Figures de l’intersubjectivité. Michel Henry critique des Méditations cartésiennes de Husserl

1. Phénoménologie et intersubjectivité : une question ouverte

Le thème de l’intersubjectivité représente sans nul doute une parmi les questions à la fois les plus complexes et les plus fécondes pour la tradition phénoménologique en général, et notamment pour celle française. Sa complexité découle premièrement du problème d’une correcte lecture et interprétation des œuvres husserliennes publiées Husserl vivant et de la prodigeuse quantité de manuscripts inédits, dont la publication — comme on le sait — est en cours dans les volumes des Husserliana.1 Cela produit un certain dédoublement, responsable du fait que toute une génération de phénoménologues français — peut-être même une seconde — a privilégié certains textes d’Husserl, parfois déjà disponibles en traduction française,2 en dépit d’autres encore presque inconnus, en contribuant, son malgré, à consolider une certaine image hyper-idéalistique de la pensée du père de la phénoménologie, sans pouvoir rendre justice à la véritable complexité de son œuvre en général et surtout en ce qui concerne les passages qui montrent clairement son profond intérêt pour l’intersubjectivité, tout au contraire d’une tradition incentrée sur l’idée de son attention tardive à cette question. C’est à cette situation historique préalable qu’il faut se référer quand on s’interroge — comme nous chercherons à le faire ici — sur les rapports entre la phénoménologie matérielle de Michel Henry et la phénoménologie transcendentale de Husserl à propos de l’intersubjectivité.

Certes, les inédits husserliens ne cachent pas des véritables tournants ou des points en ouverte divergence avec les ouvrages publiés, mais ils constituent une mine d’indications, d’approfondissements et de développements des questions déjà visées en forme « publique. » En particulier, dans les manuscripts sur l’intersubjectivité on peut voir à l’œuvre un spectre de possibilités pour l’intersubjectivité beaucoup plus vaste par rapport au modèle cartésien qui se fait jour dans les Ideen II et les Méditations cartésiennes. En fait, les tomes XIII, XIV et XV des Husserliana, Zur Intersubjektivität, édités par Iso Kern en 1973, développent toutes les implications théoriques dont les Ideen II et les Méditations cartésiennes — ouvrages de référence à propos de l’intersubjectivité — sont déjà chargés. Dans ces trois volumes, Kern a organisé les inédits husserliens sur l’intersubjectivité en respectant un critère chronologique, ménageant des sous-périodisations afin de montrer l’évolution des concepts rélatifs à cette question générale. En 2001 a paru la traduction française de ces volumes, éditée par Nathalie Depraz ;3 dans son Introduction, elle explique les raisons qui l’ont menée à se détacher de l’impostation de Kern et à choisir un critère thématique de regroupement des textes husserliens. Si l’on tient compte — comme d’ailleurs Kern et Depraz le montrent — du caractère cumulatif de la question de l’intersubjectivité — le volume XIII couvre quinze années en 487 p., le XIV huit années en 565 p. et le XV sept années en 673 p. —, on s’aperçoit que, loin d’assurer une qualité supérieure des textes eux-mêmes et une argumentation déterminante sur ce problème, cet accroissement correspond plutôt à une attention plus nette de Husserl pour l’intersubjectivité à mesure que les années passent. Cependant, il ne va pas de soi que cet intérêt accru répresente une plus profonde compréhension de l’intersubjectivité par Husserl : donc, si le critère chronologique d’organisation des textes a l’indoutable mérite de montrer clairement que l’intérêt husserlien pour l’intersubjectivité n’est ni tardif — comme on l’a souvent soutenu — ni aucunement sécondaire, il risque de cacher une décision théorique de fond responsable de la mise à côté de certains textes (consacrés à l’éthique, à la temporalité, etc.), à savoir la thèse — défendue par Kern — de la nature intersubjective de toute problématique phénoménologique, voire philosophique en général. Si l’on suspend cette thèse, comme le fait Depraz, et l’on cherche à regrouper les manuscripts autour des différentes phases de l’évolution de l’intersubjectivité dans la pensée de Husserl, on pourra inclure un nombre beaucoup plus grand de textes, peut-être en contribuant à une compréhension plus cohérente de cette question ouverte — peut-être de cette blessure — au sein de la phénoménologie.

Le critère thématique que Depraz propose se fonde sur la revendication du caractère strictement phénoménologique de la question de l’intersubjectivité, c’est-à-dire sur son rapport avec l’opératoire phénoménologique par excellence : la réduction. Or, suivant ce fil conducteur dans la lecture des manuscripts husserliens sur l’intersubjectivité, Depraz parvient à trois figures de l’intersubjectivité elle-même : a) l’empathie dans la voie de la réduction « cartésienne », b) la réduction intersubjective dans la voie de la psychologie4 et c) le monde communautaire de l’esprit dans la voie de la réduction au « monde de la vie. » Naturellement, ces trois figures s’entrelacent réciproquement, parfois comme si l’une fût le prolongement ou le développement de l’autre : par exemple, si la figure de l’empathie — comme Depraz le montre dans son Introduction aux deux volumes sur l’intersubjectivité — domine les années 1905-’10, le figures de la réduction intersubjective et du monde spirituel commun seront thématisées à partir des années 1910-’11. En plus, si l’empathie constitue un approfondissement du parcours suivi dans les Méditations cartésiennes, la réduction intersubjective doit être située dans le contexte des deux dernières sections de la Philosophie première et du volume IX des Husserliana intitulé Psychologie phénoménologique, tandis que le monde spirituel commun doit être compris en rapport avec les Ideen II e la Krisis.

Parmi ces trois figures de l’intersubjectivité, celle qui a marqué le plus profondement le débat phénoménologique en France est sans aucun doute la première, l’empathie (Einfühlung), à laquelle s’entrelace la notion d’analogie, bref la « voie cartésienne. »5 Essayons premièrement de la reconstruire dans ses traits principaux, afin de montrer quelles seront les critiques que Michel Henry opposera à Husserl, en parvenant à un modèle phénoménologique de l’intersubjectivité tout à fait nouveau et qui, jusqu’à présent, n’a jamais cessé de « donner à penser. »

Dans le bref § 29 du premier tome des Idées directrices pour une phénoménologie de 1913, Husserl pose la question des « autres sujets personnels et l’environement naturel de type intersubjectif. »6 Il s’agit de quelques lignes, mais chargées des consequences qui auraient remis en question l’enjeu et le futur de la phénoménologie.

Ce qui est vrai de moi vaut aussi, je le sais bien, pour tous les autres hommes que je trouve présents dans mon environnement. […] le champ actuel de la perception et du souvenir différencie chaque sujet, sans compter que même ce qui en est connu en commun, à titre d’intersubjectif, accède à la conscience de façon différente, sous des modes différents d’appréhension. […] nous arrivons à nous comprendre avec nos voisins et posons en commun une réalité objective (objektive Wirklichkeit) d’ordre spatio-temporel qui forme ainsi pour nous tous l’environnement des existants, bien qu’en même temps nous en fassions nous-même partie.7

Cette considération, secondaire dans le contexte de Ideen I, trouve son développement dans le § 18 du second tome des Idées, où Husserl remarque clairement que le sujet de l’expérience n’est pas, à bien voir, un sujet solipsistique, mais un sujet parmi beaucoup d’autres :

Imaginons alors que soudain, à un moment donné […], entrent en scène, dans mon domaine d’expérience, des corps des chair (Leiber) qui sont autant des choses comprises et à comprendre comme des corps d’hommes. Voici que, tout d’un coup et pour la première fois, des hommes sont là pour moi, avec lesquels je peux m’entendre. […] Reste maintenant un problème à élucider : comment un rapport à une multitude d’hommes qui ont commerce les uns avec les autres intervient dans l’appréhension d’une chose en tant qu’“objectivement réale” ? Ce “comment” est tout d’abord fort énigmatique, car enfin, à ce qu’il semble, quand nous accomplissons une appréhension de chose, nous ne faisons pas sans cesse entrer en ligne de compte un certain nombre de nos semblables et en particulier en tant qu’il s’agirait pour ainsi dire de faire appel à eux.8

Cela signifie que la subjectivité transcendentale dans laquelle tout être et toute signification se constituent n’est pas la subjectivité singulière, mais l’intersubjectivité transcendentale. Il s’agit ici des questions fondamentales que Husserl abordera dans ses Méditations cartésiennes, notamment dans la cinquième.

Cherchons à clairifier la question que Husserl doit articuler : comment est-il possible que, à l’intérieur de mon flux de conscience, s’annonce un autre flux de conscience et donc un autre sujet égologique, ou mieux, beaucoup d’autres sujets égologiques qui contribuent à la constitution d’une nature commune, objective, c’est-à-dire d’une « théorie transcendentale du monde objectif » ?9 Il s’agit sans doute d’un problème très ardu pour Husserl car, premièrement, tout se constitue dans ma conscience : quand on parle d’un objet, celui-ci est quelque chose pour moi seulement en tant qu’il se constitue en moi à travers un procès synthétique. Or, la même chose vaut aussi pour l’autre sujet, qui peut être quelque chose pour moi seulement en tant qu’il se constitue grâce à la fonction synthétique de ma conscience, donc en tant que mon objet intentionnel. Toutefois, dans ce cas, la phénoménologie ne pourrait pas éviter la ménace du solipsisme, un solipsisme transcendental incapable d’outrepasser le flux de conscience et l’immanence de la conscience phénoménologiquement réduite. Husserl est bien conscient de ce risque, il veut garder la phénoménologie de ce danger qui la ménace jusqu’à ses racines les plus profondes. Voilà les raisons qui mènent Husserl à accomplir une parmi ses analyses les plus complexes : la description de notre expérience de l’autre, en soulignant de quel type d’expérience il s’agit, à savoir ce qu’il est implicitement donné quand on rencontre un objet comme un alter ego. En d’autres termes, il s’agit de décrire phénoménologiquement notre expérience de l’extranéité subjective et son contenu noétique-noématique, c’est-à-dire d’un côté le mode d’être et la Gegebenheit de cet objet particulier, l’alter ego, et de l’autre côté les actes par lesquels nous le saisissons en tant qu’une conscience autre. Or, on peut s’apercevoir facilement que nous faisons expérience des autres soit en tant qu’objets psychophysiques dans le monde, soit en tant que sujets faisant expérience du même monde : en d’autres termes, nous faisons expérience des autres soit en tant qu’objets mondains soit en tant que sujets d’expérience auxquels le monde se montre de la même façon qu’il se montre à nous. Bien qu’on demeure dans le cadre de la vie réduite à sa sphère transcendentale, bien qu’on s’arrête à l’autre en tant que phénomène pur, il est clair que nous ne faisons pas expérience du monde en tant que synthèse privée et personnelle, mais comme quelque chose d’originairement intersubjectif, accessible à tout ego à travers ses unités phénoménologiques essentielles. Cela signifie que le sens d’être objectif du monde implique la présence-pour-chacun, donc que l’idée du monde objectif renvoie aux autres sujets : le phénomène n’est pas seulement ce que je vois, mais aussi ce que l’autre voit en même temps — peut-être le côté du phénomène caché à moi — , et nous deux voyons la même chose, bien qu’à partir d’une différente orientation spatiale.

Pour ces raisons, si la phénoménologie ne doit pas se réduire à une forme subtile de solipsisme, Husserl — à un certain point de sa réflexion — se trouve comme forcé à clarifier la véritable portée de la question de l’intersubjectivité pour le futur de la phénoménologie elle-même. Comment se profile-t-elle notre expérience de l’alter ego, quel est son mode de donation, et pourquoi nous attribuons à un certain corps une conscience comme la nôtre, autrement que les choses que nous retenons des êtres inanimés ? Voilà les questions qui occupent les celèbres Méditations cartésiennes, et notamment la cinquième. Husserl y introduit une épochè particulière, à accomplir au sein de la même sphère transcendentale : elle consiste à mettre entre parenthèses « toutes les fonctions constitutives de l’intentionalité qui se rapporte directement ou indirectement aux subjectivités étrangères. »10 De cette façon, on exclut toutes les apperceptions du monde qui renvoient, à cause de leur essence sociale, aux autres ego. Il s’agit donc d’exercer une épochè abstractive par laquelle l’ego se réduit à sa sphère plus propre (Eigenheit), c’est-à-dire à les unités synthétiques qui n’impliquent pas des autres sujets, à ce que lui est donné de façon propre, à ce que se constitue uniquement à son intérieur sans demander l’aide de n’importe quel autre sujet. À mésure qu’on accomplit cette réduction, « on trouve, appartenant d’une manière immédiate à l’ego, la division de tout son champ transcendental d’expérience en sphère qui lui appartient, y compris la couche cohérente de son expérience du monde, réduite à l’appartenance, et en sphère de ce qui lui est étranger. »11 Cette expérience primordiale parvient à un niveau fondamental du moi, sans lequel il n’est possible de faire expérience ni de l’alter ego ni du monde objectif. Par cette abstraction, en fait, on peut parvenir à un degré inférieur de la conscience — Husserl emploie le concept de eigentliche Natur — , à savoir au niveau d’expérience qui implique seulement une constitution solipsistique et qui doit demeurer bien distingué de la nature (objet des sciences naturelles), produit intersubjectif par excellence. Il s’agit d’un niveau si originaire qu’il ne pourrait pas être frappé même par la decouverte éventuelle de la non-existence des autres. Dans cette pure « nature », donc en ce qui appartiendrait à mon expérience même si j’étais seul au monde, je peux trouver de façon privilegiée « mon corps organique » (Leib), c’est-à-dire le seul corps qui n’est pas seulement un corps en sens physique (Körper).12 Tandis que les autres corps sont purs objets que je vois de l’extérieur, mon corps vivant13 bouge avec moi, il représente le hic et nunc à partir duquel je regarde le monde. En second lieu, ce corps a des sensations intérieures : tandis que je vois seulement les autres corps se bouger, j’ai de mon corps des sensations cinestétiques qui l’accompagnent pendant n’importe quel mouvement ou changement d’état. Dernièrement, tandis que je peux purement toucher les autres objets, chaque fois que je touche mon corps vivant j’ai une double série de sensations : je touche et je me sens touché.14

Il s’agit sans nul doute de trois caractèristiques qui nous font comprendre ce que signifie être une unité psychophysique : nous faisons expérience de notre corps en tant que corps animé, entralacé avec une psyché, à savoir avec la capacité de sentir. Si je réduis les autres corps au niveau de la nature — Husserl écrit parfois « nature primordiale » — j’obtiens des purs corps-choses ; en revanche, si je me réduis moi-même en tant qu’homme, j’obtiens mon corps vivant et ma psyché, je m’obtiens moi-même en tant qu’unité psychophysique et le je personnel qui agit dans le monde par ce corps vivant. En plus, une fois éliminé tout rapport avec un possible « nous », je demeure le seul pôle de tous mes Erlebnisse, le « moi » auquel toutes mes représentations se refèrent, enfin la puissance synthétique par laquelle l’expérience de l’altérité se constitue. Si l’on regarde le sujet transcendental, c’est-à-dire le courant d’expérience où tout sens et tout être se montre et trouve sa légitimité, on s’aperçoit que cette expérience primordiale, dans laquelle tous les phénomènes se constituent sans l’aide des autres et avant15 toute intersubjectivité, représente la condition de possibilité de n’importe quelle autre constitution. C’est pourquoi dans la Crise des sciences européennes, Husserl parle d’un « moi-originaire » (Ur-ich), fondament des autres moi transcendentaux : si l’intersubjectivité, à un autre niveau, devient constitutive de l’ego, aucun alter-ego ne pourrait se montrer sans un « moi-originaire » en tant que moi originairement constituant.16 Donc, cette sphère appartient à tout ego et c’est justement à partir d’elle que le monde objectif, le monde des significations et l’ego lui-même peut se constituer, car pour pouvoir faire expérience d’un sujet étranger je dois auparavant faire expérience d’un autre corps dans l’espace. Cela signifie que l’alter ego doit se constituer en moi de façon particulière : étant donné que n’importe quel être réel se constitue par la concordance de l’expérience, en vertu des synthèses qui s’effectuent à l’intérieur de l’expérience, l’autre doit se constituer en tant qu’un objet intentionnel qui, en se montrant en moi et en attestant en moi son être, est toutefois autre par rapport à mes synthèses constitutives. Donc, son mode de manifestation doit être celui d’une altérité d’ordre tout à fait différent par rapport à celle des simples corps-choses dans l’espace.

2. Einfühlung et Analogisierung : la structure de l’empathie

Si nous réflechissons sur notre expérience de l’altérité subjective, nous voyons que l’autre est devant nous en personne, en chair et en os, mais cela n’implique pas qu’il manifeste immediatement ses Erlebnisse ou sa sphère plus propre : dans ce cas-là, c’est-à-dire si l’autre fût accessible de façon directe, il ne serait qu’un simple moment de ma vie de conscience. Nous nous posons vis-à-vis de l’autre, nous faisons expérience de lui : cependant, nous en faisons expérience en tant qu’un autre ego, une autre conscience à laquelle nous n’avons pas d’accès immédiat. À l’expérience de l’autre doit donc appartenir

une certaine intentionalité médiate, partant de la couche profonde du “monde primordial” qui, en tout cas, reste toujours fondamentale. Cette intentionalité reprèsente une “coexistence” qui n’est jamais et qui ne peut jamais être là “en personne. ” Il s’agit donc d’une espèce d’acte qui rend coprésent, d’une espèce d’aperception par analogie que nous allons désigner par le terme d’apprésentation.17

Selon Husserl, ce caractère médiat de l’intentionalité, en vertu duquel je peut faire expérience d’une autre conscience, sans pouvoir la réduire au flux de la mienne, est temoigné par le fait que l’alter ego se manifeste dans ma vie en se dévoilant en tant que corps vivant d’autrui : c’est justement son corps vivant à se constituer à l’intérieur de mon courant de conscience et à renvoyer à une autre vie intentionnelle qui, toutefois, demeure étrangère et inaccessible à moi. Suivons avec Husserl ce qui s’arrive dans notre domaine d’expérience primordiale : « […] dans le champ de la perception de ma nature primordiale, apparaît un corps qui, en qualité de primordial, ne peut être qu’un élément déterminant de moi-même (transcendence immanente) »,18 à savoir un pur produit intentionnel de mon ego : il s’agit d’un objet se manifestant par des synthèses au même titre que n’importe quelle autre chose dans l’espace. Et pourtant, ce corps physique ressemble au mien, lequel n’est pas seulement corps-chose, mais aussi corps vivant. Cette ressemblance fonde la possibilité de la synthèse entre mon corps vivant et celui de l’autre, donc elle s’effectue à l’intérieur de mon champ d’expérience primordiale, n’étant pas subordonnée à n’importe quels facteurs culturels (i. e. l’amitié ou l’inamitié, l’appartenance ou non à un donné group sociale, etc.) : le seul donné phénoménologique essentiel c’est que l’autre est un sujet comme moi. En fait, la ressemblence entre les deux corps détermine une synthèse d’association qui me conduit à attribuer à l’autre corps une vie psychique similaire à la mienne, c’est-à-dire la capacité de sentir, de percevoir de telle manière qu’il se fait jour pour moi un alter ego et une communauté de subjets intersubjectivement entrelacés. Husserl écrit :

Son mode de paraître ne s’accouple pas par association directe au mode d’apparaître qui est constamment et actuellement inhérent à mon corps (dans le mode du hic). Il éveille et reproduit un autre mode d’apparaître, immédiatement analogue à celui-là ; mode d’apparaître des phénomènes qui appartiennent au système constitutif de mon organisme entendu comme corps spatial. Ce mode d’apparaître rappelle l’aspect qu’aurait mon corps « si j’étais là-bas (illic) ».19

Voilà la condition de possibilité de l’analogie entre mon corps e celui de l’autre. La ressemblance, donc, agit de façon telle que le corps-chose qui se manifeste à moi reçoit le sens d’être un corps vivant comme le mien, mais non d’être une seule chose avec le mien : au corps d’autrui ce sens est attribué par

une transposition aperceptive à partir de mon propre corps. Et cela, de manière à exclure une justification véritablement directe et, par conséquent, primordiale […] des prédicats spécifiques de l’organisme. Dès lors, il est clair que seule une ressemblance reliant dans la sphère primordiale cet autre corps avec le mien, peut fournir le fondament et le motif de concevoir par analogie ce corps comme un autre organisme.20

Or, cet accès indirect et médiatisé à la vie de conscience de l’autre est nommé par Husserl « empathie » (Einfühlung). Il s’agit d’une forme particulière d’expérience par laquelle l’ego se rapporte à la conscience d’autrui : naturellement, cette expérience de la conscience de l’autre est complètement différente par rapport à la perception intérieure par laquelle l’ego fait expérience de sa propre conscience. On pourrait ainsi dire que l’ego est directement auprès de l’autre, il est auprès de l’autre sans être l’autre. Donc l’empathie ne peut pas être conçue comme un acte représentant la conscience d’autrui sur la base de celle de l’ego : dans ce cas, par exemple, je me mettrais en colère chaque fois que je vois un autre individu se mettre en colère, et c’est évidemment un contre-sens. Il s’agit plutôt d’un acte de présentification, une expérience d’une conscience empathisée, à savoir une conscience qui ne s’encadre plus dans mon flux intentionnel, de façon telle que l’ego fait expérience du monde comme l’autre en fait l’expérience, c’est-à-dire à partir d’un autre point de vue, du point de vue d’une autre conscience. Cela constitue, selon Husserl, un dépassement du solipsisme, car un donné empathisé et l’expérience empathisante elle-même ne peuvent aucunement appartenir au même courant de conscience, donc au même ego phénoménologique. En dernière analyse, l’empathie se constitue comme une relation où l’autre est dans mon intérieur en tant qu’un régard en surcroît par rapport à ce que je vois et à ce qu’il voit lui-même.

Par conséquent, l’aboutissement énigmatique de la figure husserlienne de l’alter ego est bien représenté par ce paradoxe : si d’un côté ce que l’alter ego voit est co-impliqué avec ce que je vois moi-même, de l’autre côté je ne peut jamais avoir une vision directe des ses Erlebnisse, de façon telle que mon expérience et la sienne restent toujours séparées. En effet, la relation entre l’empathie et le donné empathisé est toujours médiatisée : mon regard se fixe sur les cogitationes d’autrui, toutefois il ne les rencontre pas en elles-mêmes, mais sous la forme d’une analogisation. L’autre est un autre hic et nunc, un autre centre egologique, au même titre que moi ; cependant, comme il ne peut pas coïncider avec ce hic et nunc que je suis, il est un autre hic et nunc, donc un alter ego, un autre point de vue, une autre perspective sur le monde, ce que Husserl nomme — en reprenant la terminologie métaphysique de Leibniz — monade. En parvenant à cette sorte de monadologie phénoménologique, Husserl ne croit pas avoir demontré l’existence de l’autre, à savoir la legitimité de l’attribution d’une conscience au corps d’autrui : comme on ne peut pas avoir accès à la conscience de l’autre, la possibilité qu’il soit un simple corps-chose doit demeurer toujours ouverte. Toutefois, à bien voir, la tâche assumée par Husserl n’est aucunement fondationnelle : il ne s’agit pas de démontrer l’existence d’autrui, mais d’éclaircir les structures en jeu dans l’expérience intersubjective, c’est-à-dire de quel type d’expérience s’agit et quel type d’accès à l’autre est ouvert par cette expérience elle-même. D’ailleurs, comme on l’a vu, afin qu’il y ait une véritable expérience d’autrui, n’importe quelle certitude apodictique de l’existence de la conscience d’autrui est exclue car, dans ce cas-là, l’expérience même de l’autre s’évanouirait soudain.

Cette solution est bien loin d’être définitive, elle a plutôt la forme d’un paradoxe. L’apparition de l’autre me décentralise, je deviens seulement un hic et nunc parmi d’autres hic et nunc qui représentent des autres points de vue sur le monde. Donc, à mésure que je pose un alter ego, il se fait jour aussi un autre monde constitué, celui de l’autre. Mais alors, n’aura-t-on pas deux natures et deux mondes, le premier constitué à l’intérieur de moi-même et l’autre présentifié par mon ego en tant qu’originairement constitué par l’autre ? Comment peut-on accomplir la constitution d’un seul et unique monde ? Pour ce faire, la sphère de mon ego primordial doit résulter amplifiée, car elle inclut aussi celle de l’autre sujet e de tous le autres sujets transcendentaux possibles. Cet élargissement implique qu’on n’a pas deux mondes, mais un monde unique essentiellement reféré à les deux ego, et toutefois de façon telle que mon ego, celui qui réflechit hic et nunc, demeure l’ego privilegié.21 En d’autres termes, dans mon expérience solipsistique l’espace se constitue à partir d’un lieu privilegié, celui occupé par mon corps vivant, par mon hic : l’espace subjectif est donc un espace orienté. Bien au contraire, c’est dans l’expérience intersubjective que l’hic devient un lieu parmi les lieux et non plus le lieu-origine. Par consequent, l’espace se décentralise et il se constitue comme espace objectif : la forme du monde n’est rien d’autre que le système des lieux envers lesquels je pourrais me diriger.22 En dernière analyse, la question de l’intersubjectivité chez Husserl finit pour osciller entre la révendication de la primauté de l’ego transcendental — aboutissement des Méditations cartésiennes et, en général, de la « voie cartésienne » — et l’ouverture (clignotante, à vrai dire) à une réflexion qui — semble-t-il — mène à une décentralisation de l’ego et à une thématisation plus profonde de l’empathie non seulement en tant que procès transcendental pour décrire phénoménologiquement le rapport avec l’autre, mais aussi pour entrer en communion avec lui, au même titre de corps vivants. Ici s’arrête Husserl, et va commencer Henry.

3. La lecture henryenne des Méditations cartésiennes

Comme on le sait, la première partie du troisième chapitre de la Phénoménologie matérielle est entièrement consacrée par Henry à une interprétation de la cinquième Méditation cartésienne de Husserl. Premièrement, Henry explicite quelles sont les trois présuppositions théoriques qui déterminent complètement cette Méditation : essayons de suivre son argumentation pour dégager ensuite la solution proposée par Henry aux apories découlant du modèle husserlien de l’intersubjectivité.

a) La première présupposition concerne le rapport entre l’altérité et l’expérience en général : selon Husserl, l’autre n’existe pas au dehors de l’expérience que je fais de lui ; en termes phénoménologiques, l’autre n’existe pas pour moi s’il n’est pas donné à ma conscience intentionnelle, de façon que — pour ainsi dire — je le trouve dans ma vie et, en quelque sorte, il est en moi. Henry trouve confirmation à cette thèse dirèctement dans le texte d’Husserl : « Ces expériences [les expériences d’autrui] sont des faits transcendentaux de ma sphère phénoménologique. »23

b) La seconde présupposition concerne le mode de donation de l’autre dans mon expérience : il s’agit donc d’une question strictement phénoménologique, car la phénoménologie doit s’interroger « pas sur les objets, mais sur leur mode de donation, sur les objets dans le comment. »24 Or, selon Husserl, l’autre m’est donné à travers l’intentionalité. D’ailleurs, il s’agit de rien d’autre que d’une application à la question de l’altérité d’un principe tout à fait général, concernant n’importe quelle forme d’expérience, toujours soumise à la fonction intentionnelle de la conscience en tant que telle. Husserl affirme : « Tout sens que peut avoir pour moi la “quiddité” et “le fait de l’existence réelle” d’un être n’est et ne peut être tel que dans et par ma vie intentionnelle. »25 Ce principe doit être appliqué à l’expérience d’autrui, en dégageant « les structures intentionnelles — explicites et implicites — dans lesquelles l’existence des autres “se constitue” pour moi et s’explicite dans son contenu justifié, c’est-à-dire dans le contenu qui “remplit” ses intentions. »26

c) La troisième présupposition de l’argumentation husserlienne est constituée par une généralisation de la seconde, c’est-à-dire de la donation intentionnelle : l’inscription nécessaire de l’autre dans mon expérience est une apparition noématique, à savoir un corrélat intentionnel. Que l’autre soit donné en moi veut dire qu’il est donné premièrement hors de moi, en tant que corrélat de conscience, c’est-à-dire comme être transcendent.

De ces trois présuppositions implicites, Henry conclut que, dans la cinquième Méditation, il est donc à l’œuvre un véritable recouvrement de l’expérience phénoménologique d’autrui, originaire et irréductible, par la donation intentionnelle dans la forme de la « donation en moi » : il s’agit, selon Henry, de la présupposition impensée de toute l’analyse husserlienne sur l’altérité, le noyeau incandescent mais inexploré du modèle phénoménologique transcendental d’Husserl. Cherchons à articuler cette critique en suivant l’argumentation d’Henry. Si l’on réflechit un instant sur l’expérience d’autrui dont chacun fait l’épreuve en lui, une énorme série de tonalités émotives se fait jour : désir (réciproque ou non partagé), sentiment de la présence ou de l’absence, amour, haine, envie, ennui, pardon, tristesse, émerveillement, et beaucoup d’autres, toutes modalités de notre expérience concrète de « vie avec l’autre, en tant que pathos-avec, que sym-pathie sous toutes ses formes. De tout cela que dit la cinquième Méditation cartésienne ? Pas un mot. »27 Bien entendu, du point de vue husserlien, il s’agit de contenus empiriques qu’une phénoménologie transcendentale ne doit pas tenir en compte : tout simplement, ils tombent sous les coups de la réduction. Cependant, observe Henry, « comment ce qui rend possible une expérience pourrait-il bien être étranger à son contenu effectif et, bien plus, à ce que constitue toujours et partout un tel contenu ? »28 En d’autres termes : si la possibilité transcendentale de l’expérience est la phénoménologisation originaire de la phénoménalité, c’est-à-dire ce qui la détermine complètement, comment est-il possible — comme le voudrait Husserl — qu’une expérience nécessairement affective ait pour condition de possibilité un élément en soi inaffectif ?29 Voici l’aporie cachée sous l’argumentation husserlienne, qu’Henry entend conduire jusqu’à ses extrêmes conséquences.

Si, selon Husserl, l’expérience d’autrui est — comme d’ailleurs toute expérience possible — de nature intentionnelle, il faut comprendre quel type d’intentionalité nous permet d’avoir accès à l’autre. Comme d’habitude, la méthode phénoménologique nous oblige à mettre entre parenthèses toute rélation intentionnelle qui ne résulte pas essentielle pour saisir le phénomène donné comme il s’offre à la conscience. Il faut donc mettre hors jeu tout ce que, en quelque sorte, a à voir avec l’autre ego, l’implique. En résultera « ce que m’est spécifiquement propre à moi. »30 Mais — remarque Henry — si le propre est le « propre à moi », donc à l’ego, seulement la nature de l’ego peut définir ce qui lui est propre, et le propre de l’ego n’est-il pas l’ego lui-même ? C’est justement à cette thèse que Husserl s’oppose avec fermeté car, dans sa perspective, celle-ci est exposée au risque du solipsisme : pour éviter ce danger constant, ne suffit-il pas d’inscrire l’altérité au sein de l’ego lui-même, comme s’il s’agissait d’une injection d’altérité à l’intérieur de la sphère plus propre de l’ego ? Donc Husserl doit dissocier l’ego de ce qui lui est propre, même s’il ne dit pas grand-chose sur le propre de l’ego, sinon qu’il est le propre à l’ego. En second lieu, il y a une autre difficulté, liée à l’affirmation de Husserl selon laquelle il faut « circonscrire à l’intérieur des horizons de mon expérience transcendentale ce qui m’est propre. »31 Or, on peut facilment déduire de ce passage que l’être du propre doit être saisi à l’intérieur d’un horizon : toutefois, « que le propre se donne à la réflexion phénoménologique dans l’horizon qu’elle déploie laisse irrésolue la question de savoir si en lui-même le propre se donne ou non en un tel horizon. »32 Cette difficulté semble bien plus dangereuse si l’on considère qu’elle implique tant l’ego quant le propre à l’ego, dont l’un doit fonder l’autre sans jamais le ramener à lui, sans qu’on ait conscience du mode de fondation ni du mode avec lequel, même en le fondant, il ne le ramène pas à lui.

De façon paradoxale, selon Husserl, l’éclaircissement du propre à l’ego ne trouve pas son point de départ en celui-ci, mais dans le monde. En fait, si — à travers un procès d’abstraction — je mets entre parenthèses tout ce qui est étranger à l’horizon de mon expérience, le phénomène transcendental du monde subsiste. Il faudra donc décrire cet horizon d’expérience dans les caractères résultant de l’abstraction, en éliminant premièrement n’importe quelle référence aux autres — animaux, hommes, objets. De cette façon se fait jour ma « sphère d’appartenance », c’est-à-dire cette nature, différente de la nature objective des choses, qui m’appartient et qui inclut mon corps organique [Leib], différent par rapport à tous les autres. Clairement, dans cette réduction à l’appartenance, les autres deviennent corps-choses et moi une unité psycho-physique : c’est à partir de cette sphère d’appartenance, remarque Henry,

que l’expérience de l’autre sera constituée. Or ces éléments sont tous des éléments mondains, déchus de leur statut originel dès qu’il ne s’agit plus du corps des autres mais du mien, de mon Je Peux, de mon ego. Ils sont déchus en ce sens que l’apparition qui sert de fondement à leur être et à sa compréhension, c’est leur apparition dans ce premier monde qu’est le monde de l’appartenance. Ou pour dire les choses autrement, il s’agit partout et toujours de réalités constituées.33

Si l’on applique — comme le fait Husserl au cours du § 46 de la cinquième Méditation — à l’auto-explicitation de l’ego transcendental les caractères de l’expérience perceptive en général (à savoir que, lorsqu’un objet est visé par l’attention du sujet, son expérience poursuit en tant que procès constant qui en explicite les aspects rélatifs dans une série de synthèses), en d’autres termes, si l’on identifie « la structure de la perception extérieure de la chose à celle de l’auto-révelation immédiate de la subjectivité absolue, à l’essence de la vie »,34 l’ego transcendental se montre comme « donné à lui-même », ou mieux, déjà donné à lui-même avant le procès d’auto-explicitation quel qu’il soit. Au lieu d’interroger radicalement la donation qui précède l’auto-explicitation de l’ego et questionner la possibilité qu’une telle donation se constitue premièrement en tant qu’horizon à déchiffrer, Husserl procède en affirmant d’un côté que la révélation de l’ego est obtenue justement par l’auto-explicitation, de l’autre côté que ce qui se montre de l’ego, c’est le propre. Ce modèle d’auto-explicitation de l’ego transcendental, résultat d’une généralisation des dynamiques de l’expérience perceptive, présente plusieures limitations : en particulier, toutes les fonctions rélatives à la temporalité de l’ego — souvenirs, attentes, potentialités, etc. — , à savoir les fonctions qui ne peuvent pas être ramenés à la perception, ne sont aucunement considérées par Husserl en tant qu’objets d’enquête phénoménologique, de façon telle qu’il finit pour manquer l’ego justement en ce qu’il a de plus propre, c’est-à-dire en ce qui fait de lui un ego, à faveur d’un questionnement sur l’autre en tant qu’objet intentionnel.

Le problème de l’expérience d’autrui acquiert donc, au moins dans la cinquième Méditation, cette forme : il s’agit de poser la question du « comment » cet objet intentionnel qui est l’autre peut être bien plus que « le point d’intersection de mes synthèses constitutives », c’est-à-dire, en quelque sorte, irréductible à mon être propre, réellement autre par rapport à moi, radicalement transcendent. Henry écrit à ce propos :

C’est donc le Moi, l’Ego originel, Moi qui sais originellement ce qu’est un Moi pour autant que j’en suis un moi-même et que je n’ai l’expérience du Moi qu’en moi, dans cette ipseité radicale qui me donne à moi-même comme ce Moi que je suis, comme Moi, et comme le seul Moi qui me dise ce qu’est un Moi — c’est ce Moi originel qui donne son sens à l’autre dans toute expérience que je puis en avoir.35

On se trouve donc dans un véritable paradoxe, où le sens de l’altérité depend entièrement de mon ego constitué : l’autre fait son apparition dans la sphère d’appartenance de mon ego, perçu en tant qu’un organisme comme moi, c’est-à-dire un corps habité par un ego comme le mien. Comme on le sait, l’enjeu de cette apparition est la fonction aperceptive par laquelle le corps d’autrui peut être saisi comme habité par un ego, en pleine analogie avec ma nature primordiale. C’est justement une ressemblance qui entrelace son corps au mien dans ma sphère primordiale et qui permet de considérer le corps d’autrui comme un autre Leib, à savoir en tant que corps vivant. Henry remarque à plusieures reprises le cercle dans lequel tombe l’argumentation husserlienne : en dernière analyse, c’est seulement parce que « l’autre corps est perçu comme un organisme — sans que je sache pourquoi je n’habite pas en lui — c’est seulement parce que cette perception de l’autre comme corps psychique est présupposée qu’est déduite la nécessaire transposition aperceptive qui va lui conférer par ressemblence et analogie ce sens d’être un organisme tel que le mien. »36 Selon Husserl, l’expérience d’autrui n’est pas tout à fait énigmatique car, il faut le reconnaître, elle représente seulement un cas particulier de l’habituelle perception des choses dans le monde. Par exemple, celle qu’Husserl appelle « aperception assimilante » [verähnlichende Apperzeption], on peut la retrouver dans notre expérience quotidienne : elle consiste en une sorte de transfert de sens de l’objet visé à sa « création primitive » [Urstiftung] où l’objet d’un sens analogue a été constitué la première fois. Si l’on applique ce schéma de l’aperception assimilante à la question de l’expérience d’autrui, observe Henry, on peut s’apercevoir facilement du danger de banalisation radicale du caractère énigmatique propre de la relation avec l’autre : celle-ci va succomber sous les coups de categories phénoménologiques fortement impropres, tirées du contexte de la perception ordinaire, et qui finissent pour « la faire éclater, la falsifier et la dénaturer entièrement. Si l’accouplement est une association et une unité de ressemblance entre deux objets qui échangent leur sens, que faut-il pour qu’il fonctionne dans l’expérience de l’autre et comme principe de cette expérience ? Il faut en premier lieu que l’autre soit un objet, en second lieu que moi-même j’en sois un également, ou que j’en sois devenu un. »37

4. De la déchéance de l’ego au Pathos-avec

Si l’on devait résumer la critique henryenne de la cinquième Méditation cartésienne par une seule figure, on pourrait employer sans doute celle de la déchéance de l’ego au niveau d’un « moi psycho-physique » qui apparaît en forme objective dans ma sphère primordiale d’appartenance : cette déchéance de l’ego transcendental constitue — pour Henry interprète de Husserl — la conditio de l’expérience de l’autre. Pareillement, à une telle déchéance est destiné le corps lui-même, qui n’est plus ce « Je peux » subjectif, totalement immanent, s’identifiant à mon ego, mais purement un corps constitué, relatif à la sphère d’appartenance et « se montrant en elle et non pas en lui-même.  » Henry écrit encore : « Dans la mesure où l’ego et le corps qui fonctionnent dans l’expérience d’autrui en tant que la rendent possible sont un corps et un ego constitués, une telle expérience est en effet totalement falsifiée. »38 En realité, l’expérience d’autrui implique radicalement mon corps originel, ce corps qui exclut toute représentation et, bien au contraire, auquel la représentation peut s’ouvrir : un tel corps ne coïncide aucunement avec le corps représenté et perçu par l’autre car, lorsque deux corps se trouvent en accouplement représentatif, une situation pareille, loin de fonder à nouveau l’expérience d’autrui, la présuppose. En dernière analyse, Henry remarque trois ordres de problèmes découlant de l’impostation husserlienne :

a) Dans mon expérience en général, l’objet auquel il est assuré le sens d’être d’un organisme — sens qui sera ensuite transféré au corps de l’autre — est mon corps en sa référence constante à ma sensibilité. Or, à bien voir, la présence de mon corps à ma sensibilité dans ma sphère d’appartenance est un phénomène dérivé, constitué, et il n’implique pas la présence originaire du corps à lui-même dans sa corporéité pure. Seulement la présence radicalement immanente de la vie définit cette constance, justement celle de la vie transcendentale, indépendente de n’importe quel acte d’explicitation.

b) L’objet sur lequel le sens est transféré n’est jamais donné en lui-même : il n’est pas présenté mais seulement re-présenté dans son altérité. Il s’agit précisement de la différence entre l’expérience perceptive et celle de l’autre : si dans la première l’objet peut être perçu de plusieures façons, dans la seconde cela n’est pas possible, car le corps d’autrui et sa subjectivité réelle apparaissent en tant qu’objets déjà dans ma sphère d’appartenance. Cela signifie, selon Henry, que l’expérience dans laquelle l’autre est donné à lui-même et son corps à sa sensibilité exclut par principe toute perception directe. L’analyse husserlienne se fonde entièrement sur ce principe, qui est toutefois très ambigu, puisqu’il peut assumer deux significations totalement différentes, dont Husserl retient seulement la première. Voici la signification que Husserl garde dans sa cinquième Méditation : l’impossibilité de parvenir à la subjectivité de l’autre est impliquée avec le fait que l’expérience de ce qui lui est propre n’est donné qu’à lui seul. Donc je peut viser intentionnellement seulement le corps-objet d’autrui, et jamais sa sphère plus propre. L’autre signification, que Husserl cache du tout, ne concerne pas le rapport entre l’impossibilité de percevoir l’autre en lui-même et son altérité irréductible, quant plutôt le fait qu’il est un ego, une subjectivité absolue, car toute subjectivité absolue — la mienne ou celle d’autrui — exclut n’importe quelle visée intentionnelle et, par conséquent, toute présentation perceptive.

C’est parce que la vie transcendentale ne permet pas, en tant que vivante, que se creuse en elle le moindre écart que toute intentionalité, laquelle se meut dans cet Écart, se trouve dépossédée dans le principe de la capacité de fournir jamais un accès à cette vie. Et c’est parce qu’une telle situation concerne aussi bien mon ego que l’autre que nous avons contesté d’entrée de jeu la démarche husserlienne consistant partout à substituer à l’ego originel — qui ne s’atteint jamais lui-même intentionnellement mais seulement impressionnellement — des phénomènes qui sont des produits de son auto-constitution ou de son auto-explicitation et notamment sa sphère d’appartenance où le propre se dissout en du constitué.39

c) Même si l’autre n’est jamais donné en lui-même, l’apprésentation me donne — ou mieux, me co-donne — son psychisme au même titre que la perception me donne son corps. Selon Henry, ce point montre son caractère paradoxal. Si l’alter ego ne peut jamais être perçu en lui-même mais seulement par voie analogique, la valeur existentielle de cette apprésentation doit découler forcement de sa relation avec des présentations perceptives, justement celles du corps perçu. Encore une fois, Husserl substitue au mode d’appréhension phénoménologique qui convient à l’altérité celui qui convient pour une chose : le modèle perceptif peut être appliqué aux corps-choses, non pas aux autres ego. Henry écrit encore : « Ainsi l’intersubjectivité vivante et pathétique en laquelle je suis avec l’autre, l’intersubjectivité en première personne, a-t-elle cédé la place à l’expérience d’une chose, d’une chose morte dont la qualité psychique n’est qu’une signification irréelle associée à son être de chose. »40

La figure de la déchéance de l’ego au rang du modèle perceptif est donc, dans la perspective de Michel Henry, l’aboutissement de la cinquième Méditation cartésienne. Maintenant, la question à affronter est la suivante : un autre modèle du rapport avec l’altérité, capable d’échapper, d’un côté, le solipsisme et, de l’autre, toute contamination perceptive dans l’expérience d’autrui est-il possible ?41 Selon Henry, la voie de l’affect va s’ouvrir, avec et au-délà de la phénoménologie husserlienne — et, peut-être, de la phénoménologie en général. Au cours de cette voie, on pourra retrouver tout être en commun, en tant qu’il s’accomplit dans la forme d’une modification concrète de la subjectivité absolue. « Avant de saisir intentionnellement l’autre comme autre, avant la perception de son corps et indépendamment d’elle, toute expérience d’autrui au sens d’un être réel avec lui s’accomplit en nous, sous forme d’affect. »42 L’accès à l’autre, donc, n’est pas ouvert par une fonction ni noétique ni noématique, mais par une donation de l’affectivité transcendentale, c’est-à-dire de la vie elle-même. C’est dans la vie et dans son essence la plus profonde — et non dans l’intentionnalité de la conscience — qu’il faut chercher l’a priori de l’expérience d’autrui, ce pathos-avec qui entrelace tout être en en faisant une communauté. Bien que le « voir » perceptif semble jouer un rôle essentiel dans les rapports à l’autre — par exemple, les amants se regardent et se touchent43 — , on pourrait se demander si la perception ne constitue pas en réalité un obstacle dans la véritable rencontre de l’autre : l’être en commun ne précède-t-il pas toute perception ? Cette question est ici ouverte, mais elle ne pourra qu’être seulement ébauchée : Henry, comme on le sait, a consacré à la réflexion sur l’altérité des ouvrages telles que Philosophie et phénoménologie du corps44 ou Incarnation, une philosophie de la chair.45

Pour conclure, on pourrait rappeller à la mémoire les mots que Michel Henry a prononcés à l’occasion du Colloque International de Psychiatrie de Porto en 2001 : pas d’argumentation, mais un exemple concret — celui de la médecine — d’un modèle d’intersubjectivité qui dépasse énormement toute forme de fondation transcendentale du rapport à autrui en faveur du modèle affectif du pathos-avec. Non plus autrui en tant qu’alter ego, mais eux en moi.

Le regard médical est un regard transcendental irréductible à un simple savoir objectif. L’examen d’un cliché radiologique ou de toute autre donnée objective traverse celle-ci pour prendre dans sa vue une souffrance qu’il s’agit d’éradiquer ou de rendre supportable. Celui qui la supporte ne peut donc être écarté ni du diagnostic ni du traitement. Eux en moi, cela est vrai aussi du médicin dans son lien avec ses malades. La vie phénoménologique des individus constitue le thème dernier de la recherche, de la théorie et de la thérapie. L’interdisciplinarité n’est plus ici un terme convenu ou un vœu pieu, c’est le travail et le pain quotidien de ceux, médicins et philosophes, médicins philosophes vaudrait-il mieux dire, que réunit une même finalité : rendre une vie malade à son pouvoir et au bonheur de vivre.46


  1. E. Husserl, Zur Intersubjektivität, Husserliana, XIII, XIV, XV, La Haye, M. Nijhoff, 1973. ↩︎

  2. Deux exemples illustres : les Idées directrices pour une phénoménologie, traduites par P. Ricœur en 1950, e les Méditations cartésiennes, traduites par E.Lévinas en 1947. ↩︎

  3. E. Husserl, Sur l’intersubjectivité, vol. I et II, éd. N. Depraz, Paris, PUF, 2001. ↩︎

  4. Cf. N. Depraz, Transcendence et incarnation. Le statut de l’intersubjectivité comme altérité à soi chez Edmund Husserl, Paris, Vrin, 1995. ↩︎

  5. Cela ne signifie pas qu’en France il n’y a aujourd’hui un profond débat sur les inédits husserliens et donc sur les autres modèles de l’intersubjectivité dont Kern et Depraz ont montré la forte présence dans l’œuvre de Husserl : tout simplement, le modèle « cartésien » de l’intersubjectivité est pénétré en France le premier surtout grâce à la traduction des Méditations cartésiennes par Lévinas en 1930 ; d’ailleurs, Husserl lui-même avait choisi le solennel cadre de la Sorbonne de Paris pour prononcer sa conférence Einleitung in die transzendentale Phänomenologie (connue avec le titre de Pariser Vorträge) en 1929. ↩︎

  6. E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, Paris, Gallimard, 1950, §29, p. 93-94. P. Ricœur, illustre traducteur des Ideen I, écrit en note : « Ce nouvel élargissement de l’attitude naturelle à la position inter-subjective du monde est ici à peine esquissé. La realité inter-subjective du monde ne sera guère analysée dans Ideen I (§151). Ideen II et sourtout la Ve Méditation cartésienne traitent de la constitution de l’autre dans mon environnement et du monde dans l’inter-subjectivité du moi et de l’autre. » (Ivi, p. 93). ↩︎

  7. Ivi, pp, 93-94. ↩︎

  8. E. Husserl, Recherches phénoménologiques pour la constitution, trad. fr. par E. Escoubas, Paris, PUF, 1982, p. 120-121. ↩︎

  9. E. Husserl, Méditations cartésiennes, trad. fr. par G. Peiffer et E. Lévinas, Paris, Vrin, dernière éd. 1992, p. 152. ↩︎

  10. Ivi, p. 152. ↩︎

  11. Ivi, p. 164. ↩︎

  12. Ivi, p.159. ↩︎

  13. Nous proposons ici de substituer l’expréssion « corps organique », employée par Lévinas pour traduire l’allemand Leib, avec corps vivant, afin de mieux souligner les points de continuité et de rupture entre Husserl et Henry. ↩︎

  14. Cette double série de sensations — nous le verrons — est fondamentale pour le développement de la phénoménologie matérielle de M. Henry. ↩︎

  15. Il est clair qu’il ne s’agit pas d’une constitution qui arrive chronologiquement avant dans le développement génésique de l’enfant : pas du tout. Husserl designe un avant transcendental, à savoir une fondation dans l’ordre de validité : si d’un côté on peut penser sans contradiction un niveau purement sensible du monde, où n’importe quel sujet étranger est encore paru, de l’autre côté on ne peut pas penser un modèle culturel sans ce niveau sensible capable de le fonder. ↩︎

  16. On peut voir facilement comment le deux figures de l’intersubjectivité évoquées par N. Depraz — empathie et monde communautaire de l’esprit — s’entrelacent ici de façon particulière. ↩︎

  17. E. Husserl, Méditations cartésiennes, cit., p. 178. ↩︎

  18. Ivi, p. 180. ↩︎

  19. Ivi, p. 191-192. ↩︎

  20. Ivi, p. 180. ↩︎

  21. Cette primauté de mon ego par rapport à celui de l’autre est remarquée par Husserl aussi dans Zur Phänomenologie der Intersubjektivität, Husserliana, XV, cit., p. 43. ↩︎

  22. Ivi, vol. XIV, p. 507. ↩︎

  23. E. Husserl, Méditations cartésiennes, cit., p. 150 (cité par Henry dans Phénoménologie matérielle, Paris, PUF, 1990, p. 138). ↩︎

  24. M. Henry, Phénoménologie matérielle, cit., p. 138. ↩︎

  25. E. Husserl, Méditations cartésiennes, cit., p. 151 (cité par Henry dans Phénoménologie matérielle, cit., p. 138). ↩︎

  26. E. Husserl, Méditations cartésiennes, cit., p. 152 (cité par Henry dans Phénoménologie matérielle, cit., p. 138). ↩︎

  27. M. Henry, Phénoménologie matérielle, cit., p. 140. ↩︎

  28. Ivi, p. 141. ↩︎

  29. Henry affirme : « Quel regard fut plus perspicace que celui-là — découpant le Tout de l’être à la lumière de distinctions essentielles qui sont aujourd’hui un acquis définitif pour la philosophie […] ? Or c’est cet acquis massif qui est investi dans la problématique de la cinquième Méditation et c’est à ce regard terriblement armé de Husserl que se dérobe la substance concrète de la vie interpathétique — peut-être parce qu’il est un regard intentionnel, parce qu’il est un regard. » (ibidem). ↩︎

  30. E. Husserl, Méditations cartésiennes, cit., p. 156. ↩︎

  31. Ibidem. ↩︎

  32. M. Henry, Phénoménologie matérielle, cit., p. 142. ↩︎

  33. Ivi, p. 143. ↩︎

  34. Ivi, p. 144. ↩︎

  35. Ivi, p. 145-146. ↩︎

  36. Ivi, p. 147. ↩︎

  37. Ivi, p. 148. ↩︎

  38. Ivi, p. 149. ↩︎

  39. Ivi, p. 151-152. ↩︎

  40. Ivi, p. 152. ↩︎

  41. Henry expose ici deux exemples, du point de vue théorique et littéraire sans doute extraordinaires : la communauté des admirateurs de Kandinsky et la communauté avec les morts. Comme ce sont des passages très connus, nous viserons directement les résultats phénoménologiques de ce nouveau modèle de l’intersubjectivité en tant que pathos-avec↩︎

  42. M. Henry, Phénoménologie matérielle, cit., p. 155. ↩︎

  43. Comme on le sait, une ample phénoménologie de l’amour en tant que phénomène érotique a été proposée — en pleine syntonie avec la pensée henrienne — par Jean-Luc Marion en Le phénomène érotique, Paris, Grasset, 2003. ↩︎

  44. M. Henry, Philosophie et phénoménologie du corps, Essai sur l’ontologie biranienne, Paris, PUF, 1965. ↩︎

  45. M. Henry, Incarnation. Une philosophie de la chair, Paris, Ed. du Seuil, 2000. ↩︎

  46. M. Henry, Eux en moi. Une phénoménologie, en De la phénoménologie, Tome I, Paris, PUF, 2003, p. 209. ↩︎