes aux agents nuisibles ainsi que la consistance de leur produit, c’est-à-dire leur aptitude à la conservation (par les tomates à brillance éternelle), leur gout et leur valeur nutritive et qui, chez les animaux, réduisent leur consommation de 20 à 30% en augmentant pourtant leur productivité.
Sur le plan médical, plus d’une vingtaine de substances à usage thérapeutique qui dérivent des biotechnologies ont déjà reçu l’autorisation de mise sur le marché.14 Ainsi, même si les espoirs que suscitent les biotechnologies demeurent énormes, notamment dans les recherches sur ce qu’on appelle les vaccins de nouvelle génération15 comme les vaccins contre l’hépatite B16 et contre le virus du SIDA humain (HIV-I), il n’en demeure pas moins que les résultats obtenus à ce jour sont tout aussi important, plus précisément dans le cadre du dépistage et du traitement des maladies héréditaires. La procréation humaine n’est plus le lieu de la fatalité. La grossesse n’est plus une fatalité parce qu’on peut faire recours aux contraceptifs, la stérilité n’est plus une fatalité, et surtout la transmission de la maladie génétique n’est plus une fatalité, car il est possible à des familles qui sont affectées par une maladie génétique ou dont l’un des enfants est déjà malade de cette affection d’avoir un enfant qui soit indemne de la maladie.
Cependant, les biotechnologies ne sont pas seulement porteuses d’espoirs, elles suscitent également d’énormes inquiétudes. Dans les domaines de l’agriculture et de l’élevage, les biotechnologies suscitent notamment la crainte d’une éventuelle création, par des manipulations excessives des gènes, de nouveaux germes de maladies contre lesquels l’espèce humaine n’a pas de défense naturelle. Nous reviendrons sur cette crainte autour de laquelle se construit Le principe responsabilité de Hans Jonas qui est devenu un texte de référence en la matière. En outre, dans le domaine médical, les techniques de fécondation in vitro et les nouvelles techniques de diagnostic pré ou postnatal qui visent à déceler les gènes porteurs d’altérations pouvant donner lieu à des maladies héréditaires, suscitent la crainte d’une manipulation abusive, dans un futur imprévisible, du patrimoine génétique de l’homme par des dictateurs comme Staline et Hitler. Mais, elles posent surtout l’épineuse question de l’utilisation des embryons surnuméraires issus des programmes de lutte contre la stérilité, des diagnostics préimplantatoires, c’est-à-dire le dépistage des pathologies génétiques dont pourraient être victimes les embryons conçus in vitro avant leur insémination. Ce qui pose le problème du statut de l’embryon humain : n’est-il pas un homme? Peut-on fabriquer des embryons humains pour les besoins de la recherche ou pour obtenir des tissus compatibles avec les demandeurs d’organes? Le corps humain peut-il être considéré comme un bien disponible, c’est-à-dire un bien commercialisable parmi tant d’autres? L’homme est-il réductible à un réservoir d’organes? Y a-t-il une limite à l’activité des biotechnologues qui serait la nature de la personne humaine ou alors ce sont les biotechnologues qui doivent nous dire en quoi consiste cette nature puisque l’homme est ce qu’il se fait ?
3. L’homme, simple organisme pluricellulaire complexe ?
Nous avons vu plus haut que la vision mécaniste du monde est l’élément dominant du paradigme de la biologie contemporaine17 et par conséquent des biotechnologies. Cette précision est très importante car elle suggère déjà que la menace à la dignité de la personne humaine est inhérente à ces sciences : comment peut-on reconnaître une existence personnelle à l’homme dans un monde totalement soumis au déterminisme ? L’homme n’est-il pas qu’un simple organisme pluricellulaire complexe ? Voilà la question de fond que posent les biotechnologies à la conscience humaine.
En fait, l’homme est un organisme vivant. Et, comme tout organisme, il appartient au monde matériel visible. Il est un corps parmi tant d’autres. Ses cellules et ses organes peuvent être comptés et analysés au microscope. En tant qu’organisme, il obéit aux lois de la matière organique — de la génétique et de la chimie moléculaire — et ne peut éviter la maladie et la mort.
Cependant, nous savons également que parmi les actes que l’homme pose, il y en a qui sont posés directement par le corps comme se nourrir, se mouvoir, voir, toucher, entendre, odorer, etc. Mais, à côté de ces actes qui dépendent directement du corps, il y en a d’autres qui ne dépendent pas directement du corps, comme la pensée, le choix ou la décision libre. L’homme est capable de penser non seulement à cette table-ci, à cet homme-ci, mais à la table ou à l’homme en général. Ce qui veut dire qu’avec la pensée nous produisons des idées ou des concepts abstraits et généraux sur lesquels nous pouvons nous entendre. Ce qui avait amené le vieux Socrate en son temps à penser que nous avons quelque chose d’autre, de plus important que le corps, car si nous n’avions que le corps — si nous n’étions formés que d’atomes comme pensait Démocrite — notre pensée ne serait qu’une fonction biologique, elle ne serait que de la sensibilité, et, la sensibilité ayant justement un caractère relatif, on ne devrait pouvoir s’accorder sur rien, on devrait admettre avec Protagoras que l’homme est la mesure de toute chose. Or, nous réussissons, malgré tout, à nous entendre sur certaines notions, ce qui veut dire que nous avons quelque chose d’autre que le corps. D’où l’invitation de Socrate qui nous interpelle encore aujourd’hui : homme, connais-toi toi-même!
En outre, chacun d’entre nous a la capacité de faire des choix libres, de vouloir une chose plutôt qu’une autre, de prendre des décisions. Et, après avoir pris des décisions, nous nous sentons responsables, digne de récompense ou de sanctions. Cette liberté qui se justifie rationnellement par l’existence en tout homme de la loi morale est, selon Kant, la preuve de la transcendance de l’homme par rapport au déterminisme naturel, par rapport au monde régi par des lois et scientifiquement explicable. Cette transcendance justifie l’unicité de chaque homme qui est pour cela une substance, c’est-à-dire une chose en soi. Voilà pourquoi la liberté ouvre les portes du monde nouménal dont nous ne pouvons plus nier l’existence, même si nous sommes incapables d’en avoir une connaissance rationnelle, c’est-à-dire objective, valable pour tout le monde, puisque nous n’en n’avons aucune expérience sensible. Les philosophies schopenhauerienne et nietzschéenne selon lesquelles le noumène n’est qu’une force ou une volonté impersonnelle, sans intelligence, et par conséquent sans intention et sans but, ont fortement contribué à jeter un discrédit sur la valeur accordée à la personne humaine individuelle, mais ce matérialisme est constamment remis en question par le refus des régimes totalitaristes qui en découlent et par l’aspiration de tous les peuples à la démocratie dont le principe fondamental est l’affirmation de la dignité de chaque personne humaine qui a des droits inaliénables et qui doit pour cela toujours être considérée comme une fin et jamais comme un moyen.
Certes les progrès des biotechnologies contribuent énormément à disqualifier toute philosophie de type dualiste qui fonde la dignité de l’homme sur l’existence en lui d’une âme qui s’opposerait au corps, qui lui serait insufflée par Dieu — on ne sait à quel moment — et qui serait immortelle. Mais cette disqualification, selon Bergson, s’explique par le fait que le problème de l’homme a traditionnellement été mal posé. Les philosophes classiques — Descartes en particulier — ont posé le problème de l’homme comme s’il était un tout disponible dans l’espace. Or, selon Bergson, l’homme est une totalité intotalisable.18 Il a une subjectivité non substantielle. Mieux, il a une substantialité qui se donne comme une stance sans sub, c’est-à-dire une substantialité qui se traduit par une constance, une persistance, une insistance, qui est l’effet d’un acte, d’une tension, d’un élan intérieur qui propulse la charge passée vers l’avenir. En d’autres termes, « la personne trouve son principe d’unification dans l’élan intérieur qui le propulse vers l’avenir et, portant le passé, constitue son présent ».19 Ce qui signifie qu’elle est « un mouvement en avant continuel, qui ramasse la totalité du passé et crée le futur ».20 Et si la personne peut être considérée comme une création de soi par soi c’est parce que « ne pas vivre dans le présent tout pur distingue en effet la personne humaine de l’animal inférieur. S’abstenant de répondre immédiatement aux excitations du moment, elle peut se donner un avenir qu’elle précise en fonction de la profondeur du passé qu’elle aura su, extatiquement, rejoindre ».21 La personne, selon Bergson, se décline donc dans la temporalité. L’unité et l’unicité de chaque personne réside dans cette synthèse temporelle, dans cette durée, qui lui confère une intériorité et un caractère qui s’expriment dans le langage, l’agir moral, et surtout dans les œuvres d’art qui sont généralement considérées comme les œuvres de l’esprit.
Ainsi donc, la pensée, la liberté, la durée ou l’intériorité humaine qui s’exprime à travers les œuvres de l’esprit, sont des éléments concrets et objectifs qui nous autorisent à penser que, tout en étant un organisme parmi tant d’autres, l’homme transcende le monde animal parce qu’il jouit d’une existence personnelle. Ce qui revient à dire que certaines pratiques qui ont cours dans le monde végétal et animal, comme l’eugénisme, c’est-à-dire la sélection des meilleures espèces ou des espèces les plus fortes, ne peuvent pas être transposées dans la société humaine. Mais jusque là la question de la dignité de la personne humaine n’est pas totalement résolue. Elle persiste car ce qui pose problème, c’est la conception même de cette liberté qui, selon Kant, arrache l’homme au déterminisme : toutes les aspirations individuelles des hommes, comme celle d’avoir un enfant sur mesure — le programme des bébés sur mesure ou l’eugénisme libéral — , sont-elles absolues ou alors on peut y apporter des limites rationnelles ? En d’autres termes, le rapport que l’homme doit entretenir avec les biotechnologies doit-il être commandé par une conception individualiste de la liberté ou alors il doit être régi par la responsabilité pour la survie de l’humanité actuelle et future ?
4. La responsabilité des biotechnologues pour la survie de l’humanité actuelle et future
L’éthique de la responsabilité d’Emmanuel Levinas et de Hans Jonas s’oppose à la conception individualiste de la liberté — au concept de l’individu-roi — et à la conviction selon laquelle l’homme, n’ayant pas une nature, est ce qu’il se fait et, par conséquent, aucune limite ne doit être imposée à son agir.
La pensée éthique d’Emmanuel Levinas est une véritable déconstruction de la solitude ontologique de Jean Paul Sartre et, par conséquent, une substitution de la conception individualiste de la liberté par la responsabilité pour l’autre homme et pour toute l’humanité.
Le point de divergence entre la pensée d’Emmanuel Levinas et celle de Jean Paul Sartre se situe au niveau de l’interprétation de l’intentionnalité husserlienne de la conscience qui signifie pour Sartre l’éclatement de la conscience vers le monde. En d’autres termes, la conscience, selon Sartre, n’est qu’une succession d’états de conscience. Ce qui veut dire qu’elle n’est pas une substance comme le cogito cartésien,22 une entité stable comme un juge intérieur qui accompagne toutes mes actions. Et c’est justement l’absence de ce juge intérieur et d’un fondement à l’existence qui justifie la totale liberté de l’homme. L’homme ne serait donc pas quelque chose de prédéfini, mais il se définit progressivement par ce qu’il fait. Il n’est pas, il doit se faire. Or, dans un article intitulé justement « La conscience non intentionnelle »,23 Levinas, contrairement à Sartre, soutient que l’intentionnalité suppose le non-intentionnel qui est la conscience morale. En d’autres termes, ce n’est pas la facticité contingente, le fait d’être-là sans cause et sans passé à assumer, qui est l’expérience originelle, mais c’est la conscience morale, c’est la conscience de l’autre, l’être-avec, l’appartenance à une famille, à un peuple, à une nation. Cette pensée d’Emmanuel Levinas trouve un écho favorable chez le philosophe camerounais Ndebi Biya qui affirme justement dans Etre, Pouvoir, et Génération que « les hommes ne naissent ni ne grandissent dans les éprouvettes »,24 mais dans une famille, dans une culture, dans un groupe. Ce qui apparaît encore plus clairement lorsque Théophile Obenga fait un rapprochement entre le visage et le nom :
Appeler quelqu’un en citant son nom, c’est, en Afrique noire profonde, le faire apparaître comme “homme”, c’est-à-dire un homme de tel village, de telle ethnie, de tel lignage, de telle famille, ayant eu de tels ancêtres: il s’agit de le situer dans le temps et l’espace, au même moment, pour le faire être vraiment “en son entier”. Nommer, c’est engendrer, c’est-à-dire faire apparaître une généalogie, une évolution25
Ce qui est d’ailleurs confirmé par certains hommes de sciences, comme Philippe Anthonioz, qui affirme :
Tout homme reçoit son identité de gamètes parentaux, il est donc forcément fils ou fille des gamètes qui l’ont conçu, son statut est filial. Les animaux mettent bas des petits. De l’espèce humaine naissent des enfants… .26
Ce n’est donc pas la facticité contingente ou le fait d’être-là, sans cause et sans passé à assumer, qui définit l’homme, mais c’est l’être-avec, c’est le primat de la responsabilité sur l’individualisme. En d’autres termes, nos prises de position par rapport aux questions de l’avortement, de l’utilisation des embryons, de l’euthanasie, du commerce des organes, de l’eugénisme libéral etc., ne doivent pas seulement être dictées par nos intérêts égoïstes, mais elles doivent tenir compte des autres, de l’humanité tout entière.
Dans Le principe responsabilité, Hans Jonas étend la responsabilité levinassienne à la biosphère et à l’avenir de l’humanité.
Avant notre époque, écrit Hans Jonas, les interventions de l’homme dans la nature étaient essentiellement de nature superficielle, sans pouvoir d’en perturber l’équilibre arrêté […], l’immutabilité essentielle de la nature en tant qu’ordre cosmologique, était l’arrière plan de toutes les entreprises de l’homme mortel […], la plus grande de ces œuvres fut la cité et à celle-ci il pouvait donner un certain degré de permanence, grâce aux lois qu’il inventait pour elle et qu’il se proposait d’honorer […], cette citadelle de sa propre création était le domaine complet et unique de la responsabilité humaine. La nature ne fut pas un objet de la responsabilité humaine. Elle prenait soin d’elle-même et prenait également soin de l’homme […]. Mais dans la cité, c’est-à-dire dans l’artefact social où les hommes ont commerce avec les hommes, l’intelligence doit se marier à la moralité, car celle-ci est l’âme de son existence. C’est bien ce cadre interhumain qu’habite toute l’éthique traditionnelle. . .27
En d’autres termes, l’éthique traditionnelle était essentiellement une éthique du prochain. Les hommes n’étaient responsables que de la permanence de l’ordre social, considéré comme un bien commun, car indispensable pour la survie de chacun. Il était donc question, à l’intérieur de cet ordre social et en vue de sa permanence, de ne faire à l’autre que ce qu’on peut souhaiter que l’autre nous fasse en retour. D’où l’impératif catégorique kantien : « agis de telle sorte que tu puisses également vouloir que ta maxime devienne une loi universelle ». Cette éthique traditionnelle ou éthique du prochain, explique Hans Jonas, n’est plus suffisante aujourd’hui car elle ne correspond plus aux aspirations de l’agir de l’homme moderne et contemporain. Car, si autrefois l’art n’affectait pas la nature des choses, si la question d’un endommagement définitif de l’ordre naturel ne se posait pas, si on estimait que l’entité homme est constante en son essence et n’est pas elle-même objet de la technè transformatrice, tel n’est plus le cas aujourd’hui, car l’homme est devenu sujet et objet de ses techniques et tend à expérimenter et à innover au sein de l’être humain lui-même. D’où la nécessité d’étendre la responsabilité humaine à la nature humaine et à l’équilibre même de la biosphère. Ainsi, écrit Hans Jonas :
Un impératif adapté au nouveau type de l’agir humain et qui s’adresse au nouveau type de sujets de l’agir s’énoncerait à peu près ainsi : « agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la Permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre » ; ou pour l’exprimer négativement : « agis de façon que les effets de ton action ne soient pas destructeurs pour la possibilité future d’une telle vie » ; ou simplement : « ne compromets pas les conditions pour la survie indéfinie de l’humanité sur terre » ; ou encore, formulé de nouveau positivement : « inclus dans ton choix actuel l’intégrité future de l’homme comme objet secondaire de ton vouloir. »28
Ce nouvel impératif tient compte du contexte démocratique qui est le notre et de l’hyperconscience des droits individuels qui le caractérise. C’est justement sur cette conception individualiste de la liberté humaine que Hans Jonas s’appuie pour affirmer que
Nous avons bien le droit de risquer notre propre vie, mais non celle de l’humanité […], nous n’avons pas le droit de choisir le non-être des générations futures à cause de l’être de la génération actuelle et nous n’avons même pas le droit de le risquer.29
Il ne s’agit pas ici d’une simple angoisse — une peur de rien — mais d’une inquiétude scientifiquement et même historiquement fondée. Car, comme écrit Jean-Jacques Wunenburger dans Questions d’éthique,
L’homme ne possède pas encore la maitrise de certaines de ses techniques et agit ainsi de manière souvent irresponsable. Beaucoup de technologies contemporaines, poursuit Wunenburger, ont déclenché des applications précipitées, sans que soient connus à l’avance les effets lointains, sans qu’on puisse mesurer les conséquences sur l’évolution de la survie de l’humanité. Si l’horreur suscitée par le lancement de la première arme atomique à Hiroshima a suffi, jusqu’à présent, à dissuader les Etats d’y recourir, dans des contextes autres qu’expérimentaux, beaucoup d’autres systèmes techniques ne donnent pas lieu à des évaluations si fulgurantes et ne permettent pas d’établir si leur usage porte atteinte à l’intégrité physique ou psychique de l’humanité.30
La psychose provoquée récemment par la bactérie I. Coli qui serait une souche bactériologique résistante aux antibiotiques et dont l’origine serait agricole, traduit la crainte très répandue d’une éventuelle création, par des manipulations génétiques, de nouveaux germes de maladies contre lesquelles l’espèce humaine n’a pas de défense naturelle. Mais bien plus, la récente explosion des réacteurs dans la centrale nucléaire de Fukushima, au Japon, à la suite du tsunami du 11 mars dernier, rappelle le spectre de Tchernobyl et montre bien que les dangers inhérents à l’industrie nucléaire sont loin d’être maîtrisés.
5. L’eugénisme libéral et les principes d’égalité et d’autonomie qui sont à la base de la société démocratique
L’eugénisme libéral est un exemple qui illustre bien comment les biotechnologies peuvent devenir une menace à la dignité de la personne humaine lorsqu’elles se mettent au service d’une conception individualiste de la liberté.
Au début de cette réflexion, nous avons précisé que la dignité renvoie à l’être de l’homme, elle est une qualité immanente à toute personne, elle est l’humanité même à laquelle tous les hommes appartiennent. Et cette humanité, c’est la rationalité, c’est le fait d’être doué de raison, c’est la faculté de juger, c’est-à-dire l’autonomie dans la détermination des choix de l’action.31 Cette autonomie qui trouve sa source dans le rationalisme libre de Descartes qui impose à chaque personne la responsabilité de penser par elle-même,32 a effectivement pris forme avec l’idée du 18ème siècle selon laquelle « les êtres humains sont dotés d’un sens moral, d’une intuition de ce qui est bien et de ce qui est mal ».33
La dignité humaine impose donc le respect de la volonté libre de chacun, l’égalité, c’est-à-dire l’indépendance de chaque personne vis-à-vis des autres, l’impossibilité de considérer l’autre homme comme sa propriété. Ce qui, sur le plan médical ou biomédical, se traduit par le respect des principes fondamentaux de l’inviolabilité, de l’indisponibilité du corps humain, de la non-patrimonialité des organes, des produits et des cellules issus du corps humain, du respect de l’intégrité de l’espèce humaine et, surtout, de la primauté du consentement de la personne.
Que signifie donc l’eugénisme libéral et pourquoi constitue-t-il une menace à la dignité de la personne humaine ?
L’eugénisme, en général, désigne « l’ensemble des méthodes qui visent à améliorer le patrimoine génétique de l’homme en limitant la reproduction des individus porteurs de caractères jugés défavorables ou en promouvant celle des individus porteurs de caractères jugés favorables ».34 L’eugénisme libéral, quant à lui, est ce courant d’idée qui soutient que la liberté des individus doit être étendue aux caractéristiques physiques et psychiques de leur progéniture. Il se distingue de l’eugénisme idéologique qui désigne tout programme étatique et centralisé de création d’un homme nouveau ou d’amélioration de la race. Mais, étant donné que le spectre de cette dernière forme d’eugénisme qui rappelle évidemment l’extermination nazie semble s’éloigner de l’humanité grâce à la proclamation des droits de l’homme et à la démocratie qui s’installe progressivement partout dans le monde, c’est plutôt l’eugénisme libéral qui gagne progressivement du terrain et pose d’énormes questions éthiques. Car, ce programme de bébé sur mesure fait nécessairement recours aux techniques de diagnostic prénatal35 et de diagnostic préimplantatoire36 qui comportent la discrimination de certaines catégories d’êtres humains jugés indésirables comme les handicapés, les albinos etc. Mais surtout, ce programme de bébé sur mesure comporte la violation de l’autonomie ou l’indépendance de l’enfant à naitre qui tend à avoir un prix, or la personne n’a pas de prix, et qui tend par conséquent à devenir la propriété de ceux qui le désirent à tout prix et qui prennent à sa place et sans son consentement des décisions délicates comme par exemple le fait que ce dernier devra vivre toute sa vie sans connaitre son parent biologique qui est le donateur du sperme37 et qui, par la loi, en France par exemple, est tenu à l’anonymat.
En outre, le diagnostic préimplantatoire pose le problème des embryons surnuméraires : Doit-on permettre aux généticiens d’utiliser les embryons surnuméraires issus des programmes de lutte contre la stérilité afin de créer de nouvelles thérapies génétiques? Si oui, peut-on alors concevoir et sélectionner des embryons humains pour constituer des donneurs de tissus compatibles avec les besoins des receveurs? Peut-on créer une race d’esclaves pour les besoins de la science? La réponse est naturellement négative. Car tout ceci s’oppose aux principes fondamentaux de l’indisponibilité du corps humain, de la non-patrimonialité des organes, des produits et des cellules issus du corps humain.
Le diagnostic prénatal quant à lui pose premièrement le problème de l’interruption volontaire des grossesses et donc celui du statut de l’embryon humain évoqué plus haut. Mais surtout, cette véritable chasse aux anomalies chromosomiques du fœtus nous oriente vers une forme scientifique de sélection qui est moralement inacceptable. Car, ne favoriser que la naissance des individus « normaux » est une mesure discriminatoire : il s’agit de revenir à la discrimination envers les albinos, les handicapés, les paralytiques, etc.
On en arrive finalement à un paradoxe suffisamment extraordinaire pour nous interpeller : notre monde qui prône la défense des droits de l’homme est en train de mettre en place, notamment par le biais des manipulations génétiques, une société qui au lieu d’amoindrir les différences tend à les accentuer.38
En fait la discrimination entre les hommes qu’encourage cette véritable chasse aux anomalies chromosomiques du fœtus ne s’oppose pas seulement au principe de l’égalité entre les hommes. Il menace également celui du respect de l’intégrité de l’espèce humaine évoqué plus haut. Ce qui nous permet de mieux comprendre les réactions de deux éminents penseurs contemporains comme Francis Fukuyama et Jürgen Habermas qui s’opposent énergiquement aux programmes de bébé sur mesure. Dans La fin de l’homme. Les conséquences de la révolution biotechnique,39
Fukuyama ne congédie pas toutes les techniques habituellement qualifiées d’eugénistes. Il distingue soigneusement eugénisme de l’homme nouveau et eugénisme du « bébé sur mesure ». Ce dernier doit être interdit non pas parce que chaque enfant est un don de Dieu (motif religieux) mais parce qu’il détruit l’égalité des droits (raison démocratique). (En d’autres termes), l’amélioration des capacités physiques et psychiques de certains individus risque de créer entre les hommes des inégalités si importantes que l’unité de l’espèce humaine deviendrait illusoire.40
Ainsi, selon Fukuyama qui n’est pas un bio-catastrophiste,41 mais un défendeur de la démocratie, tout ce qui menace l’égalité ou la liberté doit être banni. Habermas se situe dans le même ordre d’idée :
Il pense que les êtres génétiquement programmés par leurs parents éprouveraient de grandes difficultés à se considérer eux-mêmes comme des sujets auteurs de leur propre biographie : ils seraient en proie à un puissant sentiment d’hétéronomie. Le principe de responsabilité personnelle serait, en conséquence, profondément mis à mal.42
Ainsi, la principale thèse de L’avenir de la nature humaine43 est que l’eugénisme libéral ne favorise pas la liberté44 mais combat en fait les principes de responsabilité personnelle, d’égalité, et d’autonomie.
6. Conclusion
Poser le problème du rapport entre les progrès des biotechnologies et la dignité de la personne humaine, c’est en quelque sorte rappeler l’ambiguïté de la figure de Prométhée : « Prométhée malheureux apprenti sorcier ou brillant civilisateur ? Avènement de la conscience du savoir humain ou acteur de notre chute dans l’age de fer ? ».45
Ce travail nous a permis de mettre en évidence la relation intrinsèque qui existe entre la recherche sur le vivant, l’agriculture, l’élevage et la médecine etc. De sorte que les progrès enregistrés dans les domaines de la biologie, de la chimie moléculaire et de la génétique, permettent de réaliser des innovations dans les domaines de l’agriculture,46 de l’élevage et de la médecine. Ainsi, les biotechnologies permettent de satisfaire les besoins alimentaires d’une population mondiale en croissance exponentielle et de guérir les maladies qui autrefois étaient considérées comme incurables. De ce point de vue, il est évident que les biotechnologies améliorent notre condition sur la terre, augmentent notre liberté par rapport à certains phénomènes comme la reproduction, qui jusqu’à il y a trente ans, était encore marquée du saut de la fatalité : fatalité de la grossesse, fatalité de la stérilité, fatalité de la transmission de la maladie génétique. Ce qui nous autorise à affirmer que les biotechnologies contribuent à l’épanouissement de l’homme, lui confèrent une plus grande dignité et lui permettent d’être chez lui dans le monde.
Cependant, les biotechnologies opèrent un passage du réductionnisme méthodologique au réductionnisme métaphysique qui est inacceptable. Une chose est de dire qu’en tant qu’organisme vivant l’homme obéit aux lois de la matière organique et une autre est d’affirmer qu’il n’est qu’un organisme vivant parmi tant d’autres. Pour réfuter ce réductionnisme métaphysique nous nous sommes appuyés sur d’éminents philosophes comme Socrate, Kant ou Bergson pour montrer que l’homme a bien sûr un corps qui obéit aux lois de la matière organique, mais il jouit également d’une pensée, d’une liberté et d’une intériorité qui l’arrachent qu déterminisme. Nous avons aussi tenu à préciser que cette liberté qui arrache l’homme au déterminisme et lui confère une certaine transcendance par rapport aux mondes végétal et animal n’est pas la reconnaissance de toutes nos aspirations individualistes, comme celle d’avoir un enfant à tout prix ou celle d’avoir un enfant sur mesure, au contraire, elle doit être comprise comme une responsabilité pour la survie de l’humanité actuelle et future.
7. Bibliographie
- Agacinski, S., Corps en miette, Flammarion, 2009. 140 p.
- Anthonioz, P., « La biologie au secours de la réflexion éthique », in L’embryon, Actes du colloque « Bioéthique » tenu à l’Institut Catholique de Rennes le 25 novembre 2008, Parole et Silence, pp. 29-45.
- Begorre-Bret, C., « F. Fukuyama : La fin de l’homme. Les conséquences de la révolution technologique. J. Habermas : L’avenir de la nature humaine. Vers un eugénisme libéral. D. Lecourt : Humain, post-humain », in Les Etudes Philosophiques, Mai 2004, Presses Universitaires de France, Paris, pp. 253-264
- Brehier, E., Histoire de la philosophie. Xvii-Xviii siècle, Quadrige / Presses Universitaires de France, Paris, 1993 p. 560
- Buican, D., Evolution de la pensée biologique, Hachette, Paris, 1995, 155 p.
- Canto-Sperber , M., Que peut l’éthique ? Faire face à l’homme qui vient, Textuel, Paris, 2008, 107 p.
- Chalmers, A., F., Qu’est-ce que la science ? Popper, Kuhn, Lakatos, Feyerabend, Biblio Essais, Paris, 2006, 287.
- Crapulli, G., Introduwione a Descartes, Laterza, Roma, 2005, 292 p.
- DE Belloy, C., « Personne divine, personne humaine selon Thomas d’Aquin : l’irréductible analogie », in Les Etudes Philosophiques, Avril 2007, Puf, Paris, pp. 163-181.
- Feltz, B., La science et le vivant. Introduction à la philosophie des sciences de la vie, De Boeck Université, Bruxelles, 2003, 220 p.
- Francis Fukuyama, La fin de l’homme. Les conséquences de la révolution biotechnique, Paris, La table ronde, 2002, 366p.
- Gros, F., L’ingénierie du vivant, Editions Odile Jacop, 1990, 237 p.
- Habermas, J., L’avenir de la nature humaine. Vers un eugénisme libéral? , Paris, Gallimard, 2002, 180p.
- Jean, P., (sous la direction de), Ethique et génétique, Actes du Colloque de Nouméa 25 juillet 1997, L’Harmattan, 2000, 257 p.
- Jonas, H., Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, Flammarion, 470 p.
- Kuhn, T., S., La structure des révolutions scientifiques, Champs/Flammarion, 1983, 285 p.
- L’Aventure Humaine. Savoirs, libertés, pouvoirs, N° 11/2000, Presses Universitaires de France, Paris, 2001, 156 p.
- Levinas, E., Autrement qu’être, ou, au-delà de l’essence, Martinus Nijhoff, La Haye 1974.
- Lipovetsky, G., Le crépuscule du devoir, Gallimard, Paris, 1992, 293 p.
- Magee, B., Histoire illustrée de la philosophie, Le pré aux clercs, Londres, 2000, 240 p.
- Maritain, J., Trois réformateurs : Luther, Descartes, Rousseau, Plon, Paris, 1925, 285 p.
- Ndebi Biya, Etre, pouvoir et génération, L’Harmattan, Paris, 1987, 135 p.
- Riquier, C., « Bergson et le problème de la personnalité : la personne dans tous ses états », in Les Etudes Philosophiques, Avril 2007, Puf, Paris, pp, 193-214.
- Russ, J., La pensée éthique contemporaine, Presses Universitaires de France, Paris, 1994, 127 p.
- Weber, A., Huisman, D., Histoire de la philosophie antique et médiévale, Librairie Fischbacher, Paris, 1964, 270 p.
- Wilson, Edward O., Sociology, The New Synthesis, Harvard University Press, 1975.
- Wunenburger, J., Questions d’éthique, Presses Universitaires de France, Paris, 1993.
-
Sapere aude !, en d’autres termes, Ait le courage de te servir de ton intelligence ! C’était le mot d’ordre des Lumières. Ce qui caractérise l’illuminisme c’est la primauté donnée à la raison. ↩︎
-
La défense de la dignité humaine signifie la promotion de l’autonomie, c’est-à-dire la défense des conditions de l’exercice d’une volonté libre et éclairée, en commençant par les conditions matérielles. Car, « une personne ne peut être autonome que si des conditions suffisantes à sa survie sont réunies. (En d’autres termes), il n’y a pas de liberté, pas de dignité, dans le dénuement où règne la nécessité », Roger Mislawsky, « Dignité, autonomie, vulnérabilité : approche juridique », in Traité de bioéthique. I- Fondements, principes, répères, sous la direction d’Emmanuel Hirsch, Paris, èrès, 2010, p. 270. C’est ce qui justifie et fonde les institutions comme la sécurité sociale et le service public qui ont pour objectif de répondre à cette dimension de la dignité. ↩︎
-
Selon la Convention d’Oviedo de 1997, la Convention européenne de 1998 portant interdiction du clonage des êtres humains, et les lois françaises de bioéthique de 1994 et de 2004. ↩︎
-
Les principes de l’indisponibilité du corps humain, de la non-patrimonialité des organes, des produits et des cellules issus du corps humain, traduisent justement le fait que personne ne peut considérer l’autre comme sa propriété, personne ne peut considérer l’homme — même sa propre personne — comme un bien commercialisable. ↩︎
-
Roger Mislawski, « Dignité, autonomie, vulnérabilité : approche juridique », in Traité de bioéthique. Fondements, principes, repères, sous la direction d’Emmanuel Hirsch, Paris, èrès, 2010, pp. 266-267. ↩︎
-
Pour Aristote et pendant tout le Moyen âge, c’est la métaphysique, c’est-à-dire la connaissance de la finalité de chaque chose, qui était la science par excellence, la science rectrice, celle qui commandait toutes les autres. De sorte que dans tous les autres domaines de la connaissance on ne pouvait rien affirmer qui aille contre cet ordre cosmologique ou ce finalisme qui se fonde sur Dieu. Le concept de Moyen âge, inventé par les humanistes du 14ème siècle, désigne justement cette longue période historique pendant laquelle la physique, les arts et la littérature, étaient subordonnées à la métaphysique, c’est-à-dire à cette théologie rationnelle. Il faudra attendre les temps modernes pour voir la science s’affranchir de la métaphysique. ↩︎
-
E., Bréhier, Histoire de la philosophie. XVII — XVIII siècles, Paris, Puf, 1993, p. 34. ↩︎
-
Il a publié en 1859 L’origine des espèces par la sélection naturelle. ↩︎
-
Auteur d’une Introduction à l’étude de la médecine expérimentale. ↩︎
-
Infiniment petits unicellulaires qui constituent un monde extrêmement complexe où se rencontrent bactéries, algues, moisissures inférieures, protozoaires ainsi que tous les virus. ↩︎
-
François Gros, L’ingénierie du vivant, Paris, Odile Jacob, 1990, p. 61. ↩︎
-
Denis Buican, Evolution de la pensée biologique, Paris, Hachette, 1995, p. 113. ↩︎
-
« À l’époque où Pasteur et Koch identifient les premiers et principaux agents microbiens responsables des grandes maladies contagieuses, les maladies microbiennes constituent la première cause de mortalité en Europe […]. Aujourd’hui la mortalité infectieuse a reculé, au point de n’être le plus souvent qu’un mauvais souvenir […]. En 1982, l’OMS, constatant que la variole avait pratiquement disparu de la surface du globe, a décrété que la vaccination contre ce qui fut l’un des fléaux du passé n’était plus obligatoire », François Gros, Op. cit., p.53. ↩︎
-
L’insuline, commercialisée depuis 1982 sous le nom d’humuline, a été le premier produit thérapeutique fabriqué par les techniques de l’ADN recombinant. On peut aussi citer entre autres, l’albumine (protéine majeure du sang) qui a été clonée avec succès, le facteur antihémophilique A qui restaure l’aptitude à la coagulation du sang chez la plupart des hémophiles. Sans oublier l’hormone de croissance humaine ou HGH (human growth hormone), dont l’emploi suscite bien des espoirs, voir François Gros, op.cit. p. 105. ↩︎
-
Obtenus par génie génétique, c’est-à-dire les vaccins dont la préparation n’est pas tributaire des agents pathogènes inactivés mais dérive de certaines fractions obtenues par génie génétique. ↩︎
-
Vacciner contre l’hépatite B revient à se prémunir contre un des cancers humains les plus pernicieux, le cancer du sang. ↩︎
-
Le vitalisme, le finalisme, et le mécanisme représentent les conceptions fondamentales autour desquelles s’est édifiée, au cours du temps, la réflexion sur le vivant. Les vitalistes n’admettent pas que les phénomènes de la vie puissent s’expliquer par le seul jeu des forces mécaniques (physiques et chimiques) et sont amenés à invoquer un mystérieux principe vital pour expliquer le vivant. Mais comme explique François Jacob dans La logique du vivant (1970), devant le développement de la science expérimentale, de la biochimie, et de la génétique, on ne peut plus sérieusement invoquer quelque principe inconnu pour rendre compte des êtres vivants et de leurs propriétés. Car l’ADN (acide désoxyribonucléique) qui obéit à toutes les propriétés de la matière inerte apparait comme la molécule interface entre l’inerte et le vivant, mais respectant justement les règles du non vivant, consacre la victoire du mécanisme sur le vitalisme. Cependant, le mécanisme pur et simple (la vie est uniquement le résultat de relations physiques et chimique), comme le vitalisme, est une conception insoutenable. Car, comme le rappelle Jacques Monod — Prix Nobel de médecine (1965) — dans Le hasard et la nécessité, les êtres vivants se distinguent de toutes les autres structures par leur dessein et leur projet, c’est-à-dire leur tendance à conserver l’intégrité et la totalité de leur structure et la reproduire. Jacques Monod a baptisé téléonomie cette activité cohérente, orientée et constructive du vivant en vue de se conserver et de se reproduire. Ainsi, même si l’intuition de construire une science biologique en lui appliquant les lois de la physique et de la chimie s’est révélée très féconde, il ne faut pas oublier qu’une explication cohérente et complète du monde vivant exige une synthèse du mécanisme et du finalisme. ↩︎
-
Camille Riquier, « Bergson et le problème de la personnalité », in Les Etudes Philosophiques, Avril 2007, Paris, Puf, p. 209. ↩︎
-
Ibid, p. 209. ↩︎
-
Ibid, p. 207. ↩︎
-
Ibid, 205. ↩︎
-
Dans son Discours sur la méthode Descartes découvre, au terme de son doute, qu’il est « une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser ». ↩︎
-
Levinas, « La conscience non intentionnelle », in C. Chalier ed., Emmanuel Levinas, Paris, L’Herne, 1991, pp. 113 — 137. ↩︎
-
Ndebi Biya, Etre, pouvoir et génération, Paris, L’Harmattan, 1987p. 112. ↩︎
-
T., Obenga, La philosophie africaine de la période pharaonique, l’Harmattan, Paris, 2000, cité par Ndebi Biya, Sans perdre de vue, l’Harmattan, Paris, 2005, p. 108. ↩︎
-
Philippe Anthonioz, « La biologie au secours de la réflexion éthique », in L’embryon, Actes du colloque « Bioéthique » tenu à l’Institut Catholique de Rennes le 25 novembre 2008, p. 35. ↩︎
-
H. Jonas, Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, Flammarion, pp. 24-26. ↩︎
-
Ibid., p. 40. ↩︎
-
Ibid, p.40. ↩︎
-
Jean-Jacques Wunenburger, Questions d’éthique, Paris, Presses Universitaires de France, 1993, p. 324. ↩︎
-
Roger Mislawski, « Dignité, autonomie, vulnérabilité : approche juridique », in Traité de bioéthique. I- Fondements, principes, repères, sous la direction d’Emmanuel Hirsch, Paris, èrès, 2010, p. 270. ↩︎
-
Charles Taylor, Le malaise de la modernité, Paris, Cerf, 2002, p. 33. ↩︎
-
Ibid., p. 33. Pour les philosophes des Lumières, L’homme peut trouver en lui-même des lumières lui faisant connaitre et accomplir ce qui est juste. Autrement dit, les règles morales ne sont plus fondées sur l’enseignement révélé, mais elles procèdent d’une voix intérieure. La morale ne fait plus partie du culte rendu à Dieu, elle ne procède plus d’un calcul des récompenses et des châtiments divins, elle procède de l’homme et a pour fin l’homme : elle procède de la volonté de l’homme et a pour fin la bonne volonté. En d’autres termes, une fois que la morale a été détachée de la religion — ce que Gilles Lipovetsky appelle le processus de sécularisation de l’éthique dans Le crépuscule du devoir. L’éthique indolore des nouveaux temps démocratiques, Paris, Gallimard, 1992, p. 24 - ce n’est plus Dieu mais c’est l’homme qui devient la fin de l’agir humain, c’est l’individu humain qui devient la valeur absolue (Ibid., p. 25). Or, considérer l’homme ou plus exactement l’individu humain comme une valeur absolue, comme une fin — jamais comme un moyen — c’est respecter son autonomie, c’est-à-dire sa volonté libre. Toute violation de cette volonté libre sera désormais considérée comme une atteinte à la dignité humaine. ↩︎
-
Marie-Sybille Regent, « Eugénisme et société », in Ethique et génétique, Actes du colloque de Nouméa 25 juillet 1997, Harmattan, Paris, 2000, p. 19. ↩︎
-
Le diagnostic prénatal vise à déceler chez l’embryon qui est encore dans le sein maternel les gènes porteurs d’altérations pouvant donner lieu è des maladies héréditaires. ↩︎
-
Le diagnostic préimplantatoire est le dépistage des pathologies génétiques dont pourraient être victimes les embryons conçus in vitro avant leur insémination. ↩︎
-
Si une femme veut avoir un enfant intelligent, elle peut solliciter une fécondation avec le sperme d’un prix Nobel en faisant recours aux banques de sperme. ↩︎
-
« Eugénisme et société », in Ethique et génétique, Actes du colloque de Nouméa, 25 juillet 1997, Paris, Harmattan, 2000, p. 21. ↩︎
-
Francis Fukuyama, La fin de l’homme. Les conséquences de la révolution biotechnique, Paris, La table ronde, 2002, 366p. ↩︎
-
Cyrille Bégorre-Bret, « F. Fukuyama : La fin de l’homme. Les conséquences de la révolution technologique. J. Habermas : L’avenir de la nature humaine. Vers un eugénisme libéral. D. Lecourt : Humain, post-humain », in Les Etudes Philosophiques, Mai 2004, Puf, p. 256. ↩︎
-
Les bio-catastrophistes sont ceux qui pensent que l’essor des biotechnologies conduit l’humanité au suicide. ↩︎
-
Cyrille Bégorre-Bret, Op. Cit., p. 260. ↩︎
-
J., Habermas, L’avenir de la nature humaine. Vers un eugénisme libéral?, Paris, Gallimard, 2002, 180p. ↩︎
-
Liberté des individus de déterminer les caractéristiques physiques et psychiques de leur progéniture, ce qu’on appelle « bébé sur mesure ». ↩︎
-
A, Malterre, « Apprenti-sorcier, homme-dieu ?les fantasmes à l’œuvre dans la production de la bioéthique », in Ethique et génétique, Actes du colloque de Nouméa, 25 juillet 1997, Harmattan, Paris, 2000, p. 49. ↩︎
-
Si les enfants continuent à mourir de faim dans les pays du tiers monde c’est parce que les pays du tiers monde ne profitent pas des innovations de la recherche comme les pays du nord. En outre les pays en voie de développement peinent à trouver un équilibre raisonnable entre la production qui assure l’autosuffisance alimentaire et celle qui fait rentrer des devises afin d’acheter des biens et l’équipement. Souvent les cultures vivrières sont le fait de fermes de petites dimensions, alors que les cultures d’exportation se pratiquent dans de grandes surfaces. ↩︎