La question de l’Oubli chez Michel Henry

Le concept d’Oubli est introduit par M. Henry dès L’essence de la manifestation, au §45 intitulé « La dissimulation de l’essence originaire de la révélation et son oubli ». Le concept revient dans toute l’œuvre, de manière plus ou moins thématique, et fait encore l’objet d’un paragraphe dans Incarnation, §36, « L’oubli de la vie et son rappel dans le pathos de la praxis quotidienne ». La simple présence du concept dans l’intitulé de paragraphes au début et à la fin de l’œuvre suffirait à indiquer son importance : il fait l’objet d’une élaboration qui le distingue de l’oubli comme mode de la pensée, c’est pour indiquer cette distinction que nous adoptons la majuscule que M. Henry a pour une fois négligée… mais aussi pour souligner le caractère architectonique du concept.

En effet — et nous aborderons la question de l’Oubli par ce texte — Voir l’invisible propose une pensée de l’œuvre d’art entièrement structurée comme dynamique de l’Oubli et de la Reconnaissance.1 C’est sur la situation préalable de l’Oubli que l’œuvre d’art est comprise comme Reconnaissance, dans un événement que l’on pourrait résumer par le mot de P. Valéry qui notait devant un tableau de Rapahël “Mes yeux se reprennent à voir”.2 C’est donc ce concept d’Oubli qui était défini quant à sa nature ontologique et phénoménologique dans L’essence de la manifestation qui est déployé selon une perspective que l’on pourrait dire éthico-esthétique dans Voir l’invisible et La barbarie. Ces deux ouvrages décrivent une dynamique d’Oubli et de Reconnaissance, l’Oubli de la « perception ordinaire », pauvre et ennuyeuse, et de la Reconnaissance de l’expérience esthétique dans laquelle la vie est, pour ainsi dire, rendue à elle-même. La vie s’oublie, la vie se retrouve. Mais cette visée éthico-esthétique se heurte à d’insurmontables apories qui se fondent toutes sur une même difficulté : comment la vie, par essence une auto-affection, un « se sentir soi-même », l’« essence de la manifestation », peut-elle s’oublier elle-même ?

L’Oubli désigne dans l’œuvre de M. Henry une séparation, une hétérogénéité qui est en rapport avec celle qui régit son dualisme ontologique, mais qui ne peut le recouper. Car si l’Oubli est pensé comme séparation entre vie et pensée, ou entre Vie et vie, etc., il implique aussi nécessairement un rapport, et c’est ce rapport qui, étant en réalité au fond de la visée de l’œuvre de M. Henry, reste pourtant largement indéterminé. Il faut donc reformuler la question en demandant : qui oublie ? Qu’est-ce qui est oublié ? La réponse à ces deux questions, en distinguant deux aspects de la « vie » permettra de dépasser la contradiction de l’oubli comme « vie qui s’oublie elle-même », en déterminant l’« oublié » de l’Oubli et le « sujet » de l’Oubli, ainsi que l’Oubli non plus comme la détermination ontologique de la vie décrite dans L’essence de la manifestation, mais aussi comme une situation existentielle du vivant.

C’est donc un questionnement vers la nature de l’oubliant d’une part, qui pose la question de la sutructure de la subjectivité et de l’oublié qui, d’autre part, pose la question du statut de la transcendance, qui sera ici proposé à partir de l’examen de ce problème de l’Oubli.

1. La dynamique de l’Oubli et de la Reconnaissance

L’essence de la manifestation dans lequel M. Henry expose le dualisme ontologique qui servira de cadre à la compréhension de l’œuvre d’art dans Voir l’invisible, n’est ainsi pas exempt d’une visée pratique qui se révélera dans La barbarie. Pour M. Henry en effet, le monisme ontologique hérité du concept grec de phénoménalité selon lequel tout ce qui se manifeste ne peut le faire que dans la lumière de l’extériorité, détermine le destin de l’Occident et l’avènement de la barbarie qui n’est autre que le règne de ce monisme. Le monisme ontologique se caractérise comme une compréhension de la réalité pensée comme être transcendant en sa totalité, et en conséquence, par une ignorance totale de la nature réelle de l’être immanent. Cette tournure de la pensée qu’il qualifiera dans Incarnation de “réduction galiléenne” considère qu’il n’est de réalité que l’objectivité. C’est, pour M. Henry, une négation pure et simple de l’essence subjective de la réalité, une mécompréhension profonde de la structure même de l’être qui conduit notamment aux apories de la philosophie transcendantale, mais c’est aussi un véritable “meurtre”, un véritable déni de la vie, une “auto-négation de la vie” dans les termes de La barbarie. La dimension éthique est donc étroitement liée à un fourvoiement théorique. La région ontologique ainsi “oubliée”, ou niée, n’est donc autre que l’“essence de la manifestation”, la phénoménalité originaire qui fonde la phénoménalité mondaine, celle de l’auto-affection, du pathos de la vie : notre essence de vivants, d’humains. Dans le sillage de la tradition philosophique inaugurée en Grèce, la modernité — dans la figure emblématique de Gallilé — déshumanise totalement le monde en réduisant sa réalité à des déterminations quantifiables (mathématisation de la nature). La vie sort du champ de la pensée avant d’être expulsée de l’économie, non plus de la pensée cette fois-ci, mais de la réalité concrète, dans le phénomène du capitalisme : le monde avait été réduit à la pure quantité par Gallilé puis Descartes, Marx montra comment la vie est considérée également comme simple quantité, au mépris de l’humanité en sa réalité subjective et individuelle, dans le procès de production capitaliste et dans l’idéologie qu’il génère. Cet aveuglement stupéfiant face au pathos de la vie détermine — sur le plan phénoménologique — les impasses de la phénoménologie husserlienne incapable de penser la substance phénoménologique que constitue ce pathos, mais seulement une forme vide, la forme du flux temporel. Et il en va de même pour la phénoménologie heideggérienne qui jamais ne fait cette constatation massive énoncée dans L’essence de la manifestation : pour que l’intentionnalité se projette dans la transcendance du monde, il faut aussi que, d’une certaine manière et de manière préalable, elle reste constamment auprès de soi. Or, ce “rester auprès de soi” c’est, pour M. Henry, l’auto-affection, ignorée à de rares exceptions près, par la tradition philosophique. L’auto-affection est le mode de manifestation de l’être immanent comme affectivité. Le dualisme qui repère deux “régions” de l’être, l’être transcendant du monde et l’être immanent de la chair, n’est donc pas neutre, il porte en lui la possibilité de deux modes opposés de l’existence : la “barbarie” et la “culture” qui seront thématisées comme telles dans La barbarie et dans Voir l’invisible pour ce qui est de la culture dans la figure de l’art. Ces modes d’existence dépendent entièrement de la reconnaissance par chaque individu de la vie en lui-même, de sa passivité et de son impuissance eu égard à cette vie absolue qui le donne à lui-même en se donnant à soi-même, ou bien de son Oubli dans une hybris caractéristique de la modernité technique de sa condition de vivant qui est sa propre essence.

Dans Voir l’invisible, l’œuvre d’art prend place dans ce vaste tableau du dualisme, dans la lutte entre la barbarie et la culture où la barbarie est la “perception ordinaire” et la culture bien sûr, l’art, dans lequel la vie est rendue à elle-même, à son essence propre. C’est donc la pensée de ces deux modalités de la dynamique de la vie qui soutiennent tout l’édifice esthétique chez M. Henry : soit la vie s’abondonne à son propre déploiement selon son essence, soit elle désire se fuir elle-même, se nier, s’oublier, sombrant dans l’angoisse et le désespoir. La culture, et en particulier dans la figure de l’art, M. Henry la comprend comme « dévoilement de la vie », c’est-à-dire comme dévoilement de la phénoménalité immanente fondamentale dans tout phénomène : l’affectivité ici comprise comme l’invisible. Et pour comprendre cette fonction de dévoilement qu’occupe l’œuvre d’Art dans ce contexte, il faut d’abord comprendre comment l’être immanent est communément oublié et ignoré au profit de l’être transcendant qui obnubile la conscience. Car c’est uniquement sur le fond de cet « Oubli » radical de la vie que se révèle l’œuvre d’art comme le phénomène qui le brise.

Dans Incarnation, M. Henry consacre le §36 à cet « oubli »,3 reprenant les analyses de Philosophie et phénoménologie du corps et celles de L’essence de la manifestation. L’Oubli, écrit M. Henry, n’est pas ici celui de la pensée qui oublie un de ses contenus et peut se le remémorer, convoquant devant son regard une représentation réactualisée. Il ne s’agit pas d’un oubli ponctuel, partiel et accidentel de telle ou telle donnée déterminée, mais de l’Oubli permanent d’un pan entier de la phénoménalité, le plus fondamental de surcroît.4 Un Oubli aussi massif ne peut pas être accidentel ou circonstantiel, il ne peut s’expliquer que par l’essence même de ce qui est oublié, par l’essence même de la Vie : « La vie baigne dans un Oubli radical, tenant à son essence même »5 note M. Henry rappelant ainsi strictement la détermination ontologique de L’essence de la manifestation. Car l’essence de la Vie est l’auto-révélation, sans distance à soi, qui s’effectue comme un pouvoir, elle est l’immédiat : dans l’Oubli, c’est ce que nous sommes nous-mêmes de plus essentiel que nous oublions, et nous ne l’oublions pas comme on oublie de penser à quelque chose, nous oublions notre propre essence qui est de nous tenir auprès de nous-même, nous nous tenons dans le lointain, spatial et temporel, et oublions l’immédiat, ce que nous sentons, l’ici et le maintenant. Ce que nous oublions d’une certaine manière, c’est de vivre  ! En se référant à Philosophie et phénoménologie du corps, la figure de l’Oubli de la Vie se précise : « le savoir de soi du corps originaire (la révélation de la Vie comme Chair) n’est pas un savoir thématique, parce que le « soi » et l’ipséité du corps ne sont pas le terme mais la condition de ce savoir, celui-ci n’est pas fermé sur soi, n’est pas le savoir de soi, mais le savoir de l’être transcendant en général.  »6 Ainsi la vie s’effectue-t-elle toujours comme un pouvoir, et ce pouvoir immanent se reporte en son essence sur la transcendance. Ceci explique cette transparence habituelle de la chair à soi (la santé oublieuse des organes), usant de ses pouvoirs dans une totale liberté, dans une immédiateté radicale. La vie s’effectue d’une part dans une intégrale proximité à soi, dans une facilité sans freins, dans une transparence phénoménologique originaire, et d’autre part, cette effectuation se rapporte par essence à l’autre que soi, à la transcendance du monde. C’est en ce sens que « la Vie baigne dans un Oubli radical » en ce que sa nature est de constituer la substance phénoménologique même du monde, l’écran sur lequel il apparaît.

La duplicité de l’apparaître comme à la fois immanent et transcendant, ainsi que cette explicitation de l’immanence comme portant en elle un « Oubli radical » permet ainsi de comprendre ce que M. Henry désigne comme « dévoilement de la vie » : le dévoilement de la vie n’est autre que le mouvement dans lequel la vie se ressaisit elle-même en renonçant à se reporter sur la transcendance du monde une sorte de « retournement » ou de « suppression » de l’intentionnalité. Telle est l’œuvre d’Art qu’elle biffe pour ainsi dire le report intentionnel de l’immanence sur le monde pour la « rappeler » à elle-même dans le mouvement de Reconnaissance par la vie, ou par l’ego (c’est une nuance qui devra se préciser) de la vie en soi.

L’œuvre d’Art ne vient donc pas remettre sous le regard de la conscience un « contenu » transcendant, mais vient dissiper le voile de la pensée pour laisser apparaître son fond impensable, sa condition et sa substance même : ce n’est pas un contenu déterminé que l’œuvre dévoile, mais la phénoménalité fondamentale du monde comme ce que nous sommes, notre chair affective. Cette définition de l’œuvre doit donc se compléter par son aspect dynamique. L’œuvre opère comme exaltation de la vie se ressaisissant soi-même, s’accroissant, s’exaltant, en dissipant le voile du monde sous lequel elle est habituellement étouffée (comme un son peut être étouffé).7 Ce dynamisme tient à ce que la vie est en soi un mouvement incessant : « S’éprouver soi-même, à la façon de la vie, c’est venir en soi, entrer en possession de son être propre, s’accroître de soi en effet, être affecté d’un « plus » qui est le « plus de soi-même » », « comme accroissement de soi et comme épreuve de son être propre, il est une manière de jouir de soi, il est la jouissance. C’est pour cela que la vie est un mouvement : l’éternel mouvement du passage de la Souffrance dans la Joie, pour autant que l’épreuve que la vie fait de soi est un Souffrir primitif, ce sentiment de soi qui la livre à elle-même, dans la jouissance et dans l’ivresse de soi.  »8 L’Art, précise enfin M. Henry, est « le mode selon lequel ce devenir s’accomplit ». L’œuvre d’Art est donc en elle-même une dynamique, un mouvement, un retour à son être affectif, « retour à cette réalité qui a été perdue ».9 L’accomplissement de l’œuvre d’Art s’effectue donc non seulement dans le contexte du dualisme (immanence/transcendance), mais encore dans une situation existentielle déterminée : l’Oubli de la vie par l’effet dominant d’une pensée obnubilée par le monde objectif. C’est donc par-delà l’Oubli que l’œuvre nous transporte : elle nous rappelle à nous-mêmes en notre être affectif, figure de l’éveil.10 La peinture fait voir « en tant qu’elle rend la vision à elle-même ». Dans la peinture, la vision « s’empare de soi ».11 C’est donc dans un double sens que l’œuvre d’Art peut être décrite comme un mouvement : perpétuel venir en soi de la vie d’une part, éveil et retour sur soi d’autre part. L’œuvre d’art est en quelque sorte un retour à soi du mouvement, un retour de l’immobilité atone vers le mouvement perpétuel de venue en soi de l’affectivité. La « tonalité intérieure » des choses révélée dans l’œuvre, leur essence affective, est en effet aussi une force, car l’épreuve de soi dans l’affectivité est toujours aussi la révélation d’un pouvoir. Toute force est de nature affective, aussi, l’œuvre peut-elle être comprise comme un accroissement de force. Mais ici encore, cet accroissement ne se comprend qu’à partir d’un terrain préalable de faiblesse, celui de l’Oubli : dans l’œuvre d’art, la vie s’accomplit comme un mouvement de reflux incessant sur sa tendance essentielle à s’oublier dans la transcendance du monde. Ainsi, un point essentiel de la théorie de l’œuvre d’art proposée par M. Henry est-il que l’art ne peut s’accomplir comme tel que sur le terrain préalable de l’Oubli, qui n’est pas accidentel ou contextuel, mais appartient à l’essence de la vie.12

Assumant l’héritage de W. Kandinsky, M. Henry conçoit le double apparaître des objets décrits dans Du spirituel dans l’art, selon leur aspect extérieur et selon leur « résonnance intérieure », comme une puissante figure du dualisme. Les écrits théoriques de Kandinsky apparaissent comme une formulation puissamment intuitive et non philosophique de ce qu’énonce L’Essence de la manifestation dans le langage de la phénoménologie. Et c’est sur le fond de ce dualisme que l’œuvre se définit à partir d’un schéma de l’Oubli et de la Reconnaissance qui est le phénomène même du dualisme : l’Oubli est une prépondérance phénoménologique du visible, la « perception ordinaire », l’apparaître « extérieur » des choses, la Reconnaissance est une prépondérance phénoménologique de l’invisible, de l’apparaître des choses selon leur « résonnance intérieure ». C’est donc en pensant non seulement un dualisme ontologique, mais aussi une phénoménalité complexe, à deux niveaux, la « duplicité de l’apparaître », que l’on peut schématiser ce que signifient ces deux pôles, l’être voilé et le dévoilement, l’« Oubli » et la « Reconnaissance » : l’Oubli est un cas limite dans lequel l’objectivité (c’est-à-dire pour M. Henry, du moins dans Voir l’invisible, le monde) absorbe totalement la vie phénoménologique, la Reconnaissance est son mouvement contraire dans lequel cette vie phénoménologique est entièrement absorbée par elle-même, plongée dans son auto-affection, dans sa vie affective, dans une absence pure et simple d’intentionnalité. De la sorte, la dynamique de l’œuvre se donne à comprendre comme celle de l’Oubli et de la Reconnaissance, c’est-à-dire comme une dynamique existentielle dans laquelle la vie se concentre tantôt sur le monde et tantôt sur sa propre affectivité.

Mais en examinant cette phénoménologie de l’œuvre d’art comme dynamique de l’Oubli et de la Reconnaissance, il apparaît qu’entre L’EM et Voir l’invisible l’enjeu du dualisme a pour ainsi dire changé de signe, parce qu’ici, ce qui importe en présentant brièvement la “différence ontologique” entre la transcendance du monde et l’immanence de la subjectivité, ce n’est plus comme dans L’EM d’insister sur l’abîme qui les sépare, de mettre l’accent sur leur hétérogénéité, mais de déplacer cet accent sur leur rapport non dialectique. Ce rapport se joue donc dans une dynamique, dans une “différance”, dans une tension entre l’expérience quotidienne de la “perception ordinaire” et l’art dans lequel la Reconnaissance, le “Rappel” pathétique, s’effectue. L’art consiste précisément, dans Voir l’invisible, dans le passage de l’un de ces deux modes d’être vivant à l’autre, dans la tension intérieure qu’ils instaurent dans la subjectivité, dans leur “contagion” réciproque, dans l’économie affective qui se joue entre ces deux modes de la vie. Alors que L’EM se situait sur un plan purement ontologique, Voir l’invisible décrit un mode d’être du vivant et semble se placer sur un plan existentiel parce que ce “rapport” entre visible et invisible n’est impossible que sur un plan ontologique et se joue par conséquent existentiellement. Ainsi, dans Voir l’invisible, ce qui importe n’est plus ce qui sépare dans leur essence le visible de l’invisible, mais de constater leur commerce phénoménologique dans l’expérience comme Oubli et Reconnaissance.13 L’œuvre d’art semblerait donc avoir cette vertu de poser la question, non pas seulement de ce qui ontologiquement sépare la subjectivité du monde, mais de ce qui phénoménologiquement les fait tenir et se tenir ensemble. La nature même de la phénoménalité de l’œuvre d’art semble donc d’emblée déjà se signaler par ce déplacement qu’elle impose : elle se manifeste comme le dualisme phénoménologique même dont l’effectuation phénoménologique se détermine comme le phénomène de l’Oubli.

Dès lors, la question qui surgit est la suivante : comment la structure ontologique d’hétérogénéité radicale entre l’immanence et la transcendance s’articule-t-elle avec leur commune économie existentielle ? L’autorise-t-elle d’abord, et comment ? Si l’on s’en tient à l’examen de Voir l’invisible, il semble que la réponse à cette dernière question doit être négative. En effet, Dans Voir l’invisible, se dresse un problème que l’on pourrait qualifier de “sous-détermination de la définition de l’art”. Cette définition est en substance la suivante : dans l’art, la vie est présente selon son essence propre. Dans l’art, pour développer cette définition, la vie se déploie selon son essence, venir en soi et accroissement de soi. Le problème est ici que la définition de l’art est purement et simplement celle de la vie. Ce problème est donc d’une part, sur un plan ontologique, que la vie et l’art ont la même définition, donc que la vie et l’un de ses modes ont la même définition, d’autre part, sur un plan ontique, que l’art et les autres modes d’accomplissement de la vie, tous les phénomènes de la jouissance pour résumer, ont également la même définition. La définition de l’art est sous-déterminée. Il m’a semblé que ce problème tient à ce que M. Henry déniant toute réalité au « visible » (au monde, et à la mondanéité de l’œuvre d’art), il ne peut intégrer dans sa définition ce qui la distingue de celle de la vie, c’est-à-dire son irréductible dimension de finitiude. La question qui se pose est donc la suivante : comment puis-je, comme sujet de la phénoménalité pure,14 comme sujet acosmique, vivre ou bien dans l’obnubilation objective, ou bien dans l’immédiat de la jouissance ? Et l’expérience de l’œuvre d’art n’est-elle pas précisément cette expérience médiane, instable et hybride qui tient à la fois des deux, qui en son paradoxe exemplaire réunit deux inconciliables, le visible et l’invisible ? Comment puis-je, en d’autres termes, vivre dans l’Oubli ou dans le rappel pathétique de la vie, dans la Reconnaissance ? Il faut pour distinguer l’expérience de l’art de celle de la jouissance en général, et pour la distinguer de celle de la vie, assumer la question de l’Oubli en ce qu’elle implique de penser comme telle la vie sur le mode fini de la vie individuelle, et non en réitérant la définition de la vie comme auto-affection, mais en posant la question de la possibilité même de l’Oubli : comment le vivant que je suis peut-il oublier la vie ? Comment la vie peut-elle s’oublier elle-même puisqu’elle est par définition cohésion avec soi ?

2. L’Oubli comme titre de l’exclusion réciproque de la pensée et de la vie, de l’immanence et de la transcendance

L’examen du problème de la sous-détermination de la définition de l’art dans Voir l’invisible conduit donc à cette question : si l’art est une expérience dans laquelle la vie est rendue à elle-même, comment comprendre le mode préalable dans lequel elle se tient : celui de la « perception ordinaire » ? Que signifie un mode de la vie dans lequel elle n’est pas à elle-même ? Cette situation, simplement désignée par l’expression de « perception ordinaire » dans Voir l’invisible, est décrite de manière approfondie comme la « barbarie » dans l’ouvrage du même titre dont elle est l’objet. Cette « barbarie », M. Henry en décrira l’essence phénoménologique comme « Oubli » dans Incarnation, et c’est ce terme que nous avons retenu comme le plus propre à la désigner, d’abord parce qu’en la désignant il en énonce la nature, ensuite parce que ce terme est le plus générique et parce que le concept d’Oubli traverse toute l’œuvre de M. Henry, de L’EM à Incarnation, et constitue une pièce certainement centrale de sa phénoménologie. C’est ainsi cette question de l’Oubli, celle de sa possibilité même, qui doit conduire l’élucidation radicale des problèmes soulevés par l’esthétique henrienne. La question ici est donc celle de l’Oubli, ou plus précisément celle du sens de l’Oubli.

Ce problème du sens et de la possibilité même de l’Oubli se pose dans les termes suivants : la vie phénoménologique est pure présence à soi, cohésion avec soi, immédiateté. Comment alors la vie peut-elle s’oublier si l’on considère que l’Oubli constitue précisément une séparation entre l’oubliant et l’oublié ? L’Oubli n’est autre qu’une distance entre l’instance phénoménologique et la vie phénoménologique qui est, pour reprendre l’expression de M. Henry, sa « substance », la « substance phénoménologique ». Comment une telle distance est-elle possible ? N’est-elle pas contradictoire avec la définition même de la vie ? Si la vie est une telle cohésion avec soi, le jaillissement originaire de l’ipséité, alors elle ne peut s’oublier que dans une réalité qui lui est autre, dans une transcendance absolue. Comment la vie pourrait-elle, comme immanence, prendre fonction de transcendance ? L’Oubli, formulé comme « oubli de la vie par soi », se présente donc comme une contradiction dans les termes : il impliquerait que la vie ne se phénoménalise plus !

Comment la Vie peut-elle s’oublier dans l’irréalité de l’objectivité puisque précisément l’objectivité est « irréelle » ? Cette question, M. Henry la pose, dans Incarnation, au sujet du « je peux » donné à lui-même dans l’auto-donation de la vie absolue. C’est ce développement que nous allons suivre pour exposer la question dans les termes mêmes de M. Henry. Au sujet du « je peux », M. Henry demande : « comment peut-il oublier cette donation originaire qui, le mettant en possession de lui-même, lui donne la capacité de se déployer librement à partir de soi (…)  ?  »15 Or la réponse apportée à cette question dans le paragraphe qui la suit ne laisse pas de surprendre. Dans un premier temps, M. Henry montre que « La santé est oublieuse, aussi oublieuse que la vie »16 de la manière suivante : « C’est le trait le plus remarquable de notre vie pratique tout entière d’agir en toute circonstance avec une telle aisance, dans une liberté si grande qu’elle ne prête aucune attention à la condition transcendantale des multiples actions qu’elle ne cesse d’accomplir spontanément.  »17 Ainsi, la Vie porte en son essence son propre Oubli parce qu’elle ne se signale pas, parce qu’elle est parfaitement efficace dans sa fonction transcendantale de mise à disposition du monde et de l’extériorité en général, c’est un point qui ne se dément pas depuis L’EM. Quelques pages plus loin, M. Henry demande comment l’Oubli est surmonté, et il évoque à nouveau les gestes quotidiens si transparents qu’ils portent en eux cet Oubli d’eux-mêmes : « On voit alors comment la vie échappe à l’oubli dans sa praxis la plus élémentaire et la plus quotidienne, dans nos gestes les plus simples, les plus habituels et les plus humbles : parce que aucun d’entre eux n’est susceptible de s’accomplir sans recourir au « je peux », pas plus que celui-ci n’est en mesure de commencer ailleurs que dans les tonalités phénoménologiques originaires du souffrir et du jouir en lesquelles il est mis en possession de soi dans le pathos de la Vie absolue », et plus loin : « Ce n’est donc pas à une pensée que, dans sa praxis quotidienne, la vie demande de surmonter son oubli : elle s’en charge elle-même, dans son propre pathos.  »18 Ainsi la « praxis quotidienne », tous ces gestes si aisés que nous les accomplissons sans même y penser, porte-t-elle en elle-même à la fois l’Oubli et la capacité de le surmonter. Certes, mais ce développement ne nous apprend rien : la praxis quotidienne porte en elle l’Oubli, mais la praxis quotidienne porte aussi en elle la capacité de le surmonter. On objectera que dans le cours du développement, M. Henry a introduit la dimension du souffrir : la praxis est toujours un jouir et un souffrir, et c’est en cela qu’elle surmonte l’Oubli. Cette dimension intervient bien dans le cours du développement, mais elle n’intervient pas dans la réalité à laquelle elle appartient par essence : dans la réalité, elle est là dès le départ, la praxis est toujours un souffrir et un jouir, et cela ne l’empêche pas de porter en elle l’Oubli d’elle-même  !

Ainsi, M. Henry semble passer la difficulté en opposant la chair à la pensée et en faisant porter sur cette dernière tout le poids, pour ainsi dire, de l’Oubli : « cet oubli est le fait de la pensée ».19 La pensée « oublie » la chair dit M. Henry. Mais si la pensée oublie la chair, il ne faut pas oublier qu’elle ne peut de toute façon pas la prendre en vue comme telle (puisque la Vie phénoménologique ne peut pas s’objectiver, ne peut pas entrer dans « l’éclaircie » du monde c’est l’aporie de la phénoménologie husserlienne20 que M. Henry dénonce dans son commentaire des Leçons sur la conscience intime du temps). Et ce que dit M. Henry ensuite, c’est que la Vie se rappelle à elle-même par elle-même sans avoir besoin de la pensée. Une distorsion s’est donc glissée dans le raisonnement : la chair porte en elle l’Oubli, il consiste en ce que la pensée, en son hétérogénéité ontologique radicale avec elle, ne peut la prendre en vue. Mais, alors que c’est la pensée qui est incapable de surmonter l’Oubli, de par son hétérogénéité ontologique même, c’est la chair qui assumera seule de surmonter cet Oubli. Certes, mais cela ne change rien au fait que, encore et toujours, l’Oubli de la chair par la pensée, ne sera pas surmonté  ! L’absurdité de dire que la chair porte en elle aussi bien l’Oubli que la capacité de le surmonter tient essentiellement à ce qu’en fait la difficulté réside dans l’hétérogénéité de la chair et de la pensée : l’Oubli, au début de l’argumentation, consiste dans cette opposition de la chair et de la pensée, dans le fait que la chair échappe par essence au pouvoir de la pensée, ce qui est hors de cause. Mais ce qui intervient à la fin de l’argumentation n’est pas le dépassement de cette difficulté, mais sa radicalisation par son évacuation même de la problématique : en effet, c’est la chair qui surmonte elle-même son propre Oubli  ! Oublié — si l’on peut dire — le rôle de la pensée qui était « responsable » de l’Oubli par son incapacité à prendre en vue la chair comme telle ! Dans un premier temps donc, la pensée est dite oublier la chair alors qu’elle ne peut pas même la prendre en vue, l’Oubli est donc le fait de la pensée. Dans un second temps, c’est la chair qui se rappelle à soi. Rien n’est dit en somme : la pensée qui ne pouvait pas prendre la chair en vue ne fait rien de plus en l’oubliant que de ne pas la prendre en vue, la chair qui ne peut s’oublier ne fait rien de nouveau non plus en se « reconnaissant » ou en se « rappellant » à soi  ! En réalité, le véritable problème qui est évacué est de savoir comment nous humains, en tant qu’êtres incarnés qui pensons, nous pouvons nous mouvoir aussi bien dans l’Oubli que dans le Rappel pathétique, comment nous pouvons oublier la chair qui, pourtant est notre essence, ou en d’autres termes, ce que signifie ce que M. Henry appelle « l’Oubli ». C’est ce qu’il faudra interroger à partir notamment des apories de La barbarie. Et ce que M. Henry repère comme modalité existentielle sous le titre d’Oubli n’est pas en cause : nous nous mouvons bien évidemment le plus clair du temps dans l’Oubli, dans la « perception ordinaire », ou dans ce que M. Henry appellera dans C’est moi la Vérité le « système de l’égoïsme ». La seule question qui mérite vraiment d’être posée n’est pas celle-ci, mais celle de savoir comment il est possible que nous nous oubliions nous-mêmes, de savoir comment, à partir de notre essence d’être incarné, nous pouvons être obnubilés par le monde et occupés à penser à nous-mêmes au point de ne plus sentir le jaillissement le plus immédiat de la vie en nous. Ce qu’il faut donc éclaircir, c’est le sens de l’Oubli : qui oublie, d’une part, qu ‘est-ce qui est oublié d’autre part, puisqu’il est évident que la question, telle qu’elle est formulée dans Incarnation s’enferme dans une contradiction qui ne peut être dépassée qu’en précisant la réponse à ces deux questions. La vie n’oublie pas la vie, il faut préciser ce qui est entendu par « la vie » qui oublie et par « la vie » qui est oubliée, l’une ne pouvant pas coïncider avec l’autre.

2.1. Occurrences du concept de l’Oubli

C’est donc le concept d’oubli qui doit être examiné attentivement dans ses multiples occurrences au long de l’œuvre de M. Henry. C’est dans L’EM que le concept d’Oubli est d’abord thématisé.21 La référence à Être et temps est explicite, et la lecture du chapitre de C’est moi la vérité consacré à l’oubli le confirmerait d’ailleurs, tant la similitude avec la première page d’ Être et temps est flagrante : de la même manière que depuis longtemps la philosophie a oublié la question de l’être, depuis longtemps la pensée a oublié la vie. Mais si pour Heidegger la philosophie peut arracher l’être à l’Oubli, s’il n’est en quelque sorte qu’une modalité parmi d’autres possibles de l’existence, pour M. Henry, l’être, compris comme l’immanence, ne peut être arraché, du moins par la pensée, à l’Oubli : « Parce que l’essence demeure cachée en elle-même et échappe perpétuellement au regard, parce qu’elle est comme telle la dissimulation, elle tombe dans l’oubli.  »22 Mais, demande M. Henry, si l’essence est « l’essence de tout être-là possible et concevable, comment pouvons-nous l’oublier ? En n’y pensant pas. C’est donc là ce qui constitue la nature de l’Oubli. Celui-ci n’est principiellement possible que sur le fond de la présence de quelque chose à quoi l’on ne pense pas, et comme cet acte de n’y pas penser.  »23 Ainsi, l’Oubli est plus précisément l’Oubli de la vie par la pensée, l’oubli par la pensée de ce qu’elle est elle-même un mode de la vie. En ce sens, l’Oubli est le titre d’une impossibilité : l’impossibilité pour la pensée de prendre en vue son fondement. Mais cet oubli n’est possible que sur le fond d’une forme de présence de ce qui est oublié : comme dans l’oubli au sens courant, on ne peut oublier que ce qui n’est pas totalement oublié, ce dont on ressent l’absence. Comme c’est le cas chez Heidegger, l’Oubli n’est possible que sur le fond d’une « précompréhension », et il désigne l’abandon par la pensée de l’enquête en direction de cette précompréhension, le préjugé que ce qui est saisi dans cette précompréhension est si évident qu’il est inutile d’y penser. Mais chez M. Henry, l’Oubli est poussé à sa radicalité dernière : la pensée ne peut pas atteindre ce qui est oublié, puisque l’on ne peut saisir l’essence de la vie, l’auto-affection, dans une pensée : on n’a accès à la vie en vivant, et non en y pensant (ce sera tout le sens de la critique de Husserl, et notamment dans la critique des Leçons sur le temps dans Phénoménologie matérielle). L’essentiel du motif de l’Oubli présenté dans Incarnation est donc déjà posé dès L’EM : la pensée Oublie la vie. La contradiction est aussi déjà là : si la pensée est un mode de la vie, alors dans la pensée, c’est la vie qui s’oublie elle-même.

L’apparition de la thèse de l’Oubli dans l’œuvre de M. Henry se fait donc à l’occasion d’une critique de Heidegger, mais aussi plus largement, à travers Schelling ou Merleau-Ponty dans ce §45 de L’essence de la manifestation, de la philosophie moderne qui, cherchant le fondement de la représentation dans la représentation elle-même, est incapable de le trouver, et finit ainsi par le nier alors même qu’elle le présuppose. Pour M. Henry, l’Oubli est donc d’emblée la marque de l’hétérogénéité de la pensée et de la vie, de leur hétérogénéité insurmontable et néanmoins de leur rapport indéfectible de fondation, puisque la pensée ne peut oublier la vie qu’en étant fondée par elle, puisque, comme l’écrit M. Henry, « on ne peut oublier, semble-t-il, que ce avec quoi on a quelque rapport ».24 C’est dans ce « rapport » de la pensée à la vie, qui porte à la fois la possibilité de l’Oubli et sa contradiction, que repose toute la question.

2.2. Un renversement du concept ?

Le terme « oubli » reparaît thématiquement dans Généalogie de la psychanalyse, dans un chapitre consacré à Nietzsche25 : « Nietzsche a pensé l’immanence de la vie de multiples façons, (…) l’immanence fait l’objet d’une affirmation immédiate dans la proposition cruciale et réitérée selon laquelle la vie est oubli. Oublier, c’est ne pas penser à.  »26 La thèse est donc exactement celle de L’EM. M. Henry commente : la vie est oublieuse « par nature », elle « ne porte pas en soi l’essence où réside la possibilité de penser à quelque chose en général ».27 On retrouve là l’hétérogénéité entre vie et pensée (représentation), mais on perd le « rapport » de la pensée à la vie qui permet d’oublier, c’est-à-dire d’être en rapport avec ce que l’on n’envisage néanmoins pas. Le concept de l’Oubli caractérise donc l’hétérogénéité de la pensée et de toute ek-stase en général avec la vie, mais pas leur « rapport ». M. Henry, continuant la présentation du concept nietzschéen, mais aussi déjà henrien, de l’oubli, précise donc : « C’est par une intervention extérieure alors, c’est à coups de trique qu’il s’agit de conférer à cette vie qui en est en elle-même incapable, non pas la capacité — elle ne l’a pas et ne l’aura jamais — mais l’habitude de se souvenir ».28 L’Oubli est donc un caractère d’essence de l’immanence (ce qui était l’objet du §45 de L’essence de la manifestation) qui ne recèle en elle-même pas la capacité de « penser à » (l’oubli est « la mise hors jeu » de « toute forme de représentéité »)29 ou de « se souvenir ». Notre question ici est de savoir comment la vie qui n’a pas la capacité de se souvenir, va néanmoins en prendre l’habitude. Mais ce qui surprend encore plus — par rapport à L’essence de la manifestation — c’est que ce n’est pas la pensée, ici, qui oublie la vie, mais la vie qui oublie la pensée, ou plus exactement, qui oublie de penser, qui se dispense de penser. Un oubli aussi massif ne peut pas être accidentel ou circonstantiel, il ne peut s’expliquer que par l’essence même de ce qui est oublié, par l’essence même de la Vie : « La vie baigne dans un Oubli radical, tenant à son essence même ».30 Et ce n’est que de l’« extérieur », que lui est imposée cette « habitude » de penser et de se souvenir. Mais quel est cet « extérieur » ? Pour Nietzsche, c’est « la nature » (selon la première phrase de la seconde dissertation de La généalogie de la morale à laquelle se réfère ici M. Henry), mais pour M. Henry lui-même, quel peut être cet « extérieur » qui vient modifier l’essence de la vie ? A cette question, Généalogie de la psychanalyse ne répondra pas, peut-être ne faut-il pas lui chercher de réponse d’ailleurs, ce qui importe ici étant peut-être que dans le contexte de l’emprunt conceptuel à Nietzsche, la question de la nature de cette intervention extérieure est certainement étrangère à la problématique henrienne. Et cette question précisément viendra à notre sens mettre en crise le concept henrien d’Oubli, puisqu’elle porte toute sa problématique qui tient à ce que M. Henry ne pense pas cet « extérieur », c’es-à-dire, la finitude. A cette nature oublieuse de la vie en son effectuation naturelle, saine, conforme à son essence, est opposée la « maladie » : l’affaiblissement des forces, le dégoût de soi, conduisent les « malades », les esclaves, les dominés, à vouloir changer, à détester leurs pulsions, la vie en eux, et à régler leurs actions et leurs valeurs non plus sur cet élan de la vie en eux, mais par contradiction avec les forts, les puissants, les heureux, c’est ce sens de l’Oubli qui sera l’objet de La barbarie, ouvrage dans lequel l’Oubli sera décrit comme « auto-négation de la vie ».

Bien sûr, l’Oubli tel qu’il est présenté dans Généalogie de la psychanalyse est le concept nietzschéen, mais M. Henry ne lui adresse aucune critique, et l’on peut avancer, en se référant à L’EM comme aux occurrences suivantes de ce concept dans C’est moi la vérité et Incarnation, qu’il est ici parfaitement assumé par M. Henry. On objectera néanmoins à cette interprétation qu’ici ce n’est plus la pensée qui oublie, qui oublie la vie, mais la vie qui oublie de penser. Voici à nouveau posée la question : qui oublie ? Est-ce « la vie » ou « la pensée » ? Et que peut bien signifier que « la vie » ou que « la pensée » oublient ? Sont-elles qualifiées pour « oublier », en somme, sont-elles des « sujets » possibles de l’Oubli ? C’est précisément ces questions que soulève, décidément, le concept henrien de l’Oubli.

Dans C’est moi la vérité, le concept d’Oubli est réactivé par M. Henry, puisqu’il fait dans cet ouvrage l’objet d’un chapitre à part entière : « L’oubli par l’homme de sa condition de fils ». Ce qui va le plus marquer ce développement eu égard aux précédents, c’est la distinction au sein de la subjectivité — à notre sens sous la pression même des contradictions que nous venons de remarquer — entre « Vie », et « vie » d’une part, entre « moi » et « ego » au sein de la « vie » d’autre part. La Vie désigne l’immanence comme telle, la « vie » est la vie individuelle, et donc marquée par la finitude, dans laquelle l’immanence se phénoménalise. Quant au moi et à l’ego, c’est la passivité de l’ipséité du moi et l’activité de l’exercice des pouvoirs subjectifs déterminés de l’ego qui les distinguent l’un de l’autre. Il faudrait approfondir cette question de la structure de la subjectivité telle qu’elle se dessine dans C’est moi la vérité, mais ce qui importe ici, c’est que sur cette base, l’Oubli est désormais compris comme l’Oubli par l’ego de son origine dans la vie : ce qui est oublié, en somme, c’est le caractère de donéité des pouvoirs subjectifs. L’ego dispose sans réserve de ses pouvoirs, il vit donc dans l’illusion, non de les posséder, mais en les possédant effectivement, et d’autant plus que cette possession est effective, d’en être l’origine.

Alors comment comprendre l’unité du concept d’Oubli ? La pensée qui oublie et nie le fondement accomplit-elle le même Oubli que l’ego oubliant son origine dans la Vie ? Certainement, car ce qui est oublié est le fondement, l’immanence, l’essence de la manifestation. En revanche, l’instance de l’Oubli n’est plus « la pensée » à proprement parler, mais « l’ego ». La question qui se pose est donc celle du rapport de l’ego à la pensée. La pensée est essentiellement une part des pouvoirs subjectifs qui constituent l’ego. Ainsi, c’est bien déjà l’ego qui oublie dans la pensée. La pensée est un des modes d’être de l’ego. Mais on l’a vu, l’oubli de la vie, ou de l’immanence, par la pensée, est en réalité un mouvement redoublé : la pensée n’oublie la vie que parce que celle-ci, comme l’essence du fondement, ne se phénoménalise pas dans l’élément de la représentéité. La pensée oublie donc ainsi, dans un premier temps, ce qui ne peut lui apparaître. Mais c’est parce que la pensée s’affirme comme le seul mode de connaissance, et affirme ainsi l’inexistence de ce qui lui échappe, qu’elle achève, accomplit, et pour ainsi dire scelle l’Oubli. Ainsi, c’est par l’affirmation de soi de la pensée comme fondement que s’effectue l’Oubli. Il en va de même en ce qui concerne l’ego qui sombre dans l’illusion transcendantale d’être son propre fondement : « Ainsi naît l’illusion transcendantale de l’ego, illusion par laquelle cet ego se prend pour le fondement de son être ».31 L’ego vit dans l’Oubli non seulement parce qu’étant en possession de ses pouvoirs il s’identifie à eux, mais encore parce que cette identification le conduit, selon M. Henry, à s’en penser l’origine et le fondement, acte d’hybris que vient dénoncer le Christ dans C’est moi la vérité, philosophie de la conscience que vient dénoncer la phénoménologie matérielle dans L’essence de la manifestation.

Ce qui est oublié donc, par l’ego, qu’il pense ou qu’il agisse d’une autre manière, c’est le caractère de donéité de ses propres pouvoirs subjectifs, soit, de lui-même : il oublie son incapacité à se porter soi-même dans l’être, il oubli son fondement, et du même coup sa finitude.

Mais si l’unité du concept d’Oubli n’est pas mise en cause simplement et principalement par ce déplacement de l’instance de l’Oubli (qui n’en est en fait qu’une explicitation) l’emprunt nietzschéen semble en revanche venir totalement le renverser. Il faut d’abord pour poser la réalité de la question (puisque l’on pourrait penser que M. Henry ne fait que commenter un concept qu’il n’assume en rien comme sa propre pensée dans Généalogie de la psychanalyse) remarquer la profonde concordance entre le concept nietzschéen de l’Oubli présenté dans Généalogie de la psychanalyse et le concept d’Oubli présenté dans Incarnation : l’oubli nietzschéen est l’oubli par la vie de ce qui lui est autre, c’est l’oubli propre à la santé, à l’affirmation, qui agit à partir de soi, et non de ce qui lui est autre, qui agit à partir de son présent, du présent absolu de l’affectivité, et non à partir du souvenir ou de la prévision. En tant que tel, l’Oubli est un caractère d’essence de la vie. Dans Incarnation, c’est cette métaphore même de la santé qui sera reprise : l’Oubli, comme santé, comme efficacité transcendantale de la vie. En effet, dans la lecture de Nietzsche, et à partir de celle-ci, l’Oubli, comme caractère de la vie, est la santé, ou plus précisément la condition et l’effet à la fois, de la santé. La santé consiste dans le caractère actif et affirmatif de la vie. On se rappelle que dans La généalogie de la morale, cette distinction est introduite au sujet des dominants par opposition aux esclaves : les dominants affirment leurs valeurs à partir d’eux-mêmes, de leurs pulsions, de leur désirs, de la poussé en eux de la vie. Les esclaves, eux, affirment leurs valeurs réactivement, en opposition à celles des dominants, et non à partir d’eux-mêmes. C’est cette opposition entre santé et maladie, affirmation et réaction, que l’on retrouve chez M. Henry, dans La barbarie et dans C’est moi la vérité : la culture est une affirmation de la vie à partir de soi, de sa nature propre, c’est-à-dire de ses pulsions, de ses désirs, de son affectivité, alors que la barbarie est un vivre qui se règle sur des objectivités. Le sens de l’Oubli s’est donc inversé : il désignait l’Oubli du monde par la vie en son effectuation, en sa santé, en son affirmation. Il désigne dans C’est moi la Vérité, et dans Incarnation comme c’était le cas dans L’essence de la manifestation, l’Oubli par la pensée de la donéité de la vie, dans Voir l’invisible et dans La barbarie, l’Oubli par la pensée de la réalité impressionnelle de la vie, et donc l’obnubilation de la vie individuelle par le monde. L’Oubli, compris à partir de Nietzsche, était la santé, il est, dans Incarnation, à la fois cette santé, et la maladie : le concept s’est dédoublé, Oubli de la vie par la pensée, Oubli de la pensé (représentéité) par la vie. En somme, le concept henrien d’Oubli s’apparente au concept d’oubli emprunté à Nietzsche porté à sa dernière conséquence : il exprime l’extériorité réciproque de la vie et du « je peux », ou « ego », ou « pensée », et comme tel, il porte en lui la contradiction qui a été repérée plus haut, car comme le précise M. Henry lui-même, il faut bien entretenir un rapport avec ce que l’on oublie pour que l’oubli soit effectif. Toute l’entreprise henrienne tend ainsi à circonscrire les aspects de l’extériorité réciproque des modes de la vie dont le titre est Oubli, sans jamais interroger explicitement et thématiquement en lui ce qui est de l’ordre du rapport.

2.3. La problématique issue de la question de l’Oubli et sa double direction

La question qui se dégageait de l’examen de la sous détermination de l’art dans Voir l’invisible était de savoir comment la vie peut s’oublier elle-même. L’examen du développement consacré à cette question dans Incarnation a montré que cette question ainsi formulée reste aporétique. La vie ne peut pas s’oublier elle-même. L’Oubli, comme caractère d’essence de la vie, signifie l’exclusion réciproque de deux plans : la pensée et l’affectivité qui la fonde, l’ego et la « Vie » qui le génère. Cette exclusion réciproque signe et structure toute la pensée de M. Henry en ce qu’elle fait fond sur le dualisme exposé dès L’EM et PPC qui en puisait l’inspiration chez Maine de Biran.

Néanmoins, si l’Oubli signifie l’exclusion réciproque, il implique aussi dans sa fonctionnalité même, un rapport. Ce « rapport » s’effectue comme la dynamique même de l’art et de l’éthique, comme « Rappel » ou comme « Reconnaissance ». L’exclusion réciproque de l’immanence et de la transcendance se manifeste dans cette dynamique de la vie qui s’oublie et se retrouve, se nie et renoue avec soi. Or c’est paradoxalement ce rapport qui, faisant en réalité l’objet de toutes les investigations de M. Henry, reste en un sens indéterminé. Indéterminé en ses conditions, en ce que l’aporie de la question de l’Oubli n’est pas explorée, en ce que la question n’en est pas véritablement posée. Et si la question de l’Oubli reste une aporie ininterrogée, c’est parce que les termes n’en sont pas déterminés. La question « comment la vie peut-elle s’oublier elle-même  ?  » n’a pas de réponse parce que les termes en restent insuffisamment déterminés. Il faut, pour entreprendre son examen, demander ce que signifie « la vie » comme sujet de cette question, et ce qu’elle signifie comme objet de la question. Il faut en somme oser reformuler la question en vue d’une plurivocité de la vie en demandant d’une part « qui oublie ?  » et d’autre part « Qu’est-ce qui est oublié ?  ». La réponse à ces deux questions, en distinguant deux aspects de la « vie » permettra seule de dépasser la contradiction de l’Oubli comme « vie qui s’oublie elle-même », et en d’autres termes, de penser plus que l’exclusion réciproque des sphères d’être qui structure le dualisme, leur rapport qui seul peut le phénoménaliser comme tel.

3. L’Oubli comme exclusion réciproque de la transcendance et de l’immanence : la question du dualisme ontologique

L’Oubli peut donc d’une certaine manière être compris comme un titre pour le dualisme ontologique, pour l’hétérogénéité radicale que le §50 de L’EM décrit, entre être transcendant et être immanent. Cette question du dualisme semble donc être au cœur de la question de l’Oubli, c’est ce qui va ressortir de l’examen des fonctions respectives de la transcendance et de l’immanence dans la pensée de l’œuvre d’art développée dans Voir l’invisible. Dans Voir l’invisible, l’œuvre d’Art est comprise comme « dévoilement de la vie », c’est-à-dire comme dévoilement de la phénoménalité immanente fondamentale dans tout phénomène : l’immanence ici désignée par un de ses caractères d’essence comme l’invisible. Cette fonction de dévoilement assurée par l’œuvre d’Art nécessite donc pour être comprise l’explicitation de la situation dans laquelle elle intervient, l’être voilé de l’être immanent, afin de pouvoir comprendre cet être voilé de l’immanence comme son Oubli (dans la « perception ordinaire ») au profit de l’être transcendant qui obnubile la conscience. C’est sur le fond de cet « Oubli » radical de la vie que se révèle l’œuvre d’art comme le phénomène qui le brise, et si cet Oubli signifie l’hétérogénéité de l’immanence et de la transcendance, le problème de l’Oubli est aussi et d’abord celui du dualisme : comment penser l’hétérogénéité de ces deux sphères ontologiques, et néanmoins leur rapport, puisque, comme le rappelle M. Henry lui-même dans L’EM, « on ne peut oublier, semble-t-il, que ce avec quoi on a quelque rapport » ? Comment penser l’articulation phénoménologique de l’immanence et de la transcendance comme ce « rapport » que nécessite l’Oubli ?

Voir l’invisible s’ouvre sur cette expérience quotidienne et méconnue qui est au cœur de l’art de W. Kandinsky (comme en celui de l’intention phénoménologique même)  : les choses apparaissent de deux manières, intérieurement et extérieurement, affectivement et objectivement, selon l’immanence et selon la transcendance. Et c’est parce que la vie en son efficacité (en sa “santé”) projette un monde transcendant devant soi, à l’extérieur de soi, qu’elle s’oublie principiellement. Sur le terrain de cet Oubli préalable seulement l’œuvre d’art peut se déployer comme l’expérience dans laquelle la vie “revient à elle”, se retourne sur soi, sur son immédiateté. Or — pour qui reçoit les thèses de L’EM — la question implicite dès le début de Voir l’invisible est la suivante : comment le visible et l’invisible peuvent-ils entretenir un tel commerce, comment la dynamique de l’Oubli et de la Reconnaissance est-elle pensable alors même que l’essence de l’invisible et l’essence du visible se tiennent dans une hétérogénéité réciproque telle qu’aucune dialectique n’est possible entre eux ? Paradoxe de l’hétérogénéité du visible et de l’invisible et de leur entre-appartenance dans le jeu de l’œuvre d’art. Celle-ci se présente au premier abord comme un objet, comme un étant intramondain. Elle se présente donc comme une sorte de piège phénoménologique, puisqu’alors qu’elle s’annonce — selon l’expression de J.-L. Marion — comme “visible par excellence”,32 sa réalité, son “essence”, se révèle résider dans la phénoménalité immanente, dans l’invisible. Ce paradoxe, manifesté par le titre même de l’ouvrage de M. Henry, trouve une formulation particulièrement nette sous la plume de J.-L. Marion dans Etant donné^[33] : “ le tableau, écrit J.-L. Marion, rend visible l’effet invisible en tant que tel”. C’est l’examen de cette formule paradoxale qui va nous guider pour repérer l’enjeu du statut de la transcendance dans la question de l’Oubli. Il faut pour cela s’interroger, au sujet de la phrase de J.-L. Marion, sur la contradiction logique qu’elle énonce. En effet, soit l’invisible reste invisible, soit, en étant rendu visible, et devenant lui-même visible, il ne peut plus être tenu pour l’invisible “en tant que tel”. Certes, mais ce n’est pas “l’invisible”, l’invisible “en tant que tel”, qui est “rendu visible”, mais “l’effet invisible”. Il est donc permis de lire que c’est “l’effet invisible en tant que tel” qui est rendu visible. Cette première remarque ne contourne pas pleinement la difficulté, mais contraint la critique à se déporter légèrement : en effet, l’invisible n’est ici rien d’étant, cela va de soi, et ne peut donc être “rendu visible” par quoi que ce soit. L’invisible désigne ici un mode d’être, la phénoménalité propre à un certain phénomène : l’effet. Selon la remarque de J.-L. Marion, ce qui est rendu visible par le tableau (l’œuvre d’art en général) n’est donc pas l’invisible (ce qui invalide l’objection citée plus haut) mais “l’effet” du tableau dont le mode propre de phénoménalité est l’invisible.

L’effet invisible du tableau serait donc, selon J.-L. Marion, rendu visible par le tableau. Il faut s’interroger sur le sens de cette formulation qui ne concerne à strictement parler ni le visible ni l’invisible, mais leur transgression réciproque. En quoi consiste phénoménologiquement cette transgression ? Le tableau se tient effectivement à une charnière, porte du visible sur l’invisible et de l’invisible sur le visible, chose visible du monde d’une part, affect pur d’autre part. C’est cette dualité que vise certainement J.-L. Marion dans sa description de “l’effet du tableau”, où cohabitent et s’entrappartiennent la phénoménalité du monde et celle la subjectivité, et plus précisément, où se manifeste comme telle cette entre-appartenance et cette cohabitation. Ce sont les termes dans lesquels le problème doit être formulé si l’on ne veut pas s’exposer au type de critique mentionné plus haut, car en effet, la “visibilité de l’invisible” ne peut être qu’une proposition purement formelle, verbale, contradictoire de surcroît, qu’ il m’est difficile, pour ma part, de raccrocher à quelque donnée phénoménologique que ce soit. Néanmoins, si l’invisible se caractérise précisément par ce qu’il est invisible et que parler de “visibilité de l’invisible” n’a pas beaucoup de sens, la question de la double nature du tableau est, elle, indéniablement posée dans des données phénoménologiques incontestables, et les difficultés de sa formulation ne font que dénoter la dignité du problème en cause, qui n’est autre que celui de l’Oubli.

L’invisible, jamais, ne peut “devenir” visible, se dépasser dialectiquement dans une visibilité, et cette impossibilité est une impossibilité d’essence qui tient à la nature ontologique de l’invisible. Pour M. Henry, transgresser cette hétérogénéité est impossible, ce qui est donné dans l’affectivité ne peut l’être dans le monde, ne peut être “converti” en objectivité, et pourtant, toute son œuvre décrit sans cesse cette opération impossible, cette dynamique de l’Oubli et de la Reconnaissance, alors qu’il n’y a pas de rapport possible du visible à l’invisible. C’est ce qu’affirme avec force le §50 de L’EM intitulé “visible et invisible” qui va expliciter cette déclaration : “parce qu’il n’est pas le concept antithétique de la phénoménalité, l’invisible n’est pas non plus celui du visible”.33 La nature de “l’opposition” entre visible et invisible n’est pas ce que l’on entend généralement par “opposition”, en ce sens que l’opposition de deux termes suppose généralement une essence commune à partir de laquelle ils peuvent s’opposer. Cette communauté d’essence détermine la nature dialectique de toute opposition : un terme peut toujours, dialectiquement, passer dans l’autre parce qu’il partage la même essence (tout comme tout désaccord implique un minimum d’accord de fond). L’invisible est donc, dans la pensée philosophique, compris comme appartenant à l’essence de la visibilité. M. Henry cite Kant pour qui l’âme, la phénoménalité comme telle, a une grandeur intensive pouvant se réduire à rien (soit, à l’invisible qui est ici alors mode limite de la visibilité), et Husserl, pour qui les modifications successives du vécu dans la rétention aboutissent à un inconscient compris comme néant phénoménologique. Et nous pourrions ajouter à cette liste de références certains passages de La croisée du visible dans lesquels l’invisible est un “non encore visible”, “origine du visible”, se dépassant sans cesse dans le visible vers lequel il tend de toutes ses forces. Et pourtant, alors même que l’invisible dont relève l’invisible comme non encore visible (que J.-L. Marion nomme “l’invu”) ne cesse de tendre vers le visible, il est dit aussi disparaître comme tel lorsqu’il entre dans la visiblilité. C’est par la position particulièrement aiguë de ce problème que J.-L. Marion se démarque de la tradition ici critiquée par M. Henry. En fait, c’est dans cette critique de la tradition qu’apparaît le mieux la définition de l’invisible par M. Henry : tout ce qui est susceptible d’être porté à la visibilité, et singulièrement tout ce que se donne pour tâche d’élucider la phénoménologie classique, n’est pas invisible, n’est pas “l’invisible”. L’invisible n’est pas ce qui, partageant l’essence du visible, se dérobe pourtant (du moins provisoirement) à la visibilité, mais ce qui est essentiellement invisible, ne peut être porté à la visibilité, se phénoménalise avant la visibilité et sans son secours : l’affectivité. M. Henry précise donc, semblant par avance ruiner totalement et définitivement les avancées de J.-L. Marion dans sa réflexion sur l’œuvre d’art, “l’invisible et le visible ne sauraient se transformer l’un dans l’autre”.34 Invisible et visible s’opposent non pas de manière dialectique, mais “comme ce qui n’a pas de lien”,35 “comme une opposition dans la différence absolue”.36

Il faut ici continuer à citer, un peu longuement peut-être, le texte de M. Henry, pour mesurer la radicalité de son dualisme ontologique, car les termes ici employés deviendront essentiels dans la position du problème quant à la question de l’œuvre d’art : “Une telle opposition, dans la différence absolue, est celle de l’indifférence. C’est dans l’indifférence de cette différence que, finalement, l’invisible s’oppose au visible, de telle manière qu’il ne se tourne pas vers lui pour l’affronter en un combat, pour se refuser à lui au terme d’une lutte et à l’intérieur de celle-ci, mais demeure plutôt en lui-même et, tout entier occupé de soi, l’ignore et ne peut le connaître. Ainsi se détermine, à partir de l’extériorité de ce qui est sans rapport et comme l’expression de celle-ci, l’impossibilité pour l’invisible de ”devenir visible“. Une telle impossibilité, (…) parcequ’elle repose sur l’hétérogénéité éidétique des structures ontologiques ultimes, (…) est insurmontable et définitive. ”37

Ainsi, la trangression de l’invisible qui est pour J.-L. Marion — de La croisée du visible à Étant donné — le titre phénoménologique de l’œuvre d’art comme telle, est ici condamnée à l’impossibilité par la nature même de l’invisible, essentiellement autre que le visible.38 Mais il faut ici s’arrêter plus attentivement sur ce que dit M. Henry de cette impossible transgression. Le passage, nous dit M. Henry, de l’invisible dans le visible est impossible parce que l’un et l’autre relèvent d’essences différentes. Une essence ne peut devenir autre qu’elle-même, sauf bien sûr à être purement et simplement supprimée. Concrètement, cela signifie que jamais une émotion ne se fera tableau, sculpture, œuvre en général, puisque de telles œuvres sont des étants intramondains, des choses, alors que la nature phénoménologique d’une émotion est d’être éprouvée par un être qui se sent soi-même. Nul doute qu’un tableau ne se ressent pas soi-même, l’écorché de La leçon d’anatomie n’a pas mal, c’est une donnée phénoménologique évidemment incontestable. Mais la transgression dont il est question dans la compréhension que développe J.-L. Marion de l’œuvre d’art n’est pas une transgression dialectique, du moins peut-on la comprendre comme ne l’étant pas : un invisible ne se dépasse pas pour devenir visible. L’invisible, dans les descriptions sur lesquelles nous nous sommes arrêtés, ne se dépasse pas, ne s’annule pas, ne disparaît pas, au contraire, il reste toujours en lui-même, “origine surabondante”, en excès : il ne se transgresse pas dans le visible en se convertissant, en s’y perdant, mais en se conservant et en le soutenant. L’invisible dans cette “transgression”, croît donc à la mesure du visible. Nous ne sommes ainsi aucunement dans une transgression dialectique de type hégélien que vise d’évidence M. Henry (comme vient le souligner la référence à Kierkegaard). Du coup, le texte cité de L’essence de la manifestation semble condamner toute relation possible du visible à l’invisible en n’en condamnant pourtant que la forme dialectique. Tout comme E. Levinas tente de penser un rapport non dialectique entre des termes qui restent absolus, la pensée de J.-L. Marion de l’œuvre d’art semble nous conduire à penser un rapport non dialectique entre visible et invisible : jamais le visible ne devient invisible ni l’invisible visible, jamais le visible ne se définit par son opposition à l’invisible ni l’invisible par opposition au visible, chacun se tenant dans sa pleine positivité.

Ce problème de la transgression de l’hétérogénéité d’essence de l’invisible et du visible n’est donc autre que celui de l’Oubli, car en effet, si l’Oubli peut être compris comme le titre même de cette hétérogénéité, de l’exclusion réciproque de l’être immanent et de l’être transcendant, il est aussi, en tant que dynamique, dynamique de l’Oubli et de la Reconnaissance, le titre de leur “rapport”, et le problème que formule J.-L. Marion est aussi celui que M. Henry, à force d’en affûter le tranchant, finit peut-être par éluder. Il l’élude parce qu’il insiste uniquement sur ce qui sépare le visible de l’invisible, sans jamais problématiser le fait que c’est bien parce que leur rapport se phénoménalise que nous pouvons même simplement parler du dualisme  ! Et d’une certaine manière, Voir l’invisible (comme C’est moi la vérité ou La barbarie) sont la desription de cette impossible transgression, la description de la dynamique de l’Oubli et de la reconnaissance. La question est alors de savoir comment M. Henry réduit l’insurmontable contradiction qui surgit entre les deux sens du concept d’Oubli, entre exclusion et rapport. C’est l’examen de la solution qu’il adopte qui permettra de dégager une voie pour dépasser cette contradiction.

3.1. L’élision du problème de l’Oubli, la réduction au monisme ontologique

En réalité, il n’y a pas de solution pour comprendre la possibilité de cette transgression de l’hétérogénéité du visible et de l’invisible, et donc celle de la dynamique de l’Oubli et de la Reconnaissance dans la perspective du dualisme radical de L’EM, du moins dans les termes dans lesquels il a été posé et sur le plan sur lequel il l’a été. Or la description phénoménologique de l’œuvre d’art s’impose comme une dynamique de cet ordre, et M. Henry doit donc commencer Voir l’invisible par le dépassement de cette difficulté qui tient à ce que la description phénoménologique de l’objet (l’Œuvre d’art) entre en contradiction avec le fondement théorique de sa compréhension. Et la solution pour laquelle opte M. Henry est un véritable coup de force ontologique : si l’art est une dynamique de la Reconnaissance faisant fond sur un Oubli préalable, il est, nous l’avons vu, une suspension de l’intentionnalité, une réduction de la vie subjective à l’immanence, c’est-à-dire à l’invisible. Mais comment l’œuvre, qui est aussi — et M. Henry le concède — une chose mondaine, peut-elle rendre la vie à elle-même, rendre à sa phénoménalité propre l’invisible ? Concernant la peinture, M. Henry formule cette question de la sorte : “Si la peinture devait au contraire (de l’art figuratif) se donner pour tâche de peindre l’invisible, un problème singulier se poserait alors à elle : comment représenter de façon visible, sous la forme d’un tableau dont on vient de montrer qu’il est ”extérieur“ à tous égards, cette réalité intérieure, invisible (…)  ? ”39 A cette question, M. Henry répond en affirmant d’une part que le “contenu” invisible de la peinture (et de l’art en général) ne peut cesser de l’être, et d’autre part, que “les moyens par lesquels il s’agit d’exprimer ce contenu invisible — les formes et les couleurs — sont eux-mêmes invisibles, dans leur réalité originelle et la plus propre en tous cas”.40 Ce “coup de force ontologique” consiste donc à résoudre le problème du rapport du visible à l’invisible en réduisant purement et simplement le visible à l’invisible. Cette réduction a été remarquée par J.-F. Lavigne dans son article “The Pardox and Limits of Michel Henry’s concept of Transscendance”.41 Dans cet article, J.-F. Lavigne confronte deux définitions de la transcendance par M. Henry. La première est donnée dans le §23 d’ Incarnation : “Transcendance désigne l’immanence de la Vie en chaque vivant”. L’autre définition est celle de L’EM : “L’immanence est l’essence de la transcendance”. Ce que remarque J.-F. Lavigne, c’est que dans un premier temps, l’immanence est conçue comme le fondement de la transcendance, de la transcendance au sens heideggérien comme husserlien, et que son concept de l’immanence est dépendant de ces concepts de la transcendance. Mais M. Henry considère que l’immanence fonde la transcendance, en est l’essence : elle est le s’apparaître à soi-même de l’acte de poser l’horizon transcendant. Ainsi, demande J.-F. Lavigne, “n’est-il pas contradictoire de définir comme ”transcendance“ un mode d’apparaître qui, en tant que l’analyse montre qu’il est fondé dans l’affectivité, ne s’avèrera en rien transcendant, mais au contraire purement et radicalement immanent ? ” Et cette réduction est bien ce qui apparaît dans la définition de la transcendance relevée dans Incarnation : à chaque fois qu’une transcendance apparaît, elle apparaît selon la chair, dans une effectivité impressionnelle, ceci conduit M. Henry, cité par J.-F. Lavigne, à déclarer dans Incarnation que “Tout l’être de ce qui résiste est alors dans la force à laquelle il résiste”, en d’autres termes, que tout l’être transcendant se réduit à l’être immanent  !

J.-F. Lavigne remarque que cette réduction ne peut se soutenir phénoménologiquement : de la même manière qu’il remarquait au sujet du premier principe de la phénoménologie42 que, si tout ce qui apparaît se trouve être du même coup, décréter que de la même manière tout ce qui est doitdu même coup apparaître, est une décision qui ne peut s’autoriser de nulle donnée phénoménologique, la réduction, ici, de ce qui apparaît à son apparaître est tout aussi illégitime sur le plan phénoménologique. Sur le plan esthétique, cette réduction se manifeste comme la réduction de l’œuvre d’art à son être subjectif, et Voir l’ivisible s’appuie effectivement de bout en bout sur cette réduction de l’œuvre à son être subjectif qui n’est autre que la réduction de l’être transcendant à l’être immanent. Mais nous avons rapidement aperçu que cette réduction semble laisser planer un doute, qui s’exprime lorsque M. Henry écrit “les moyens par lesquels il s’agit d’exprimer ce contenu invisible — les formes et les couleurs — sont eux-mêmes invisibles, dans leur réalité originelle et la plus propre en tous cas”.43 Nous pourrions demander à M. Henry : que sont-ils alors de plus que cette “réalité originelle et la plus propre” ? En fait, cette réserve est dictée par la pression même des données phénoménologiques, car à chaque fois que dans Voir l’invisible M. Henry tire des conclusions pratiques intenables,44 il émet de pareilles réserves. Néanmoins, et quelles que soient ces réserves, M. Henry ne les prend pas réellement en compte, car sa conception de l’œuvre d’art ne le peut pas. Ce qui revient sans cesse, le fait le plus têtu de Voir l’invisible, c’est que l’œuvre d’art est irréductible à l’immanence à laquelle M. Henry tâche pourtant de toutes ses forces de la réduire. L’œuvre d’art a toujours à faire avec une transcendance, nous nous en tiendrons à cette constatation pour l’instant, en notant que cette question de la transcendance est le titre de l’un des pans de la recherche que la question de l’Oubli nous conduit à mener, une question donc, que ces remarques n’ont pour but que d’ouvrir.

Nous nous rappelons de la contradiction de l’argumentation de M. Henry sur l’Oubli et le Rappel dans Incarnation : la vie s’oublie, la vie se rappelle à soi. La vie s’oublie lorsqu’elle est vécue sur le mode de la pensée et se rappelle à elle-même, est “rendue” à elle-même, lorsqu’elle se vit sur le mode de la chair, affirmativement dirait-on dans une perspective nietzschéenne. Mais la pensée, qu’est-ce sinon une vie “réactive”, vivant dans “l’auto-négation” ? Et cette auto-négation est une fascination pour le monde, pour l’être transcendant. Comment comprendre ce qu’est la pensée, et donc l’Oubli, si la transcendance, comme le note J.-F. Lavigne, s’avère être purement et radicalement immanente ? Ce serait donc l’immanence même qui “distrairait” la vie de soi, qui fascinerait la pensée ? Mais alors l’Oubli serait une fascination pour une part de l’immanence, et ne serait plus “l’Oubli”  ! C’est le lien organique qui existe entre le concept d’Oubli tel que nous avons essayé de le fixer, et cette réduction de la transcendance à l’immanence qui vient ici en lumière.

Le problème de l’Oubli se résolvait en deux questions : celle de l’oubliant et celle de l’oublié. Ce qui apparaît ici, c’est que le problème est en fait évacué par M. Henry par une réduction de l’oublié à l’Oubliant qui est celle de la transcendance à l’immanence. C’est donc en nous autorisant des doutes et des réserves qui émaillent les textes henriens que nous pouvons avancer sur la voie de cette question du statut de la transcendance : l’oublié de la question de l’Oubli dans les textes de M. Henry, ce qui en la vie est autre qu’elle et en quoi elle peut s’oublier, ce qui vécu ne peut se réduire à l’auto-affection dans laquelle il se donne, en d’autres termes, ce que nous appellerons par réserve “transcendance”, est avant tout l’oublié, peut-être même le “refoulé”, de la philosophie de M. Henry. La qualification ou la définition de cette transcendance doit rester ici une question et un chantier ouvert, mais ce qui est en cause dans l’immédiat, c’est que la question du statut de la transcendance est étroitement liée à celle de l’Oubli, et que les apories de l’Oubli dans l’œuvre de M. Henry sont directement liées à sa tendance à réduire la transcendance à l’immanence. L’oublié de l’Oubli, la “vie”, ne peut être oubliée que parce que la transcendance exerce pour ainsi dire son pouvoir de captation sur la conscience, à raison même de sa réalité et de sa radicalité.

La question de l’Oubli, qui s’est imposée comme le fil conducteur capable de nous conduire vers les questions fondamentales qui se posent dans la phénoménologie de M. Henry à partir des difficultés de son esthétique, nous conduit donc d’abord à cette question du statut de la transcendance.

3.2. L’Oubli de soi

On vient de voir que la condition nécessaire de l’Oubli est alors, en distinguant un oublié d’un oubliant, la réalité phénoménologique d’une transcendance absolue. Mais la question de l’Oubli, qui repose entièrement sur la difficulté de savoir en quoi la vie pourrait s’oublier alors qu’elle est l’essence de l’apparaître et la proximité absolue à soi de ce qui est un soi, en posant la question du statut de la transcendance, rebondit en questionnant ce « soi » lui-même qui est la forme phénoménologique dans laquelle l’immanence vient en « soi ». En effet, poser l’hypothèse qu’une transcendance absolue se phénoménalise selon l’immanence conduit aussi nécessairement à s’interroger sur ce « soi » qu’est la vie parce que si l’on pose que ce qui se manifeste dans l’immanence peut être une transcendance on ne peut plus admettre que l’immanence ne manifeste que soi, ne manifeste en tout et pour tout qu’un soi à soi-même. Ce qui se manifeste dans l’immanence de l’auto-affection n’est pas seulement le soi du soi, il se manifeste dans le soi plus que lui, une transcendance. Qu’est alors le soi en lui-même ? Qu’est-ce, lorsque je me sens moi-même, qui est moi-même, qui ne tient donc qu’à moi ? Qui est le « je » qui peut oublier, non pas lui-même, mais d’une certaine manière, une part de lui-même ? Et est-il possible de penser une « part » de l’ipséité ? De telles questions peuvent paraître s’empêtrer dans d’inutiles paradoxes, et pourtant, sous la pression de ses propres descriptions phénoménologiques, c’est bien cette interrogation que M. Henry met en œuvre dans la dernière période de son œuvre (à partir de Phénoménologie matérielle et très explicitement dans C’est moi la vérité).

Cette évolution conduit M. Henry à une description de l’Oubli, dans Incarnation, dont nous avons vu que n’expliquant en rien la possibilité de l’Oubli, elle ne fait que répéter un aspect de son concept en ce qu’il désigne l’hétérogénéité de l’immanence et de la transcendance en faisant coïncider à cette opposition celle de la pensée et de la vie affective. La contradiction tient à ce que, si la pensée ne peut prendre en vue la vie (puisqu’elle est incapable de conserver l’essence de cette dernière), elle ne peut en rien l’« oublier ». D’une certaine manière donc, ce qui est à penser à ce point, c’est l’intériorité de la pensée à la vie. Car la pensée est un mode de la vie, un mode qui, dans Incarnation, tient le rôle de la dimension de négativité qui, habitant la vie même, rend seule possible l’Oubli. Ainsi, la question de l’Oubli nous contraignant à penser une transcendance, nous contraint à penser la manière dont elle habite l’ipséité même. En d’autres termes, pour penser cette dimension de négativité, ce qu’il faut penser, c’est une « opacité de la subjectivité », une épaisseur de la vie affective, en d’autres termes, la multiplicité des plans sur lesquels se déploie la vie. Car lorsque M. Henry parle de la pensée comme du facteur de l’Oubli, il ne rend en rien compte de la nature de la pensée en tant qu’elle est un mode de la vie. Ce qui reste ainsi in-interrogé, c’est la possibilité pour l’ipséité de vivre à la fois en rapport avec soi et en rapport avec la transcendance. C’est donc d’une certaine manière la duplicité de la phénoménalité qui reste à penser dans sa radicalité. Cette distance de la pensée à la vie est une autre manière de recommencer la question de l’Oubli en ce qu’il désigne à la fois l’exclusion réciproque des sphères ontologiques de la transcendance et de l’immanence, et leur nécessaire rapport phénoménologique ou « duplicité de l’apparaître ». Tout comme cette duplicité affecte la transcendance qui ne peut se phénoménaliser que selon l’immanence, comme transcendance selon l’immanence, elle affecte aussi l’immanence qui est avant tout un pouvoir transcendantal, le pouvoir transcendantal de projeter et d’ob-jecter la transcendance.45

Cette situation existentielle de l’ipséité vivant en rapport avec soi et avec la transcendance, Voir l’invisible la pense, nous l’avons vu, comme dynamique de l’Oubli et de la Reconnaissance. Bien que la réduction ontologique pratiquée dès le début du développement tend à « évacuer » la question. Celle-ci se formule néanmoins, bien que sans faire l’objet d’un questionnement propre. Cette négativité, relevons très rapidement la façon dont elle est thématisée dans Voir l’invisible lorsque l’art est opposé à « l’existence ordinaire ». La vie est d’abord définie comme force affective, une force qui se déploie pleinement dans l’art. L’art est « l’accomplissement de l’essence de la vie » parce qu’il est le plein déploiement de la force pathétique qu’elle est, et M. Henry précise, « C’est en cela qu’il diffère de l’existence ordinaire en laquelle cette force pathétique de la vie restant inemployée, elle se change en angoisse, déterminant les comportements monstrueux de la fuite et de la destruction de soi ».46 Ainsi, la négativité comme inemploi de la force qui se détermine alors comme angoisse, est ici pensée comme non accomplissement de la vie. Mais ce non accomplissement n’est pas une simple non existence, la vie qui ne s’accomplit pas ne sombre pas dans le néant pur et simple, elle se pervertit dans des « comportements monstrueux » dont l’essence affective est l’angoisse. Dans Voir l’invisible, ce comportement « monstrueux » est opposé à la santé de la vie à partir de l’opposition intérieur/extérieur qui permet d’établir une opposition entre « peinture abstraite » et « peinture naturaliste ». La peinture naturaliste est la peinture que la réalité extérieure, celle du monde, « inspire ».47 Qu’elle soit figurative réaliste, impressionniste ou cubiste n’y change rien. Mais M. Henry va plus loin : la peinture « abstraite » au sens large, reste bien souvent « naturaliste », puisqu’elle tend à représenter la structure mathématique du monde, sa géométrie, ses couleurs, abstraites dans le sens de l’abstraction intellectuelle qui opère par abstraction. En somme, « la peinture naturaliste » — entendue dans le sens que M. Henry donne ici à cette expression — se préoccupe du monde, elle poursuit le but de reproduire le monde, et plus, pour le cubisme ou le suprématisme par exemple, d’en exhiber la structure cachée. L’exécution de cette peinture est guidée par une réalité qui lui est extérieure, celle du monde. Par opposition, la peinture « abstraite » — dans le sens kandinskien — n’obéit pas ni ne se laisse guider par le monde, par l’objectivité, par la visibilité. Son principe est le pathos de la vie. Qu’est-ce que cela signifie ? Que signifie qu’un peintre obéit à la vie plutôt qu’à la visibilité du monde ? M. Henry donne quelques lumières sur ce point en citant Kandinsky. Dans ses écrits, Kandinsky indique que les couleurs et les formes sont pour lui associées à des tonalités affectives. C’est à partir de cette affectivité qu’il peint, à partir d’émotions. Guidé non par les objets du monde mais par ces émotions que Kandinsky appelle « nécessité intérieure », la peinture est abstraite et non plus naturaliste. Le non accomplissement de la vie n’est ainsi pas une pure négativité, il est un accomplissement perverti, un mode de la vie lui aussi, la maladie nietzschéenne, l’état de faiblesse, la prépondérance des forces réactives. C’est exactement de cette opposition entre activité et réactivité qu’il est question d’ailleurs, chez M. Henry, puisque l’art est bien un développement de la force à partir de soi, en vertu de ses propres normes, alors que sa perversion dans « l’existence ordinaire » est un destin de la force conduit par le monde, par les objets, par la mort.

L’Oubli dans Voir l’invisible est donc la « perception ordinaire », c’est-à-dire, d’une certaine manière, l’intentionnalité dans laquelle la vie se conduit selon le monde, de manière pervertie eu égard à son essence propre. Mais le contemplateur d’un tableau de Kandinsky, le peintre qui peint selon la « nécessité intérieure », ne continue-t-il pas de déployer une certaine intentionnalité ? Effectivement, même si l’acte de peindre obéit à une émotion, est guidé par une émotion, il n’en reste pas moins un acte qui se déploie sur plusieurs « strates » : une strate affective, une strate impressionnelle, une strate perceptive… Et chacune déploie simultanément ses structures propres tout en s’organisant dans une structure d’ordre supérieur, dans la structure du vécu concret. Ainsi le « sujet de l’Oubli » dont une élaboration est la tâche dont ces remarques forment le préliminaire, le « soi » qui oublie, ne cesse jamais de vivre dans des vécus a la fois intentionnels et non-intentionnels, dans la « duplicité » de l’apparaître donc, et selon des modalités déterminées comme « Oubli » ou comme « Reconnaissance ».

Il faut pour finir se demander ce qui phénoménologiquement distingue dans Voir l’invisible les vécus caratérisés par la perception ordinaire, et les vécus de l’expérience esthétique. Les uns commes les autres sont à la fois des perceptions transcendantes et des vécus affectifs donnés dans l’auto-affection. Les objets ont toujours une tonalité affective. Leur distinction est exclusivement une affaire d’intensité : la tonalité affective dans l’expérience esthétique se déploie sans entraves, s’exalte, s’accroît alors qu’elle est « étouffée » dans la perception ordinaire.48 Pour l’individu qui vit cette expérience, de quoi retourne-t-il ? Il continue de vivre aussi dans des perceptions, mais il n’y prête plus attention. Elles « ne comptent plus », elles ne sont pas l’objet de son intérêt, elles ne motivent plus aucun acte volontaire. C’est cette dimension éthique, celle du choix, ou de la décision, qu’il faut retenir avant de passer à l’examen de l’Oubli dans La barbarie, parce que l’esthétique de M. Henry est déjà une éthique : « l’art ne constitue pas seulement une preuve théorique de cette réalité invisible et essentielle de notre être : il ne nous la donne pas à voir come un objet, il la met en œuvre, il en est en nous l’exercice, le développement ».49 Lorsque M. Henry distingue sur le fond du dualisme ontologique, la peinture abstraite de la peinture naturaliste, ce sont des modes de vie rendus possibles pas la structure ontologique de la vie qu’il décrit, et non cette structure en elle-même. Or toute la question de l’Oubli rejaillit ici sur cette structure ontologique : quelles structure ontologique de la vie, de la subjectivité individuelle, rend possible la duplicité de l’apparaître, l’immanence telle que la décrit L’EM et par la suite l’œuvre de M. Henry répond-elle à ce réquisit ? Peindre à partir de la visibilité du monde ou à partir de ses émotions est une décision (sans entrer dans la question de savoir de quels motifs plus ou moins assumés dépend cette décision, et en quelle mesure elle implique une dimension de responsabilité : nous sommes ici dans ce qui rend possible une éthique, et non dans cette éthique elle-même), une décision imputable à un « je » qui se tient dans la duplicité de l’apparaître, un « je » qui se tient dans (et peut-être de) cette dynamique de l’Oubli et de la Reconnaissance.

L’Oubli n’est donc pas au sens strict ce que l’on pourrait appeler un « règne de l’intentionnalité », puisque celle-ci n’est jamais totalement absente, ni jamais totalement occultante de l’immanence. Plutôt peut-elle être suspendue et l’attention de l’ego peut-elle s’en détourner, et il semble que ces termes soient plus propres à décrire l’économie du double destin de la vie dans l’Oubli et la Reconnaissance. Ce que signifie cette nuance ici, c’est que le « sujet de l’Oubli » est un soi qui s’attache à l’objectivité du monde, qui y consacre son activité, qui lui prête son attention. La dimension existentielle de l’Oubli est donc fondamentale : l’Oubli est une situation existentielle fondée dans la structure dualiste de la vie. C’est cette situation qui semble insuffisamment interrogée dans Voir l’invisible, où il semble que cette situation ne fait que s’opposer à la suspension de l’intentionnalité. En résumé, l’Oubli ne peut être décrit seulement comme « vivre dans le monde », puisque nous vivons toujours aussi dans le monde, et parce que nous ne vivons jamais que dans le monde (peut-être serait-il plus juste de dire que nous vivons tantôt vers le monde, et tantôt vers « nous-même » ?). Cette structure double est occultée dans Voir l’invisible parce qu’en étant simplement opposée à une situation limite, un vécu entièrement et radicalement non-intentionnel, qui ne peut être décrite parce qu’elle est impossible, il semble que sa caractérisation comme double suffit à la déterminer. Il n’en est en fait rien, l’Oubli comme la Reconnaissance sont des vécus à structures stratifiées, fondés sur le dualisme, qui nécessitent d’être décrits comme des modes particuliers de cette dualité fondamentale et universelle de la phénoménalité afin d’être distingués l’un de l’autre.

Pour le moment, nous nous contenterons de noter combien ce que tend à évacuer la réduction ontologique qui ouvre Voir l’invisible résiste et impose la question d’une subjectivité qui se reçoit en recevant l’être transcendant et ne le reçoit qu’en se recevant. De la sorte, c’est la définition de la subjectivité comme « se sentir soi-même » qui est mise en question. Bien sûr, être un soi consiste dans ce « se sentir soi-même », mais ce « se sentir soi-même », si l’on veut pouvoir penser la simple possibilité de l’Oubli, est toujours et aussi un recevoir le transcendant. Penser l’Oubli, c’est donc décrire la phénoménalisation d’une transcendance selon l’immanence dans laquelle elle se donne : si je ne peux sentir le monde qu’en me sentant moi-même, la question est de savoir de quelle manière déterminée je me sens lorsque je sens aussi le monde, ou du moins une transcendance en général, quelle qu’elle soit. Pour répondre à cette question, il faut en fait s’interroger sur la nature de la subjectivité qui reçoit le phénomène du monde. En effet, la subjectivité qui « vit », celle qui éprouve les sentiments, les affects, celle qui donc, s’éprouve soi-même, est définie par M. Henry : c’est le « se sentir soi-même », le s’éprouver du pathos. Mais quelle subjectivité pour « Oublier » ? Pour vivre dans l’élément auto-affectif de la vie aussi bien que dans le voir qui la dirige vers le monde ? C’est donc sur le plan existentiel que l’Oubli pose son véritable problème, comme une détermination de l’être de l’ego. C’est donc cet être tel que le définit M. Henry qui entre ici en question, comme le second aspect de la question de l’Oubli : l’être de l’ego tel que le détermine M. Henry permet-il de rendre compte de la situation existentielle de la tension entre Oubli et Reconnaissance, du rapport du visible à l’invisible ? Et l’évolution de cette détermination, notamment après Phénoménologie matérielle, ne tend-elle pas à répondre à ce réquisit ?

Il faudrait, pour formuler cette question de manière plus rigoureuse et pour la saisir dans son acuité, suivre de plus près les développements consacrés à l’Oubli, non pas dans Voir l’invisible dans lequel ils sont pour ainsi dire absents, mais dans La barbarie dont on pourrait dire qu’il représente le pendant « négatif » de Voir l’invisible. Dans cet ouvrage, de portée incontestablement éthique, la question de la subjectivité concrète se pose évidemment de manière incontournable, car le « soi » y est envisagé également en tant que sujet moral, esthétique et politique. Qui est ce « je » capable d’Oublier la Vie en lui, capable de la décision de consacrer son attention à la Vie et/ou au monde ? C’est à cette question aussi que tente certainement de répondre la distinction entre « vie » et « Vie » dans C’est moi la vérité qui permettra de poser la question de la dimension de négativité de la subjectivité requise par la pensée de l’Oubli, par un jeu de distinctions dans cet ouvrage, entre la « Vie » comme le fondement, la « vie » comme individuelle, le « moi » comme passivité et l’ego comme « je peux ». Ce sont ces développements que M. Henry consacre plus précisément à cette question de la structure ontologique de la subjectivité en ce qu’elle détermine les possibilités de son analyse existentielle de la politique, de l’éthique, du religieux ou de l’esthétique, de Phénoménologie matériel dans lequel les distinctions sont introduites à l’occasion de la question de l’intersubjectivité, à Incarnation dans lequel elles sont articulées dans un effort de cohésion d’ensemble, qu’il faudrait examiner pour avancer des éléments de réponse à ce second pan de la question de l’Oubli que constitue la question de la structure ontologique de la subjectivité.

3.3. L’Oubli, la transcendance et l’ego

La lecture de Voir l’invisible révélant une pensée de l’œuvre d’art comme dynamique de l’Oubli et de la Reconnaissance, c’est ainsi cette dynamique qui s’imposait comme le cadre d’interrogations des apories auxquelles semblait conduire cette lecture. Or, s’il ne semblait pas problématique de penser la reconnaissance comme étreinte de la vie avec soi, en raison même de l’essence de la vie telle qu’elle fut décrite par M. Henry depuis L’EM comme cette étreinte même, l’Oubli semblait en revanche plus difficile à cerner, car en effet, comment penser que l’étreinte de la vie avec soi pourrait se briser, et comment ? Une telle conception de l’Oubli étant contradictoire, c’est ce concept qui imposait un éclaircissement.

D’abord, il est apparu que l’Oubli est un titre pour l’exclusion réciproque de la transcendance et de l’immanence. Cependant, Voir l’invisible s’ouvre sur une véritable réduction de la transcendance à l’immanence, qui s’exprimera explicitement dans Incarnation. C’est la distorsion entre l’effectivité de cette réduction dans la réflexion de M. Henry et le fait qu’il ne peut totalement l’assumer sous la pression même des données phénoménologiques qui causent tant de difficultés dans Voir l’invisible : les médiums des différents arts conservent des différences réelles affirme M. Henry, qui néanmoins ne sont pas essentielles… . seule leur réductibilité à une affectivité acosmique-qui assure la possibilité de l’Art Monumental- est en fait essentielle, et donc réelle. Les couleurs seraient ainsi réductibles, comme les sons, à des données affectives communes et seules essentielles aux unes et aux autres. D’où le caractère purement accidentel de la réalisation effective du tableau, puisque son essence est purement affective… En somme, toutes ces conclusions difficilement tenables découlent de la réduction de la transcendance à l’immanence en ce qu’elle rend impossible la pensée l’Oubli. En effet, l’Oubli tient à la part de négativité qui habite l’immanence, son rapport réel à une transcendance absolue. La première tâche devant laquelle nous conduit de la sorte l’examen de la question de l’Oubli est ainsi celle de déterminer le statut de la transcendance. Si l’immanence est un pouvoir transcendantal, quelle transcendance rend-il présent et comment ? Comment penser la phénoménalisation de la transcendance selon l’immanence sans la réduire — comme le fait en fait M. Henry — à celle-ci ? Quel rapport entre cette transcendance et la réalité, entre cette transcendance et l’ego, entre cette transcendance et le monde ? Autant de questions qui qui se posent nécessairement pour comprendre la dynamique de l’Oubli et de la Reconnaissance.

Mais en se posant, la question du statut de la transcendance rejaillit sur le concept même de subjectivité. En effet, la subjectivité se définit comme le mode d’être de ce qui se sent soi-même, comme auto-affection. De la sorte, je suis le sentiment que je sens, je suis, remarque M. Henry, la couleur que je vois.50 Cette coïncidence du sentant et du senti qui définit la subjectivité comme venant en soi comme auto-affection, est étroitement dépendante de la réduction de la transcendance à l’immanence. En effet, si je sens ce qui n’est pas moi, alors il devient impossible de dire que je suis ce que je sens. Je ne suis, bien sûr, rien de transcendant, mes impressions sont un mode de mon être, mais je ne suis pas ce qui apparaît comme un mode de mon être : c’est une transcendance qui se phénoménalise selon un mode de l’immanence. Les modes de l’immanence phénoménalisent une transcendance dans leur auto-affection. Si je ne suis pas, ou du moins, si je ne coïncide pas parfaitement et strictement avec cette couleur que je vois ou avec cette odeur que je sens, alors qui suis-je ? Suis-je simplement une pure possibilité de me sentir moi-même ? Mais cette définition ne reste-t-elle pas formelle et vide ? La question qui se pose en somme, est la suivante : “qui” se sent soi-même ? Et c’est bien là le second aspect de la question de l’Oubli qui avait été relevé pour commencer : si la vie ne peut s’oublier elle-même, alors il faut entendre par “vie” d’une part l’oubliant de l’Oubli, d’autre part son oublié. L’oublié, la dimension de négativité, la transcendance, ne peut être oubliée que par l’oubliant, par le sujet de l’Oubli, par ce “qui” qui vient maintenant en question.

L’Oubli, de la sorte, est d’une part le titre de l’exclusion des sphères ontologiques hétérogènes l’une à l’autre, mais il est également celui de leur rapport. Rapport qui ne peut être un rapport dialectique comme y insistait le §50 de L’EM, mais qui s’annonce plutôt comme une situation existentielle déterminée, dans laquelle un sujet phénoménologique oriente son attention sur l’objectivité et oublie son intériorité, « ne se sent plus » pourrait-on dire. Ce n’est pas la Vie qui s’oublie, elle ne le peut pas, ce n’est pas plus la pensée qui l’oublie, comment pourrait-elle oublier ce qu’elle ne peut prendre en vue ? Celle qui est oublieuse, c’est l’instance phénoménologique, l’ego, le “je peux” biranien, qui se meut sans cesse dans la duplicité de l’apparaître, qui vit selon des modalités multiples. La question est donc, à partir du maintien d’un strict et rigoureux dualisme ontologique, de déterminer l’être subjectif comme capable de vivre dans cette duplicité de l’apparaître qui est seule capable de rendre l’Oubli possible. C’est donc l’être même de la subjectivité en tant que “se sentir-soi-même”, en tant qu’affectivité, qui devra être interrogé à partir de la question du “qui” de l’Oubli dans La barbarie, et dans la pensée henrienne de la structure différenciée de la subjectivité qui, s’esquissant dans Phénoménologie matérielle devient explicite dans C’est moi la Vérité et Incarnation.


  1. Nous empruntons ici ce terme à F. Seyler tel qu’il l’utilise dans Culture et barbarie, et fixons le vocabulaire de la dynamique qui structure les ouvrages de Voir l’invisible à Incarnation dans les deux pôle désignés comme Oubli et Reconnaissance. ↩︎

  2. Paul Valéry, Tel quel 1, Gallimard 1941, p. 12. ↩︎

  3. Incarnation, §36 : « L’oubli de la vie et son rappel pathétique dans l’angoisse ». ↩︎

  4. Nous orthographierons désormais le terme « oubli » avec une majuscule pour le distinguer de l’usage ordinaire du mot. ↩︎

  5. Incarnation, p. 267. Nous conserverons donc la majuscule pour désigner cet « Oubli » radical, essentiel à la vie, pour le distinguer de l’acception courante du terme. ↩︎

  6. Phénoménologie et philosophie du corps, p. 129. ↩︎

  7. La métaphore kandinskienne de la « sonorité » est d’ailleurs celle que reprend M. Henry dans Voir l’invisible. ↩︎

  8. Ibid. p. 209-210. ↩︎

  9. Ibid. p. 40. ↩︎

  10. Il sera d’ailleurs d’un grand intérêt de penser la portée de la substitution dans Incarnation de l’angoisse à l’œuvre d’Art dans cette fonction d’éveil de l’esprit à son être affectif. ↩︎

  11. Ibid. p. 210. ↩︎

  12. Comme chez Kierkegaard, à qui dans Incarnation l’angoisse est empruntée comme une autre figure de l’éveil, l’œuvre ne peut s’accomplir qu’à partir de l’oubli de la vie, tout comme l’espoir chrétien ne peut se révéler que sur le fond du désespoir : plus le désespoir est profond, plus l’espérance trouve la voie de son jaillissement. ↩︎

  13. Bien sûr, ces termes d’« Oubli » et de « Reconnaissance » n’appartiennent pas à Voir l’invisible, je les fixe comme génériques, à l’échelle de l’œuvre de M. Henry : l’Oubli correspondant aux situations décrites comme « barbarie » dans La barbarie ou « perception ordinaire » dans Voir l’invisible, « système de l’égoïsme » dans C’est moi la Vérité… Le terme « Reconnaissance » est emprunté à F. Seyler qui l’utilise dans Barbarie ou culture, l’éthique de l’afectivité dans la phénoménologie de Michel Henry.↩︎

  14. Non comme « sujet » au sens classique bien entendu, mais plutôt comme un sujet proche de ce que J.-L. Marion dans Etant donné appelle « attributaire », et ici en l’occurrence, « adonné ». ↩︎

  15. Incarnation, ed. Seuil, 2000, p. 263-64. ↩︎

  16. L’inspiration nietzschéenne de ce motif sera interrogée par la suite. ↩︎

  17. Ibid., p. 264. ↩︎

  18. Ibid. p. 269. ↩︎

  19. Ibid. p. 267. ↩︎

  20. Voir à ce sujet Phénoménologie matérielle↩︎

  21. L’essence de la Manifestation, §45 « La dissimulation de l’essence originaire et son oubli ». ↩︎

  22. L’essence de la manifestation, p. 482. ↩︎

  23. Ibid. p. 483. ↩︎

  24. Ibid. p. 486. ↩︎

  25. Généalogie de la psychanalyse, PUF 1985, col. Epiméthée, « vie et affectivité selon Nietzsche ». ↩︎

  26. Ibid. p. 257. ↩︎

  27. Ibid. p. 258. ↩︎

  28. Ibid. p. 258. ↩︎

  29. Ibid. p. 259. ↩︎

  30. Incarnation, p. 267. Nous conserverons donc la majuscule pour désigner cet « Oubli » radical, essentiel à la vie, pour le distinguer de l’acception courante du terme. ↩︎

  31. C’est moi la vérité, p. 177. ↩︎

  32. J.-L. Marion dans La croisée du visible, La différence, 1990. ↩︎

  33. M.Henry, L’essence de la manifestation, PUF, troisième édition 2003, p. 557. ↩︎

  34. L’essence de la manifestation, p. 561. ↩︎

  35. Ibid.↩︎

  36. Ibid. Ces termes ne sont évidemment pas sans rappeler ceux qu’emploie E.Lévinas dans sa description du face-à-face. ↩︎

  37. Ibid. ↩︎

  38. Cette simple constatation devrait suffire à exciter la curiosité quant à la proximité par ailleurs affichée dans Etant donné entre la compréhension de l’œuvre d’art chez J.-L. Marion et M. Henry. ↩︎

  39. Voir l’invisible, p. 22. ↩︎

  40. Ibid. p. 24, souligné par moi. ↩︎

  41. International Journal of Philosophical Studies, Volume 17, Number 3, juillet 2009, p. 377-388. ↩︎

  42. Sur ce point, voir J.-F. Lavigne, Accéder au transcendantal ?↩︎

  43. Ibid. p. 24, souligné par moi. ↩︎

  44. Ce n’est pas ici le lieu de les détailler, mais citons rapidement les suivantes : la réduction des médiums artistiques (formes, couleurs, sons…) à des sentiments, le caractère non nécessaire de la réalisation mondaine de l’œuvre… ↩︎

  45. Dans la dernière période de l’œuvre de M. Henry, le sens de la transcendance change, mais reste dépendant de la première élaboration repose sur l’étroite dépendance des deux termes de l’oppositon, puisque l’immanence est définie comme le pouvoir de projeter une transcendance. Le « sens de la transcendance » fera l’objet d’un développement ultérieur. Sur ce sujet, voir J.-F. Lavigne, art. cit. ↩︎

  46. Voir l’invisible, p. 212. ↩︎

  47. Ibid. p. 28. ↩︎

  48. « Sans doute les objets, peurs propriétés, leurs significations sont-ils liés eux aussi à une résonance intérieure, ils ont à leur manière un certain ton. Mais celui-ci, cofondu aux actes de la perception ordinaire, est faible, il voile la sonorité profonde des éléments picturaux purs ». Ibid. p. 74. ↩︎

  49. Ibid. p. 41. ↩︎

  50. « La seule façon dont il est possible en général de ressentir une couleur : en se confondant avec elle, en n’étant rien d’autre que sa sensation », Voir l’invisible, p. 130. ↩︎