1. Introduction
Dans un article intitulé « Homo philosophicus »,1 Marie-Anne Lescourret définit la phénoménologie comme « la fin de l’illusion scolastique », puisque le philosophe n’est plus considéré comme un homme au-delà des vicissitudes, mais comme un fruit de son temps et de son vécu Ainsi, « une raison affranchie des contingences temporelles […] est une raison qui s’ignore, ou s’oublie, une raison naïve ».2 Ce qui signifie que toute philosophie se nourrit d’une culture qu’elle dissimule, dépasse, transcende en posant une question universelle.3 Tout ceci s’applique très bien à Emmanuel Levinas, non seulement parce qu’il est phénoménologue et même l’un des pères fondateurs de la phénoménologie,4 mais surtout parce que sa pensée est incompréhensible si on la sépare de son expérience personnelle qu’il définit lui-même dans Difficile liberté comme « dominée par le pressentiment et le souvenir de l’horreur nazie ».5 C’est donc la deuxième guerre mondiale et l’expérience de l’extermination juive qui ont poussé Emmanuel Levinas à poser cette question philosophique — parce qu’universelle — qui sous-tend toute son œuvre : qu’est-ce que l’humain ? il s’agit d’une relecture critique de toute la pensée occidentale. Et, ce que Levinas reproche à l’Occident, c’est surtout le fait d’avoir fait coïncider la spiritualité humaine — l’humain — avec le savoir, avec la com-préhension de l’être comme s’il était destiné au laboratoire.6
Ainsi, dire que l’éthique est la philosophie première c’est affirmer que le de profundis de l’esprit humain est l’idée de l’infini,7 « l’autre dans le même ».8 Ce qui signifie que la conscience est originellement conscience morale — conscience de l’autre — et non pas conscience intentionnelle.9 Par conséquent, la question par excellence de la philosophie n’est pas « pourquoi y a-t-il l’être plutôt que rien » mais elle est celle de la justification de mon poste au soleil.10 Autrement dit, ma relation avec les choses données passe par ma relation avec les autres : « l’ontologie suppose la métaphysique ».11 La spiritualité humaine — l’humain — ne coïncide pas avec le savoir — l’ontologie qui est prélude de la domination technologique du monde — mais avec l’éthique, c’est-à-dire la mise en question du Moi devant le visage d’autrui « qui dans sa mortalité m’arrache au sol solide où, simple individu, je me pose et persévère naïvement — naturellement — dans ma position ».12
Les réflexions qui vont suivre naissent du souci de répondre à l’enthousiasme suscité chez mes étudiants de philosophie par la pensée d’Emmanuel Levinas. Naturellement, notre préoccupation majeure ici n’est pas celle de faire gagner quelques adeptes à Levinas. Paraphrasant Aimé Césaire,13 je dirais qu’il ne s’agit pas ici de mettre les étudiants au service de Levinas mais au contraire de mettre la pensée de Levinas au service des étudiants africains en général et camerounais en particulier. Que peuvent-ils en tirer d’important pour la construction ou la reconstruction de l’âme africaine déjà fortement secouée par les avatars de l’histoire et aujourd’hui plus que jamais menacée par la bourgeoisie nationale aliénée comme elle est par le système mis en place par le colon^[14] ?
Quel rapport peut-on établir entre la responsabilité levinassienne qui est une responsabilité d’otage et la solidarité africaine ?
L’éthique d’Emmanuel Levinas est une éthique bourgeoise de la bonne conscience ou une éthique de la libération ? Y a-t-il quelque possibilité de rapprochement entre l’humanisme de Levinas et la morale marxiste ?
Si l’humain ou le point culminant de la rationalité humaine réside dans l’éthique qu’est-ce qui oppose Levinas à Kant ?
Telles sont les questions auxquelles nous tenterons de répondre dans cette réflexion. Mais bien auparavant il nous faudra affronter la question de la fin de la métaphysique chez Heidegger et montrer comment Levinas propose, à travers le visage de l’autre homme, une nouvelle ouverture vers l’être. Nous utiliserons aussi bien la méthode dialectique que la méthode phénoménologique : il s’agit d’analyser avec Levinas, ce qui advient effectivement dans la conscience lors de la rencontre avec le visage de l’autre homme. Rencontre qui, selon Levinas remet le Moi en question et ouvre à la transcendance.
2. Heidegger et la fin de la métaphysique
L’Être et temps (1927) est l’œuvre maîtresse de Heidegger, celle qui lui a valu sa renommée et sa consécration académique.14 Ce livre porte comme épigraphe un passage du Sophiste de Platon (244a) dans lequel il est dit que malgré l’apparente familiarité, la parole étant que nous utilisons est encore loin d’être claire. Ainsi, comme au temps de Platon, pour nous aussi la notion d’étant n’est pas obvie, elle mérite d’être clarifiée. De sorte que la question autour de laquelle tourne Être et temps n’est pas, comme beaucoup le pensent, celle de l’analyse de l’existence humaine mais elle est bien celle de l’être.15 Seulement, et c’est cela la nouveauté de Heidegger, la compréhension du sens de être passe par la compréhension du sens de l’être de celui qui se pose la question de l’être. C’est pourquoi l’analytique existentiale du Dasein devient l’ontologie fondamentale. Ainsi, chez Heidegger comme chez Schopenhauer, c’est l’homme qui constitue la porte d’entrée vers l’être. Si chez Schopenhauer c’est la volonté, consciente en l’homme,16 qui conduit vers le noumenal17 qui est une volonté impersonnelle et indifférenciée, chez Heidegger c’est l’existence — l’analytique existentiale du Dasein — qui conduit à la véritable réalité qui est le néant.
Les conclusions de l’analytique existentiale du Dasein — les paragraphes 1 à 6 de Être et temps — constituent donc un prolégomène à toute métaphysique. Ici Heidegger emprunte à Husserl la méthode phénoménologique.18 Lorsque j’ai conscience d’exister, j’ai conscience — en même temps ou au même instant — de ne pas être ce que je dois être, c’est-à-dire d’être devant un ensemble de possibilités — je suis donc un pro-jet, un pouvoir-être — et la possibilité qui m’appartient en propre, qui se réalise toujours, c’est la mort. Je suis donc une pure possibilité, c’est-à-dire possibilité de ne pas être, être-pour-la-mort. Ce qui revient à dire que l’homme n’est pas une entité stable, une présence, une substance, un étant, il n’est pas, mais il est à être, il est un ex-sistant et c’est ce qui le distingue des autres vivants. Existence pour l’homme doit donc être compris dans le sens étymologique de ex-sistere, dépasser la réalité simplement donnée dans la direction de la possibilité. En d’autres termes, le sens de l’être de l’homme n’est pas d’être un étant — un substantif — mais d’être un verbe — l’effectuation ou l’exercice de ma tâche d’être. C’est pourquoi Heidegger va reprocher à la tradition philosophique occidentale d’avoir compris l’être comme étant et d’avoir oublié le vrai sens de l’être. Voilà pourquoi toute la philosophie occidentale se caractérise d’après lui par l’oubli de l’être et culmine dans l’onto-théologie.19
En outre, lorsque j’ai conscience d’exister, j’ai en même temps et toujours aussi conscience d’être dans un monde, familier d’un langage qui m’offre une compréhension du monde comme une totalité d’instrument. Et cette mondité, ce fait d’être toujours dans un monde fait que mon regard vers les choses n’est jamais un regard pur : c’est la fin de l’idéalisme.
Pour mieux comprendre cette position de Heidegger, il nous faut faire un pas en arrière. En fait, toutes les publications qui précèdent Être et le temps s’insèrent dans le climat des discussions suscitées par le néokantisme. La théorie du jugement dans le psychologisme, sa thèse de doctorat de 1913, regarde un thème courant dans les discussions philosophique de l’époque : la revendication de la validité de la logique contre les tendances psychologistes qui affirmaient que les lois logiques ne sont que le produit du fonctionnement empirique de l’intellect humain. Heidegger établissait alors la différence entre la sphère logique, la sphère de l’immuable, et celle des faits psychiques qui sont fluctuants et temporels.
Cependant dans La doctrine des catégories chez Duns Scot (1916), Heidegger a reconnu que la philosophie ne peut ne pas se poser le problème de la validité des catégories, c’est-à-dire de la logique, du point de vue immanent comme du point de vue de leur valeur pour l’objet.
- Est-ce que les catégories sont pures ?
- Est-ce que le sujet est capable de saisir la chose en soi ?
Comment peut-on objectivement justifier la validité des catégories — de la logique, des faits immuables — dans la vie d’une conscience qui elle-même se caractérise par la temporalité et l’historicité ?
Si « l’esprit vivant est essentiellement un esprit historique », comment peut-on concilier cette temporalité de la conscience avec la validité atemporelle de la logique ?
Sans adopter la thèse psychologiste Heidegger insiste sur l’historicité et la temporalité de la conscience humaine, il pose ainsi, dans la polémique toujours plus accentuée avec le néokantisme, le problème de la clarification téléologico-metaphysique de la conscience, c’est-à-dire de l’esprit vivant qui sera le thème central de Être et temps.20
Heidegger pense donc que le problème posé par le néokantisme ne peut être résolu qu’à travers la reconnaissance de l’historicité de l’esprit vivant, ce qu’il appellera l’effectivité de la conscience dans Être et temps. Cette effectivité de la conscience, d’après Heidegger, rend impossible de voir le sujet humain comme un sujet pur, ce qui est présupposé par toute philosophie de type transcendantale. Heidegger mine donc à ses racines tout transcendantalisme et tout idéalisme. La temporalité de l’esprit vivant, ou l’effectivité de la conscience, rend impensable la possibilité pour un sujet de prendre du recul par rapport à lui-même, de se concevoir comme un moi pur avec ses catégories, car le sujet est toujours déjà auprès des choses, jeté et abandonné dans un monde.
La connaissance de l’être comme étant, comme présence, comme essence, comme substance ou substrat permanent du devenir et du changement de toute chose n’est donc pas possible pour un sujet qui est temporel et originellement familier d’une compréhension des choses. Ce qui veut dire que le Dasein ou l’homme de Heidegger n’est jamais une tabula rasa sur laquelle viennent s’imprimer les images et concepts des choses. Il n’est jamais quelque chose de fermé qui par la suite s’ouvre au monde, il n’a rien du sujet dont parle la philosophie moderne, parce que cette notion présuppose que le sujet soit quelque chose qui s’oppose à l’objet entendu comme une simple présence, une chose en soi. Il est constitutivement en rapport avec le monde, il est incapable de se séparer de la précompréhension qu’il a des choses, du monde d’idées qui lui est familier, de l’horizon de sens qui l’accompagne. Ce qui explique une fois de plus pourquoi le transcendantalisme ou l’idéalisme sont impossibles.
De ce point de vue la connaissance n’est plus le fait qu’un sujet va vers un objet, elle n’est plus l’intériorisation d’un objet par un sujet originellement vide. Elle est plutôt l’articulation d’une compréhension originelle dans laquelle les choses nous sont déjà données car douées de sens. C’est cette articulation que Heidegger appelle l’interprétation (Auslegung). La connaissance est seulement un mouvement du sujet à l’intérieur de sa propre image du monde. C’est cette idée de la connaissance comme articulation d’une précompréhension originelle ou comme interprétation que Heidegger appelle le « cercle herméneutique » qui ne peut apparaître un cercle vicieux que du point de vue de celui qui considère l’être comme étant, en soi, objectif. Or, nous avons dit qu’en tant que l’homme est constitutivement pouvoir-être ou projet, toute les structures de son existence ont ce caractère de possibilité : il ne rencontre jamais les choses en soi mais toujours des choses qui ont déjà un sens et ce sens est leur possible utilité ou utilisation pour ses fins. En fait un homme qui est lui-même projet peut-il avoir cette neutralité devant les objets qu’il rencontre ? L’objectivité telle que comprise par une certaine philosophie est-elle conciliable avec un être-projet ? La réponse de Heidegger est bien évidemment négative et elle met fin à la métaphysique.
3. L’ontologie de Martin Heidegger et l’hitlérisme
En 1934, Levinas a consacré une étude à la philosophie de l’hitlérisme pour le compte de la revue Esprit. Il était alors le seul parmi les intellectuels de l’époque à voir dans l’hitlérisme, un évènement ontologique.21 Mais comme nous l’avons vu précédemment, la controverse avec Heidegger va au-delà de cette brève étude de 1934. Elle traverse toute l’œuvre de Levinas.
Dans un passage assez illuminant de Difficile liberté Levinas décrit l’expérience de la persécution nazie avec les termes spécifiquement heideggeriens pour dénoncer une certaine complicité entre l’hitlérisme et l’ontologie fondamentale de Martin Heidegger :
Je voudrais rappeler, devant les représentants de tant de nations dont quelques-unes n’ont pas de juifs dans leur sein, ce qu’ont été, pour les juifs d’Europe, les années 1933-1945. Parmi des millions d’êtres humains qui y trouvèrent la misère et la mort, les juifs firent l’expérience unique d’une déréliction totale. Ils connurent une condition inférieure à celle des choses, une expérience de la passivité totale, une expérience de la Passion […], la persécution raciale qui est absolue, puisqu’elle paralyse, par son intention même, toute fuite, refuse à l’avance toute conversion, interdit tout abandon de soi, toute apostasie au sens étymologique du terme et touche par là l’innocence même de l’être rappelé à son ultime identité.22
Le terme « déréliction » ici employé fait directement allusion à la Geworfenheit heideggerienne. La « condition inférieure à celle des choses » que connurent les juifs pendant cette déréliction est ce que Levinas, dans De l’existence à l’existant, et dans Le temps et l’autre, appelle l’il y a ou l’existence anonyme. Et l’impossibilité d’échapper à cette persécution — par la conversion ou l’apostasie — est ce que Levinas, dans De l’évasion, appelle l’emprisonnement le plus radical, l’enchaînement à l’être. Comme nous l’avons vu plus haut, comprendre l’autre homme uniquement à partir de l’être — l’analytique existentiale du Dasein — c’est nier sa liberté. Si l’existence humaine est comprise uniquement à partir de l’effectuation de l’être — l’essance ou l’existence — elle devient une marche vers la mort sur laquelle je ne peux rien. La vie humaine se réduit alors à naître-vivre-mourir.23 L’existence humaine devient une existence égale pour tous, une existence générique et anonyme. Et c’est cette existence qui devient la vérité ou l’essence même de l’homme, être-pour-la-mort. Cet être embarqué, cette existence sans sujet qui l’assume, cette existence impersonnelle et anonyme, pose les base du totalitarisme, car elle est la négation de la liberté et de l’unicité, et, par conséquent, la subordination de l’individu au groupe, à la totalité. De sorte que le rapport entre l’homme et l’être devient le même qui existe entre l’homme et la race. Je n’ai pas choisi d’être comme je n’ai pas choisi ma race. Sur mon être comme sur ma race je ne peux absolument rien faire. C’est pour cela que la persécution raciale est la plus radicale puisqu’elle n’admet ni conversion ni apostasie : je ne peux pas changer ma race, je ne peux pas changer ce que je suis. Ainsi l’ontologie fondamentale de Martin Heidegger pose les bases d’une anthropologie fondée sur la race et, par conséquent, de la persécution la plus radicale.
L’ontologie fondamentale donne ainsi une valeur absolue à l’existence qui devient l’essence même de l’homme, sa vérité. En d’autres termes, l’homme naît et meurt. Tuer l’homme n’est plus un crime puisque la mort est sa vérité même. Ce qui a valeur absolue c’est le groupe, la race qu’on peut bien purifier et modifier. En outre, donner une valeur absolue à l’existence, c’est affirmer qu’il n’y a rien avant, et il n’y a rien après. C’est cette négation de toute transcendance qui donne libre cours au totalitarisme, à la dictature de l’État suprême, et à la barbarie. Il est clairement illustré ici que l’emprisonnement dans l’être signifie l’emprisonnement dans la race. Et le fait de subordonner la relation avec l’étant à la relation avec l’être de cet étant dénonce le refus de regarder l’autre de face en le traitant uniquement de par son appartenance à une race. Voilà pourquoi et comment l’Ordre impersonnel de l’État devient un désordre parce que inhumain. Voilà aussi pourquoi il y a des larmes qu’un bon fonctionnaire ne voit pas.
Pour comprendre le rapport entre l’hitlérisme et la pensée heideggerienne, il faut se situer sur le rapport entre l’être et l’État La critique levinassienne de l’État totalitaire s’inscrit dans sa critique de la philosophie de l’être. Car si l’État, « ordre raisonnable », naît de la limitation de la violence, et donc du besoin de persévérer dans l’être, il sera par conséquent inhumain car, l’humain, au sens levinassien du terme, ne commence qu’au-delà du conatus, et se caractérise par cette relation désintéressée entre les hommes qui, dans l’État se trouve remplacée par une raison impersonnelle.
La philosophie de l’être ou l’ontologie est « une façon telle d’aborder l’être connu que son altérité par rapport à l’être connaissant s’évanouit ». En d’autres termes, ma relation avec l’autre se fait à travers un terme intermédiaire, un concept que je tire de moi, et dans lequel s’amortit le choc de la rencontre entre Moi et l’Autre. L’ontologie est donc principalement la subordination de la relation avec un étant particulier à la relation avec son être, c’est-à-dire la substitution d’idées aux personnes. L’ontologie n’est donc que le jeu intérieur de la représentation, l’allergie à l’altérité, la réduction de l’autre au Même. Elle est l’activité d’une raison constituante, essentiellement « solipsiste » et par conséquent « fatalement globalisante ». Elle culmine donc dans une synthèse universelle, une Raison impersonnelle, qui ne montre à la conscience personnelle que ses ruses. En d’autres termes le moi devient un moment de sa propre pensée, une répétition de vérités éternelles.
La raison impersonnelle de Hegel est calquée sur la substance unique de Spinoza, Dieu qui, d’après lui, est cet ordre géométrique impersonnel qui régit l’univers. Il y a un lien profond entre la Substance unique de Spinoza, l’Esprit universel de Hegel et l’Être impersonnel de Heidegger, qui est un être sans nom, sans sujet qui l’assume, le Neutre. De parts et d’autres, la subjectivité humaine est détruite. Dans cette optique la volonté finit par s’identifier avec la raison, l’éthique avec la politique. L’État, « ordre raisonnable »,
finit par constituer une totalité déterminée à persévérer dans son être ». Et, « dès que l’on considère l’État comme une totalité sous le signe de l’Un, se mettent en place les mouvements de dénégation de la pluralité, d’intégration-absorption ou d’exclusion de l’altérité et de négation de la souffrance du particulier.24
Ce qui fait de la pensée heideggerienne un prélude à la philosophie de l’hitlérisme, c’est donc sa philosophie du Neutre qui, selon Levinas est une forme de matérialisme.
Le matérialisme n’est pas dans la découverte de la fonction primordiale de la sensibilité, mais dans la primauté du Neutre. Placer le neutre de l’être au-dessus de l’étant que cet être déterminerait en quelque façon à son insu, placer les évènements essentiels à l’insu des étants, c’est professer le matérialisme. La dernière philosophie de Heidegger devient ce matérialisme honteux.25
La philosophie du neutre, parce qu’elle remet en cause la liberté de l’homme vis-à-vis du monde et des possibilités qui sollicitent son action, réduit la vie humaine à une existence végétale, « on mange pour vivre ».
Dans cette exaltation de la vie biologique, la personne surgit comme produit de l’espèce ou de la vie impersonnelle qui recourt à l’individu pour assurer son triomphe impersonnel. L’unicité du moi, son statut d’individu sans concept, disparaît dans cette participation à ce qui le dépasse.26
Dans ce contexte, les individus apparaissent comme participants à la totalité : autrui se réduit à un deuxième exemplaire du moi, tous les deux englobés dans le même concept. Le pluralisme, la socialité ou l’État, devient une « multiplicité numérique ».27
Dans ses « Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme » (1934), Levinas fait remarquer que c’est la philosophie de Heidegger, et non le marxisme, qui rompt radicalement le libéralisme. Tout en subordonnant la conscience à l’être, la révolution que Marx propose présuppose encore la reconnaissance à l’homme d’une capacité de prendre conscience de sa situation sociale et de s’affranchir du fatalisme de l’être pur.
Une situation véritablement opposée à la notion européenne de l’homme ne serait possible que si la situation à laquelle il est rivé ne s’ajoutait pas à lui mais faisait le fond même de son être. Exigence paradoxale que l’expérience de notre corps semble réaliser.28
La conception heideggerienne de l’homme comme être rivé couve donc la conception biologiste de l’homme qui caractérise l’hitlérisme. Le corps n’est plus comparable aux chaînes dont Socrate est chargées dans la prison d’Athènes, ni au tombeau qui l’attend. L’hitlérisme n’épouse ni la conception platonicienne du corps comme tombeau de l’âme, ni le sentiment d’identité entre notre corps et nous-mêmes. L’importance attribuée au corps, contrairement à toute la pensée occidentale, est à la base de la conception hitlérienne de l’homme.
Le biologique avec tout ce qu’il comporte de fatalité devient plus qu’un objet de la vie spirituelle, il en devient le cœur. Les mystérieuses voix du sang, les appels de l’hérédité et du passé auxquels le corps sert d’énigmatique véhicule perdent leur nature de problème soumis à la solution d’un Moi souverainement libre. Le Moi n’apporte pour les résoudre que les inconnus même de ces problèmes. Il en est constitué. L’essence de l’homme n’est plus dans la liberté mais dans une espèce d’enchaînement. Être véritablement soi-même, ce n’est pas reprendre son vol au-dessus des contingences, toujours étrangères à la liberté du Moi ; c’est au contraire prendre conscience de l’enchaînement originel inéluctable, unique à notre corps ; c’est surtout accepter cet enchaînement.29
L’être rivé ou l’il y a de Heidegger se traduit donc chez Hitler par un enchaînement de l’homme à son corps :
L’homme ne se trouve plus devant un monde d’idée où il peut choisir par une décision souveraine de sa libre raison sa vérité à lui. Il est d’ores et déjà lié avec certaines d’entre elles, comme il est lié de par sa naissance avec tous ceux qui sont de son sang.30
La disparition d’un étant qui assume l’être correspond à la fin de la liberté de l’esprit. L’esprit est dans « la profondeur des forces de terreet de sang ».31 « Le propre de l’esprit est d’unir »32 dit Heidegger dans son Discours du Rectorat, qui selon Derrida fut la célébration inaugurale de l’esprit. « L’esprit est en tête et au plus haut niveau, puisqu’il conduit ceux-là mêmes qui conduisent. Il précède, prévient et donne la direction à suivre ».33
Heidegger confère ainsi (à l’hitlérisme) la légitimité spirituelle la plus rassurante et la plus élevée à tout ce dans quoi et à tous ceux devant qui il s’engage, à tout ce qu’il cautionne et consacre ainsi à une telle hauteur. On pourrait dire qu’il spiritualise le national-socialisme. Et on pourrait le lui reprocher, comme il reprochera plus tard à Nietzsche d’avoir exalté l’esprit de vengeance dans un esprit de vengeance spiritualisé au plus haut point.34
Après avoir été jeté et abandonné dans l’être, l’homme se trouve désormais jeté et abandonné dans un peuple. L’exaltation de l’être cède la place à l’exaltation du peuple ou de l’esprit allemand. Dès lors il ne reste qu’au peuple de se donner l’universalité de l’être. Et vu que ce peuple n’existe pas, la mission de Hitler sera de l’inventer.
4. Le langage comme dépassement de l’ontologie chez Derrida, Ricœur, Levinas, et dans la pensée du Pr. Ndebi Biya
Nous venons de voir que selon Heidegger le « retour aux choses mêmes », qui était le mot d’ordre du fondateur de la phénoménologie, c’est-à-dire le retour à une expérience nue de la réalité telle qu’elle se montre directement aux yeux sans le préjugé des valeurs ou doctrines qui se fondent sur la métaphysique traditionnelle qu’il est justement question de mettre entre guillemets, doit ouvrir à une expérience plus authentique, celle de la facticité ou de l’être-là infondé, ce qui signifie la substitution du mot « conscience » par celui de Dasein. Et, le primat du Dasein sur la conscience correspond au primat du langage sur la parole, puisque la parole ou la pensée désormais n’est autre chose que l’articulation d’une compréhension originelle dans laquelle les choses nous sont déjà données car douées de sens. C’est donc le langage, le peuple ou la race d’appartenance qui deviennent fondamentaux et non plus le sujet pensant des modernes.35
Seulement, si ce point de vue de Heidegger — l’absolutisation du langage — semble convergé avec celui des tenants de la linguistic turn — notamment Wittgeinstein, je dirais même le premier Wittgeinstein — il n’est pas partagé par Derrida, Ricœur, et Levinas qui sont aussi des adeptes du tournant herméneutique de la phénoménologie. Chez Jacques Derrida c’est « l’évènementialité » ou la performativité de la parole qui déconstruit, c’est-à-dire remet en question le primat du langage ou le cercle herméneutique de Heidegger :
Si l’on regarde les choses selon le troisième statut, celui du langage comme lieu et véhicule de la force au sens pragmatique, la conclusion semble devoir être la même. Le langage est l’arrière-plan de manifestations typiques, de ce qu’on appelle la parole, désignant de ce mot un champ d’individuation « historique ». Mais Austin nous a appris que le jeu de la parole noue la signification avec un supplément d’elle-même à inscrire dans le registre de l’action, c’est-à-dire d’abord de l’évènement. Cela « prouve », pour la sensibilité derridienne, que l’univers de la signification n’est pas autonome, indépendant, qu’il ne cesse de déborder sur le dehors de lui-même, non pas au titre de la référence, comme on l’admet volontiers dans la vision empiriste, mais au titre de l’évènementialité de la parole. Et ce qui rend ce déborde beaucoup plus grave, et lourd de conséquences philosophiques, est qu’il se traduit immédiatement par un supplément de signification : la signification de cette phrase que je viens de dire est surchargée ou surdéterminée par l’acte que je viens de commettre en la disant. En sorte que la relativisation de tout problème et toute chose à l’horizon du langage est eo ipso leur renvoie devant l’excès incontrôlable du devenir de l’action. Cette fois, le langage est déconstruit comme schème de délivrance d’articulation signifiante parce que la délivrance elle-même, étant nécessairement parole, déplace pour ainsi dire la frontière de ce qu’elle délivre, qui reste pour ce motif non assignable.36
On retrouve ce même point de vue du primat du discours ou de la parole sur le langage chez Paul Ricœur. Dans Histoire et vérité, il affirme que le rapport entre une philosophie et une culture n’est pas un rapport de cause à effet, ou un rapport de type réalité-reflet. Le problème du rapport entre une philosophie et son époque — ou sa situation, ou son monde — est plutôt, d’après Ricœur,
celui du rapport entre l’histoire effective qu’opèrent les hommes et le discours qu’ils constituent. Il semble évident, poursuit Ricœur, que la philosophie est parole, et cela suffit pour qu’on échappe à la relation cause-effet et réalité-reflet. Aucun discours comme tel ne peut être reflet […]. Il y a quelque chose de spécifique dans la relation entre une situation et un discours, et cette relation est simplement signifiée. C’est en ce sens que le cas du philosophe est plus éclairant que tout autre, car le discours auquel il prétend exige qu’il pose des questions universelles.37
Ainsi,
une philosophie singulière, en apparaissant, manifeste son époque en l’exprimant dans l’élément de l’universalité […], le philosophe exprime en posant universellement, en forme de problème, la difficulté qui lui est propre et qui le constitue […], le problème de l’œuvre philosophique c’est de transposer tous ces problèmes très singuliers, vécus par le philosophe, dans une question universelle. (Ainsi), toute œuvre philosophique, selon Ricœur, dissimule sa situation sociale et politique. Elle dissimule parce qu’elle ne veut pas dire dans quelle époque elle est née, quel milieu social elle exprime ; c’est autre chose qu’elle veut dire. Elle se demande par exemple : qu’est-ce que le réel ? qu’est-ce qu’une idée ? qu’est-ce que la transcendance ? En cela la philosophie est muette sur sa situation, et c’est le mutisme du philosophe sur sa propre situation — de classe ou autre — qui fait le désintéressement de sa question.38
Ainsi, chez Ricœur comme chez Derrida, c’est la parole ou le discours qui rompt la totalité car, comme explique si bien Levinas, dans Totalité et infini, « la parole procède de la différence absolue ».39 Pour qu’il y ait langage, « il faut qu’un être, fût-il partie d’un tout, tienne son être de soi […], existe indépendamment ».40 Celui qui parle n’est donc pas com-pris d’avance. Il apporte une nouveauté. Il vient de l’extérieur et reste extérieur. Il n’est pas donné ou com-pris d’avance dans un concept, et il ne se donne même pas en parlant, car il se manifeste en restant extérieur à sa manifestation, il « détruit à tout moment, et déborde l’image plastique qu’il me laisse, l’idée à ma mesure et à la mesure de son idéatum, l’idée adéquate ».41 C’est donc la parole qui ouvre à la transcendance. Le langage devient alors le dépassement de l’ontologie. Un dépassement qui se fait vers la métaphysique ou plus précisément vers l’éthique.
L’évènementialité du langage, sa performativité, sa créativité, son caractère révélatif, c’est-à-dire porteur d’une nouveauté — celui qui parle n’est pas compris d’avance — ne sont pas enseignés à l’africain en général et au Basa du Cameroun en particulier par Austin.42 Car, comme écrit le Pr. Ndebi Biya, dans Être, Pouvoir, et Génération,
Tout Basa sait, après avoir entendu un récit de mbok, qu’un pouvoir est présent dans la société. Il doit s’y soumettre pour atteindre son épanouissement totale. C’est le pouvoir que manie celui qui est béni, par qui les bénédictions arrivent […], ce qui est essentiel ici c’est la parole qui sort de nos bouches et qui donne des bénédictions et le pouvoir.43
Dans Sans perdre de vue… , le Pr. Ndebi Biya précise que
c’est la parole entendue, souvent codée, venant des ancêtres divins in illo tempore, véhiculant une généalogie dont le décodage enseigne la genèse et le déploiement du monde, autrement dit l’enchaînement des concepts fondamentaux.44
Il s’agit donc « de la parole créatrice qui régit le monde et donc qui juge ».45 « Celle-ci, ne confine pas à l’origine du cosmos. Elle continue son œuvre de création dans la direction et la transformation du monde. Elle agit sur tous les éléments et règnes : minéral, végétal, animal et humain ».46 Elle
intervient à toutes les étapes de la vie (de l’homme). Elle provoque la grossesse, la suspend momentanément, rend stérile temporairement ; la parole oriente la naissance, identifie le nouveau-né, tisse et noue les alliances, notamment de mariage ; elle accompagne enfin l’homme à la tombe pour rejoindre ses ancêtres.47
On ne peut pas manquer de signaler que cette affirmation — la parole provoque la grossesse, la suspend momentanément, rend stérile temporairement ; la parole oriente la naissance, identifie le nouveau-né — dans une certaine mesure, se trouve aux antipodes de la civilisation technique. Mais ce qui est intéressant ici c’est qu’on voit clairement que, sur le thème de l’évènementialité de la parole, de son caractère créateur, ou révélateur, c’est-à-dire porteur de nouveauté, la pensée du Pr Ndebi Biya — et même celle de Obenga — rejoint très bien celle de Derrida, de Ricœur et d’Emmanuel Levinas : la parole tisse et noue les alliances, notamment de mariage. Ainsi, la parole rompt la totalité. Elle plaide en faveur de la défense de cette subjectivité, de cette intériorité, de cette liberté, de cette extériorité, de cette altérité, de cette transcendance, que le panlogisme de Hegel d’abord, et l’ontologie fondamentale de Heidegger par la suite, voulaient détruire.
Il y a aussi une autre différence qui creuse l’écart, notamment sur le plan politique — on y reviendra — entre Levinas et le Pr. Ndebi Biya. On pourrait bien se demander si le privilège que le Pr Ndebi accorde uniquement à la parole de l’initié (mbobok) ne plaide pas en faveur d’une société de caste qui maintiendrait ses membres — la multitude des non-initiés — dans une condition d’éternels enfants devant être guidés par les autres — les initiés — comme les brebis dans un troupeau. Levinas, quant à lui, étend ce privilège à tout homme. D’où la centralité chez lui du concept de visage qui constitue la prochaine étape de notre réflexion.
5. Le visage : unicité, altérité, être-avec
Dans cette partie, nous traiterons de l’anthropologie de Levinas qui n’est rien d’autre qu’une sortie de l’être ou un dépassement de l’ontologie fondamentale de Heidegger.
Dans un article intitulé « Ichnocratie. La pensée du retour et antipolitique chez Benny Lévy et Martin Heidegger », Jens Mattern48 montre que la pensée de Heidegger n’est autre qu’une « déconstruction des prétentions du sujet transcendantal »49 des modernes, une déconstruction du je pense qui est devenu la mesure de tout.
En fait, la compréhension de l’homme comme un animal rationnel ou comme un je pense, selon Heidegger, n’est qu’une conséquence de l’oubli de l’être. « Détourné de l’être et installé dans le règne des étants l’homme finit ainsi par se poser lui-même comme centre de l’être et mesure de toute chose ».50 L’histoire de l’Occident se développe ainsi pour Heidegger comme histoire d’un détournement de l’origine de plus en plus accentué.
Dans sa Lettre sur l’humanisme, Heidegger souligne la nécessité de rompre avec la tradition de l’humanisme pour laquelle l’homme se caractérisait comme animal rationnel, c’est-à-dire avec la tradition qui pensait l’homme comme un étant rencontré à l’intérieur du monde, un étant animal, pourvu de caractéristiques spécifiques comme la faculté linguistique ou la raison. L’humanisme traditionnel se situe donc au niveau d’une interprétation de l’existence inauthentique du Dasein, telle qu’elle était déjà caractérisée dans Être et temps. L’oubli de l’être signifie ici que l’être humain se (mé) -prend pour un étant humain, au lieu de se saisir, dans son existence même, comme le lieu où l’être advient dans sa vérité, c’est-à-dire comme Da-sein.51
Ainsi, la reprise de la question de l’être par Heidegger a une intention claire : la « déconstruction des prétentions du sujet transcendantal »52 des moderne ou la déconstruction du libéralisme. C’est d’ailleurs ce qui justifie son adhésion au national socialisme à partir de 1933 :
Heidegger s’est engagé sans aucune ambiguïté dans la révolution nazie, pensant ou pressentant y trouver une traduction politique de sa propre rupture avec — voire de son évasion de — la culture moderne et ainsi la possibilité d’un autre commencement susceptible d’opérer un retour dans la proximité de l’être au niveau de l’existence collective ».53
Heidegger voulait donc rompre avec l’idéologie libérale. Malheureusement cette rupture culmine chez lui dans l’élaboration d’une pensée politique à tendance totalitaire. Sa pensée est donc un retour à l’antique notion de l’être pour sortir du libéralisme, mais elle n’aboutit qu’à un nivellement des individus dans la masse. La retour à l’être aboutit donc chez lui à un ontologisme, à un excès d’être qui étouffe. Car, Heidegger, selon les expressions de Levinas, a réduit l’existence humaine à une existence sans sujet qui l’assume, une existence anonyme, impersonnelle, générique, égale pour tout le monde. Ce que Levinas appelle l’il y a. La pensée de Levinas, par rapport à celle de Heidegger, et à la suite de l’extermination nazie, sera donc une tentative de sortir de cet ontologisme, c’est-à-dire une défense de la subjectivité.
Dans Éthique et infini, Levinas affirme que « le social est au-delà de l’ontologie ».54 En d’autres termes, le tous authentique ou la société authentiquement humaine n’est pas une multiplicité numérique. Au contraire, il est une unité constituée par des uniques dans leur singularité. Il est une société dans laquelle on peut parler, c’est-à-dire exprimer son altérité, son intériorité, sa liberté, sa différence, puisque « la parole procède de la différence absolue ».55
La centralité du visage dans la pensée d’Emmanuel Levinas se justifie par le refus d’accepter un tous politique basé sur le renoncement au souci de soi ou sur une intégration des êtres humains à un gros animal. Le visage signifie l’extériorité — Essais sur l’extériorité est le sous-titre de Totalité et infini — , l’altérité de l’autre homme qui se justifie par le fait qu’il parle. Le visage est un phénomène extraordinaire dans la mesure où il est un phénomène qui ne s’épuise pas dans sa manifestation :
La relation avec le visage peut certes être dominée par la perception, mais ce qui est spécifiquement visage c’est ce qui ne s’y réduit pas. Ce que nous appelons visage, est précisément cette exceptionnelle présentation de soi, sans commune mesure avec la présentation des réalités simplement données.56
Le visage est donc ce qui de se donne pas, ce qui résiste à la com-préhension ou à la totalisation, ce qui n’est pas réductible à un concept, car, « il détruit à tout moment, et déborde l’image plastique qu’il me laisse, l’idée à ma mesure et à la mesure de son ideatum, l’idée adéquate ».57 Le visage est donc le non-totalisable par excellence, l’in-com-préhensible. Ce qui résiste à la totalisation, ce qui fait toujours face, ce qui se manifeste en restant extérieur à sa manifestation. Et, c’est pour cela que Levinas dit que le visage parle, car parler c’est justement se manifester en restant extérieur à sa manifestation :
Le visage est une présence vivante, il est expression. La vie de l’expression consiste à défaire la forme où l’étant, s’exposant comme thème, se dissimule par là même. Le visage parle. La manifestation du visage est déjà discours. Celui qui se manifeste porte, selon le mot de Platon, secours à lui-même. Il défait à tout instant la forme qu’il offre.58
Autrui qui se manifeste dans le visage, perce, en quelque façon sa propre essence plastique, comme un être qui ouvrirait la fenêtre où sa figure pourtant se dessinait déjà. Sa présence consiste à se dévêtir de la forme qui cependant déjà le manifestait. Sa manifestation est un surplus sur la paralysie inévitable de la manifestation. c’est cela que nous décrivons par la formule le visage parle. La manifestation du visage est le premier discours. Parler, c’est, avant toute chose, cette façon de venir de derrière son apparence, de derrière sa forme, une ouverture dans l’ouverture.59
Dire que le visage parle signifie que le visage est, de toutes les choses que Je rencontre, la seule qui met le Moi en question et ouvre à la transcendance, à l’altérité, à l’exsistence des autres, à la conscience morale. En d’autres termes, le visage est de tous les objets que Je rencontre, le seul qui ne s’offre pas à moi, il ne se donne pas, il ne se laisse pas com-prendre. Il résiste à la totalisation, il dépasse toutes les catégories que Je peux lui appliquer, toutes les idées que je trouve en moi. Il est autre d’une altérité qui ne dépend pas de moi, d’une altérité qui n’est pas formelle mais absolue. Pour cela, il conteste ma possession du monde, il signifie que je ne suis pas seul, que le monde ne m’appartient pas, que ma relation avec les choses simplement données passe par la relation avec les autres. C’est pour cela que Levinas écrit que « le visage me rappelle à mes obligations et me juge ».60
Nous pouvons donc déduire de cette analyse du visage quelques existentiaux — dans le sens Heideggerien du terme — c’est-à-dire des éléments constitutifs de la subjectivité humaine. Le premier est l’unicité car le visage parle et le langage, nous l’avons vu, signifie extériorité ou altérité absolue. Le deuxième c’est la transcendance : l’autre homme par son visage se présente à moi non pas comme un alter ego mais comme une autorité, car il me juge. C’est de lui que me vient — comme nous le verrons dans le prochain point de cette réflexion — l’impératif catégorique : « voir un visage, c’est déjà entendre : tu ne tueras point ». Et Levinas précise que « tu ne tueras point n’est pas une simple règle de conduite. Il apparaît comme le principe du discours lui-même et de la vie spirituelle ». C’est donc le visage de l’autre qui remet le Moi en question et ouvre à l’humain ou à la moralité. De ces deux premiers existentiaux, l’unicité et la transcendance ou totale altérité de l’autre homme, découle le troisième : l’homme est un être-avec, il est dans le monde avec les autres. En d’autres termes l’homme n’est pas une abstraction : un animal rationnel qui est capable selon Aristote de devenir toute chose c’est-à-dire de tout com-prendre afin de devenir comme dieu ; ni un je pense qui est capable, à partir des idées innées, mises en lui par Dieu de devenir maître et possesseur du monde.
De ce point de vue on pourrait dire que Levinas se rapproche plus de Heidegger que d’Aristote ou de Descartes. Mais ce rapprochement n’est pas une destruction de la subjectivité. Le visage met le Moi en question mais ne le détruit pas. Cette mise en question du Moi signifie simplement une remise du Moi à sa place, celle de l’étranger sur la terre, celle d’une subjectivité arrivée tard dans un monde qui n’est issu de lui. Pour mieux comprendre cela il faut prendre en compte une autre dimension du visage que nous n’avons pas évoquée jusqu’ici, celle de la nudité. Le visage signifie « avant toute mimique, dans sa droiture de visage, une exposition sans défense à l’esseulement mystérieux de la mort ».61 C’est la mort qui me regarde dans le visage de l’autre homme avant d’être la mort qui me dévisage à mon tour qui met mon égoïsme en question et me rappelle que je suis un étranger sur la terre.
La méditation sur le visage est donc une méditation sur la finitude. En d’autres termes, la finitude ne signifie pas seulement l’être-pour-la-mort de Heidegger, ou l’incapacité de comprendre le noumène ou la chose en soi de Kant. Elle n’est non plus la facticité contingente de Sartre, le fait d’être-là, sans passé, sans cause ou raison d’être, condamné à se faire, c’est-à-dire condamné à la liberté. Au contraire, selon Levinas, et contrairement à l’animal rationnel d’Aristote et au Je pense de Descartes, la finitude signifie surtout une certaine passivité. Autrement dit, le de profundis de l’esprit humain est l’idée de l’infini, c’est-à-dire la relation avec un passé absolu que le moi ne peut pas enserrer, le-ne-pas-pouvoir-comprendre-l’infini-par-la-pensée, l’impossibilité de reposer sur soi-même, l’autre dans le même, la réserve de l’étranger sur la terre, la conscience morale. Dans son « Survivant », publié dans les Cahiers d’Études Levinassiennes, Alain Finkielkraut, partant de l’analyse du visage, présente le sujet levinassien comme un survivant. Et, c’est en cela que réside sa passivité, sa finitude qui signifie la conscience morale, ou la responsabilité pour l’autre homme :
… avec lui (Levinas), le survivant entre dans la pensée par la grande porte : être sujet, c’est être survivant ; voir l’Autre, c’est le voir disparaître […]. Tel est le visage : une évanescence, un être sur le départ. Et le moi, dit Levinas, ne commence pas par la souveraineté, mais par l’inquiétude devant cette apparition disparaissante. Toujours déjà coupable de survivre, ainsi se présente le sujet levinassien. La mort de l’autre est son affaire et c’est par cette obligation intempestive que la religion entre dans sa vie.62
Ainsi l’être-avec de Levinas n’est pas l’intégration des hommes dans un gros animal, il n’est pas la destruction de la subjectivité ou de l’intériorité humaine. Il signifie le primat de la conscience morale et de la responsabilité pour l’autre homme. Etre-avec c’est être responsable des autres. Il s’agit d’une responsabilité d’otage, une responsabilité antérieure à la liberté, constitutive de l’homme, c’est-à-dire la conscience morale, la conscience de l’autre, l’autre dans le même, l’âme dans l’âme, l’idée de l’infini qui ne se réalise que dans la rencontre du visage.
Nous pouvons donc nous résumer en disant que le visage signifie l’unicité, la transcendance, et l’être-avec, c’est-à-dire être-survivant. Ce qui apparaît encore plus clairement lorsqu’on fait un rapprochement entre le visage et le nom :
Appeler quelqu’un en citant son nom, c’est, en Afrique noire profonde, le faire apparaître comme “homme”, c’est-à-dire un homme de tel village, de telle ethnie, de tel lignage, de telle famille, ayant eu de tels ancêtres : il s’agit de le situer dans le temps et l’espace, au même moment, pour le faire être vraiment “en son entier”. Nommer, c’est engendrer, c’est-à-dire faire apparaître une généalogie, une évolution.63
Le visage rapproché au nom signifie donc contemporainement l’appartenance à un groupe — être sujet c’est être survivant — et l’identité, la différence, le résistance à toute totalisation, l’altérité, l’intériorité, la subjectivité. Et, nous avons vu que cette subjectivité n’est pas, comme chez Kierkegaard, l’égoïsme d’un sujet qui résiste au système, mais elle est la conscience morale.
6. La philosophie politique de Levinas
Nous venons de montrer, à travers l’analyse du visage, comment Levinas déconstruit l’individualisme des modernes et le totalitarisme de Heidegger. La méditation sur le visage nous a permis de montrer que l’unicité, l’altérité, et l’être-avec sont des éléments constitutifs de la subjectivité humaine. En d’autres termes l’homme n’est pas une abstraction, un animal rationnel ou un Je pense. Car, comme le dit si bien le Pr. Ndebi, « les hommes ne naissent ni ne grandissent dans les éprouvettes, mais dans une culture ».64 Ceci donne lieu à un nouvel humanisme dans lequel le bonheur de l’homme n’est plus uniquement conçu comme le perfectionnement de sa propre nature — chez Aristote — ou le fait de devenir, comme Dieu, un être parfait en intelligence et en volonté. Désormais, le bonheur d’un homme est solidaire à celui de son peuple et de l’humanité toute entière. C’est cela le concept de responsabilité développé par Hans Jonas dans Le principe responsabilité. C’est aussi le concept de solidarité qui, dans son sens philosophique originel, signifie interdépendance et non assistance.65
La vraie charité, selon Levinas, ne commence pas par soi-même, mais par les autres.66 En d’autres termes, pour défendre ses propres droits il faut commencer par défendre les droits des autres. Car, nous ne pouvons pas prétendre avoir des droits inaliénables tant que ces droits ne seront pas reconnus à tous les hommes. L’amour de soi et des siens uniquement correspond à l’instinct de vivant, à l’instinct de conservation que nous avons en commun avec tous les vivants. L’humanité ou la rationalité commence avec le dépassement de cet instinct, la capacité de penser aux autres, la responsabilité pour tout homme, sans distinction de race, de peuple, de nation. En d’autres termes, si nous aimons nos enfants, nous devons œuvrer de toutes nos forces pour leur laisser en héritage, non pas des châteaux et des énormes sommes d’argent — ce qui n’est d’ailleurs possible que par usurpation — mais un Cameroun prospère C’est-à-dire des institutions qui fonctionnent, un tissus social dans lequel on peut se mouvoir sans peur, et des valeurs de l’humanité notamment le respect des droits de l’homme. Platon nous a enseigné dans le deuxième livre de La République que la Polis, la Cité ou l’État, naît de l’incapacité des individus à subvenir à leurs multiples besoins. Personne ne peut être à lui-même son propre boutiquier, son propre gardien, son propre maître, son propre juge, son propre gouvernant. En d’autres termes, selon Platon, les talents dont la nature a doté chacun d’entre nous doivent être mis au service de la société qui est le bien commun, c’est-à-dire l’organisation sans laquelle aucun individu ne peut voir ses besoins satisfaits, l’ordre sans lequel aucun individu ne peut se réaliser pleinement.
On peut donc dire que pour Levinas, l’amour pour son pays, pour son peuple, pour l’humanité, précède l’amour de soi. En d’autres termes, l’éthique de Levinas n’est pas une éthique bourgeoise de la bonne conscience. La morale ne doit pas avoir pour finalité la bonne conscience. Une telle morale est égoïste et, par conséquent immorale. C’est la contradiction qui existe par exemple — et qui est souvent maintenue par les institutions religieuses — entre celui qui détourne les fonds destinés au peuple et qui pratique la charité envers les pauvres dont s’occupe l’Église et, pour cela, a droit à la première place dans l’église comme bienfaiteur, comme la mère ou le père des pauvres. L’attitude morale dans ce cas consisterait plutôt à donner la primeur au droit des pauvres et non pas à se laisser prendre de compassion devant le visage du pauvre.
Cependant, cette vertu de la morale marxiste — « les vertus de la morale marxiste sont l’attachement aux masses, l’attachement au bien des masses, la fidélité à leur cause, la modestie devant les classes travailleuses et exploitées »67 — ne justifie pas pour autant un possible rapprochement entre Emmanuel Levinas et Karl Marx. « Car le marxisme a une philosophie, qui est le matérialisme dialectique ».68 Et, selon Marx et les marxistes, le matérialisme est la seule explication scientifique du monde.
Si l’idéalisme est né de l’ignorance des hommes, le matérialisme est né de la lutte des sciences contre l’ignorance ou obscurantisme […]. Au début de l’histoire de la pensée, dans l’antiquité grecque, les connaissances scientifiques étaient presque nulles, et les premiers savants étaient, en même temps, des philosophes, parce que, à cette époque, la philosophie et les sciences naissantes formaient un tout, l’une étant le prolongement des autres. Par la suite, les sciences apportant des précisions dans l’explication des phénomènes du monde, précisions qui gênaient et étaient même en contradiction avec les dogmes des philosophes idéalistes, un conflit naquit entre la philosophie et les sciences. Les sciences étant en contradiction avec la philosophie officielle de cette époque, il était devenu nécessaire qu’elle s’en séparassent. Mais le matérialisme, né avec les sciences, lié à elles et dépendant d’elles, a progressé, évolué avec elles, pour arriver, avec le matérialisme moderne, celui de Marx et d’Engels, à réunir, de nouveau, la science et la philosophie dans le matérialisme dialectique.69
Le marxisme a donc une philosophie qui est le matérialisme dialectique, seule explication scientifique du monde. Transposé sur le plan social, il ressort que l’élément caractéristique de la société humaine est le conflit, la lutte des classes.
La société est divisée en classes, qui luttent l’une contre l’autre. Ainsi, si on examine les idées des hommes, on constate que ces idées sont en conflit, et que, sous ces idées, nous retrouvons les classes qui, elles aussi, sont en conflit. Par conséquent, les forces motrices de l’histoire, c’est-à-dire ce qui explique l’histoire, c’est la lutte des classes.70
Jean Fallot, dans l’ouvrage cité plus haut, renchérit ce cloisonnement marxiste des individus, de leurs pensées, et de leur conscience morale dans la classe sociale en affirmant que « les morales expriment des situations de classe ».71 Les questions que suscite une telle théorie de la société — fut-elle scientifique — sont nombreuses : est-il possible de cloisonner les individus — les personnes humaines — dans les classes sociales ? Est-il possible de subordonner la conscience morale individuelle à l’appartenance à une classe sociale ? N’est-ce pas une façon de nier la conscience morale individuelle ? Et, si tel est le cas, le marxisme n’est-il pas une pensée totalitariste et par conséquent humainement inacceptable ? N’aboutit-il pas logiquement à la dictature ? Le marxiste ne finit-il pas logiquement par devenir le dominateur — l’exploitateur — impitoyable du peuple dont il prétendait défendre la cause ?
En fait, selon Immanuel Kant72 et Emmanuel Levinas, la liberté ou la conscience morale est justement ce qui apporte un démenti à l’explication matérialiste ou déterministe de la société humaine. Kant avait fait une distinction entre les choses telles qu’elles nous apparaissent — le monde des phénomènes — et les choses telles qu’elles sont en elles-mêmes, le monde nouménal. D’après Kant, le mode d’existence de ce dernier monde n’a rien à voir avec les différentes manières dont nous percevons les choses, nous n’avons aucun moyen d’accès à ce monde. Les choses en soi sont donc hors de la portée de notre connaissance. Par contre, il pensait que la clé de la connaissance et de la compréhension du monde de l’expérience, du monde des objets matériels dans l’espace et le temps, était désormais placée dans nos mains par la science. La composition interne de chaque objet matériel et tous ses mouvements dans l’espace et le temps lui semblait en accord avec les principes que la science était maintenant capable, tout au moins théoriquement, de découvrir ; et il ne voyait aucune raison pour que, poursuivant le chemin sur lequel elle était engagée, l’humanité ne soit pas capable d’arriver finalement à une connaissance complète de ces principes. Mais il y avait là un sérieux problème concernant les êtres humains. Nos corps sont des objets matériels existant et évoluant dans l’espace et le temps. Si leurs mouvements sont entièrement soumis aux lois scientifiques, nous ne pouvons posséder de libre arbitre. Pourtant Kant était convaincu que nous avons bien un libre arbitre et, qui plus est, que cela est démontrable. Sa solution au problème consistait à dire que nos libres actes volontaires ont lieu non pas dans le monde phénoménal, c’est-à-dire cette partie de la réalité à laquelle s’applique les lois scientifiques, mais dans l’autre partie, que la compréhension scientifique ne peut atteindre, à savoir le monde nouménal. C’est donc la liberté qui, d’après Kant, arrache l’homme au déterminisme. Libre, dans ce contexte, signifiant non gouverné par des lois scientifiques. C’est donc la morale, selon Kant, qui ouvre à la métaphysique. Elle nous oblige, que nous le voulions ou non, à admettre que le monde empirique n’est pas le seul à exister.
Il y a donc bien quelque chose qui transcende la matière, qui est au-delà du matérialisme : c’est l’homme, c’est la conscience morale ou l’intériorité :
Le pluralisme de la société n’est possible qu’à partir de ce secret. Il atteste ce secret. Nous savons depuis toujours, qu’il est impossible de se faire une idée de la totalité humaine, car les hommes ont une vie intérieure fermée à celui qui, cependant saisit les mouvements globaux de groupes humains.73
C’est l’intériorité qui est la condition de possibilité de l’instauration d’une société authentiquement humaine. C’est elle qui, selon l’expression de Catherine Chalier, « constitue le seul rempart contre la barbarie ».74 Comme écrit le Dalaï-Lama,
(La souffrance humaine) a sa source dans l’esprit, plus particulièrement dans les facteurs d’altération mentale tels que l’attachement et la colère […]. La colère et la haine sont la véritable source de la souffrance […]. La haine surtout qui plonge l’esprit dans un état de violence […]. Si l’on n’a pas cette paix intérieure, cette paix de l’esprit, comment la paix extérieure serait-elle possible ? Larguer les bombes atomiques sur la tête des gens ne servira à rien : l’instauration de la paix ne peut passer que par l’esprit. Pour éradiquer les défauts de l’esprit, les armes extérieures ne sont d’aucune utilité. La seule voie possible passe par la volonté de contrôler son propre esprit.75
Nous pouvons donc conclure cette discussion en disant avec Levinas que
Pour que les choses marchent, pour qu’elles se fassent équilibre, il faut absolument affirmer la responsabilité infinie de chacun, pour chacun, devant chacun. Il faut […] des consciences individuelles, seules capables de voir ces violences qui découlent du bon fonctionnement de la Raison elle-même. Il faut défendre la subjectivité, remédier à un certain désordre qui découle de l’Ordre de la Raison universelle. Dans ma façon de voir, la protestation de la subjectivité n’est pas accueillie favorablement sous le prétexte que son égoïsme serait sacré, mais parce que le Moi seul peut apercevoir les « larmes secrètes » de l’Autre que fait couler le fonctionnement, même rationnel de la hiérarchie. La subjectivité est, en conséquence, indispensable pour assurer cette non-violence même de l’État.76
La pensée de Levinas est donc essentiellement un retour à l’humain, une défense de la subjectivité humaine contre la thèse du primat de l’histoire de Hegel, contre le matérialisme dialectique Marx, et contre l’ontologisme de Heidegger. Car les philosophies de Hegel, de Marx, et de Heidegger aboutissent sur des pensées politiques de type totalisante. « La thèse du primat de l’histoire constitue pour la compréhension de l’être un choix où l’intériorité est sacrifiée »,77 le matérialisme dialectique cloisonne les individus dans les classes sociales, l’ontologisme heideggerien réduit l’existence humaine à ce que Levinas appelle l’il y a, c’est-à-dire une existence générique, égale pour tout le monde, anonyme, sans sujet qui l’assume.
7. Levinas et Kant : l’hétéronomie contre l’autonomie
Pour mieux comprendre la pensée de Kant il faut la situer dans le grand mouvement des Lumières — l’Aufklärung — dont il est la figure dominante en Allemagne.
L’illuminisme en fait, est la foi en la raison dont la lumière est capable de chasser l’ignominie de l’histoire. Mais, pour Emmanuel Kant, l’appel lancé à tous les hommes afin qu’ils sortent de l’assujettissement du dogmatisme — « Ait le courage de te servir de ton intelligence » — signifie surtout une certaine méfiance de la raison envers elle-même. Se servir de la raison exige préalablement un travail d’analyse des modes selon lesquels elle doit opérer. Comme pour tous les instruments, avant d’utiliser la raison, il faut d’abord savoir ce qu’elle est capable de faire. Kant va appeler cette attitude « transcendantale » et sa philosophie sera pour cela appelée criticisme.78 Elle se propose de répondre à trois demandes fondamentales : que puis-je savoir ? (la métaphysique), que dois-je faire ? (la morale), que suis-je en droit d’espérer ? (la religion).79
La réponse à la première demande se solde par le rejet de la métaphysique comme science. Dans son souci de concilier le rationalisme et l’empirisme, Kant pense que la connaissance humaine ne se réalise que lorsque l’entendement — par ses catégories — subsume le donné sensible pour produire un jugement synthétique a priori. En d’autres termes nous ne connaissons pas les choses en soi mais seulement les choses telle qu’elles apparaissent — se donnent — à nous, les phénomènes. La métaphysique, de ce point de vue ne serait alors qu’une tendance naturelle de la raison à sortir des limites de l’espace et du temps. Et cette tendance, selon la dialectique transcendantale n’aboutit qu’aux idées : le monde comme totalité, Dieu, l’immortalité de l’âme.
Dans la réponse à la seconde question, la métaphysique complètement disqualifiée dans la réponse à la première demande, rentre par la porte de la morale. Dans la Critique de la Raison pure Kant a exclu toute intuition intellectuelle. Les choses ne se donnent à nous qu’à travers la sensibilité, et ce que les sens nous offrent, le donné sensible, est un ensemble de faits divers, sans connexion, comme des pièces détachées, que nous mettons ensemble à travers les jugements purs a priori que Kant appelle les catégories de l’entendement. Ce qui revient à dire que le monde comme totalité ordonné, le monde en soi, ne nous est jamais donné par les sens. La question qui se pose alors est celle de savoir si la raison de l’être fini agissant — la raison pratique — peut se contenter d’un ensemble de faits sans connexions, du multiple sensible. À ce niveau, Kant lui-même reconnaît que la raison pratique a besoin de se représenter le monde comme totalité ordonné, ayant un principe — une Cause incausée — et une finalité. L’homme est incapable de se concevoir comme un sujet libre et rationnel — un sujet pour soi — dans un monde en soi irrationnel. En tant que sujet libre et rationnel, l’homme agit toujours selon une finalité, selon un but, selon des valeurs, qui n’ont pas de sens si le monde en lui-même n’a pas un sens. Si le monde, en soi, n’a pas de sens alors toutes nos valeurs, nos convictions, nos idéaux sont une illusion. Comme le dit si bien Sofia Vanni Rovighi, si le fondement du monde est un principe irrationnel le bien et le mal n’ont pas de valeur ontologique : « ogni cosa buona è buona perché risponde alla volontà divina : bene infatti è ciò che è voluto, ciò a cui si tende, quindi se a fondamento del reale ci fosse un principio irrazionale non ci sarebbe bontà ontologica (oggi diremmo : non ci sarebbero valori oggettivi) ».80 Ainsi, dire que le monde a un sens, suppose qu’il a une cause rationnelle.
En outre, dans La religion dans les limites de la seule raison, Kant admet lui-même qu’il est impossible à la raison pratique de rester indifférente devant la question : qu’est-ce qui dérive de notre bonne conduite.81 En d’autres termes, lorsque le sujet libre et rationnel a accompli tous ses devoirs il ne peut ne pas se poser la troisième question : que suis-je en droit d’espérer ?. De là Kant conclut que la morale conduit nécessairement à la religion (à la métaphysique) .82 Mais ce qui est important et qui nous intéresse ici, c’est que Kant ne fait pas dépendre la morale de la religion. c’est après avoir accompli ses devoir que l’homme se pose la question de la fin ultime de sa bonne conduite ou de ce qu’il est en droit d’espérer.
Il est une évidence que dans la philosophie de Kant la morale et la religion sont rigoureusement séparées. Cela se montre par le fait même qu’elles répondent à deux questions différentes — « que dois-je faire ? » et « que suis-je en droit d’espérer ? » — et par le fait qu’elles sont traitées dans des œuvres différentes : la Critique de la raison pratique et le Fondement de la métaphysique des mœurs traitent de la morale, tandis que La religion dans les limites de la seule raison traite de la religion. C’est cette séparation, mieux cette indépendance de la morale par rapport à la religion ou à la métaphysique — caractéristique de l’esprit de l’illuminisme — qui fait de Kant l’instaurateur de ce que Catherine Chalier appelle la culture de l’autonomie humaine.83
Dans cette perspective, la tradition philosophique jusqu’à Kant était plutôt idéaliste. Elle partageait la croyance en l’existence réelle d’idées et de lois transcendantes. C’est cette foi qui a été détruite par Kant La conséquence est que le sujet est renvoyé à lui-même. La vie ne cesse pas d’avoir besoin de règles et des lois ; mais elle doit les puiser de son propre fond […], cette révolution, que Kant pratique dans la philosophie, a un pendant dans la vie politique. C’est à distance d’une dizaine d’années à peu près que Kant publie la Critique de la raison pure que la Grande Révolution publie la déclaration des droits de l’homme et programme la souveraineté du peuple […], le peuple ne reçoit plus la loi d’une instance transcendante mais il se la donne lui-même dans la vie nationale […], il en résulte que l’homme pour être pleinement homme n’a plus besoin du rapport spécial à une instance supérieure, mais qu’il est pleinement homme de par sa nature ou de par la nature elle-même.84
En fait, la raison, d’après Kant, trouve sa plus grande expression dans la moralité. Mais la finalité de cette moralité consiste uniquement à rendre la volonté bonne. Et, pour devenir bonne — s’élever à l’humanité — la volonté n’a pas besoin d’une révélation ou d’un ensemble de vérités transcendantes. La raison, à elle seule (c’est-à-dire la nature) suffit pour rendre notre volonté bonne. Une bonne action — moralement parlant — est donc une action qui est fruit d’une bonne volonté. Et une bonne volonté est une volonté qui est déterminer uniquement par la raison, par la maxime universelle, par le devoir, par la loi.
Ce qui fait la moralité d’un acte, selon Kant c’est uniquement l’obéissance à la loi morale en nous. Agir moralement, c’est uniquement agir par devoir, c’est-à-dire non par inclination. Et « le devoir est la nécessité d’accomplir une action par respect pour la loi ».85 « Mais quelle peut donc être cette loi dont la représentation, sans même avoir égard à l’effet qu’on en attend, doit déterminer la volonté pour que celle-ci puisse être appelée bonne ? ».86 Kant répond que c’est la volonté générale. « En d’autres termes, je dois toujours me conduire de telle sorte que je puisse aussi vouloir que ma maxime devienne une loi universelle ».87
La grandeur de la pensée de Kant se situe dans la finalité qu’elle assigne à la raison humaine. Si la nature nous a pourvu de la raison, ce n’est pas uniquement pour satisfaire à nos besoins — combiner des moyens à des fins — mais c’est pour purifier notre vouloir, rendre notre volonté bonne, c’est-à-dire rationnelle : « la raison nous a été départie comme puissance pratique, c’est-à-dire comme puissance qui doit avoir de l’influence sur la volonté, il faut que sa vraie destination soit de produire une volonté bonne, non pas comme moyen en vue de quelque autre fin, mais bonne en soi-même ».88 En d’autres termes, le bonheur ou la grandeur de l’homme réside, selon les mots de Eric Weil, dans sa capacité d’instaurer « un monde moral, monde des êtres moraux où la victoire sur l’instinct et la violence aveugle est la vraie victoire, où la seule vraie défaite est de succomber à la tentation ».89 Mais, comme toute philosophie, la pensée de Kant présente aussi des points faibles. En fait, en bon illuministe, Kant croit en la capacité de la raison à chasser l’ignominie de l’histoire. Elle, la raison, sans recours à une révélation ou à un ensemble de vérités transcendantes, est capable de donner à l’homme sa plus grande splendeur, elle est capable de rendre sa volonté bonne. Seulement, elle est une raison sans contenu puisqu’elle est tout simplement le respect de la loi ou de la volonté générale. Agir rationnellement c’est agir conformément à la loi. Et, lorsque la loi m’interdit d’accueillir un étranger chez moi parce qu’il n’a pas le permis de séjour, est-elle encore morale ? Lorsque la loi ordonne l’extermination d’une minorité, est-elle encore capable de rendre ma volonté bonne ? Est-elle encore capable de m’élever à cette rationalité ou à cette humanité que nous avons évoquée précédemment ?
En fait, pour Emmanuel Levinas, l’expérience de la persécution nazie — ce que Catherine Chalier appelle « la terrible nuit »90 — constitue justement l’échec de la culture de l’autonomie humaineet des lumières : « les ténèbres d’une histoire censée être éclairée par la raison rappellent tragiquement que le logos ne suffit décidément pas à chasser l’ignominie, et il faut constater, poursuit Catherine Chalier, qu’en ce siècle il a tragiquement échoué à donner aux hommes le sens de l’humain ».91
Ainsi, la culture de l’autonomie humaine débouche sur les ténèbres ou sur le relativisme puisqu’elle confie la décision du bien à la volonté générale. Le bien en soi n’étant pas à notre portée, il ne nous reste que le bien relatif, la volonté générale, la loi. Nous ne faisons le bien que lorsque nous nous conformons à une raison impersonnelle, celle de l’État Et, de ce point de vue, le conformisme de Kant devient une atteinte à la conscience morale individuelle qu’il faut pourtant défendre, même dans un système démocratique. Car, dans la plupart des cas, pourfaire le bien, il faut agir contre la majorité, c’est-à-dire selon sa propre conscience. D’où la nécessité et l’urgence même d’une défense de la subjectivitécomme affirme Levinas dans « Transcendance et Hauteur » :
Il y a, si vous voulez, des larmes qu’un bon fonctionnaire ne peut pas voir : les larmes d’Autrui. Pour que les choses marchent, pour qu’elles se fassent équilibre, il faut absolument affirmer la responsabilité infinie de chacun, pour chacun, devant chacun. Il faut, dans une telle situation, des consciences individuelles, seules capables de voir ces violences qui découlent du bon fonctionnement de la Raison elle-même. Il faut défendre la subjectivité, remédier à un certain désordre qui découle de l’Ordre de la Raison universelle. Dans ma façon de voir, la protestation de la subjectivité n’est pas accueillie favorablement sous le prétexte que son égoïsme serait sacré, mais parce que le Moi seul peut apercevoir les « larmes secrètes » de l’Autre que fait couler le fonctionnement, même rationnel de la hiérarchie. La subjectivité est, en conséquence, indispensable pour assurer cette non-violence même de l’État.92
En outre, Kant a voulu purifier l’acte moral de tout égoïsme. Or, la loi que je me donne n’est que le prolongement du moi, la défense de mon groupe et de ses intérêts puisqu’un moi pur, selon l’enseignement de la phénoménologie, n’existe pas. Ce n’est donc pas par un pur hasard que l’exaltation du moi pensant débouche sur la lutte des égoïsmes ou l’irrationalité de la violence. En réalité, et c’est ici que Levinas complète et réalise les bonnes intentions de la pensée de Kant, pour purifier l’acte moral de tout égoïsme, il faut absolument remettre le moi en question. Il ne s’agit pas ici de s’opposer à la raison, mais il s’agit, et il est urgent, de penser à une nouvelle rationalité Levinas est d’accord avec Kant que la grandeur de l’homme réside dans la moralité. Mais d’après lui, la moralité ne coïncide pas avec l’obéissance à la loi que je me donne. En d’autres termes, ce n’est pas devant une loi que je suis responsable, ce n’est pas en obéissant à la loi que je manifeste mon humanité, mais c’est devant l’autre homme. Ce n’est pas la loi qui remet mon égoïsme en question, mais c’est devant la mort qui me regarde dans le visage de l’autre homme avant d’être la mort qui me dévisage à mon tour que je me libère de l’égoïsme. C’est l’idée de l’infini, l’infiniment plus contenu dans le moins qui se produit concrètement sous les espèces d’une relation avec le visage qui me libère de la possession qui m’enserre et rend ma responsabilité pure, sans héros : je ne dois pas acceuilliraccueillir l’autre parce que je suis rationnel ou plus rationnel que lui — ce qui serait de la philanthropie — mais parce que la terre ne m’appartient pas, je suis un étranger sur la terre et je dois pouvoir vivre sur la terre sans l’adorer et sans porter atteinte à celui qui y séjourne avec moi.
Il ne s’agit pas d’une chute dans l’irrationalité ou dans la théologie. Cette accusation avait justement été faite à Levinas en 1963 lors de la présentation de son chef d’œuvre — Totalité et infini — devant la Société française de philosophie alors dirigée par Jean Wahl. Qu’il me soit donc permis ici de rapporter la réponse de Levinas à telle objection :
Je ne voudrais rien définir par Dieu, parce que c’est l’humain que je connais […]. La notion de Dieu, Dieu le sait, je n’y suis pas opposé ! Mais quand je dois dire quelque chose de Dieu c’est toujours à partir de relations humaines […], je ne pars pas de l’existence d’un être très grand ou très puissant.93
C’est ici l’occasion de rappeler que Levinas est phénoménologue. La nouvelle rationalité qu’il défend dans sa pensée se construit à partir d’une expérience — un vécu — très concrète qui est celle de la finitude de l’homme d’où la centralité du concept de visage dans sa pensée. C’est la mort qui me regarde dans le visage de l’autre homme avant d’être la mort qui me dévisage à mon tour qui produit en moi l’idée de l’infini, la conscience d’être un étranger sur la terre, qui est certainement une remise en question du moi. Seulement, cette remise en question du moi n’est pas une destruction de la subjectivité mais elle est une remise du moi à sa place. En d’autres termes, l’idée de l’infini, la conscience d’être un étranger sur la terre ne me rend pas moins homme. Au contraire, elle me rend plus homme ou plus humain puisqu’elle me libère de la possession qui m’enserre :
L’idée de l’infini dans la conscience est un débordement de cette conscience dont l’incarnation offre des pouvoirs nouveaux à une âme qui n’est plus paralytique, des pouvoirs d’accueil, de don, de mains pleines, hospitalité.94
La relation avec Autrui comme relation avec sa transcendance — la relation avec autrui qui met en question la brutale spontanéité de sa destinée immanente, introduit en moi ce qui n’était pas en moi. Mais cette action sur ma liberté met précisément fin à la violence et à la contingence et, dans ce sens aussi, instaure la Raison. Affirmer que le passage d’un contenu, d’un esprit à l’autre, ne se produit sans violence que si la vérité enseignée par le maître se trouve, de toute éternité, chez l’élève, c’est extrapoler la maïeutique au delà de son usage légitime. L’idée de l’infini en moi, impliquant un contenu débordant le contenant, rompt avec le préjugé de la maïeutique sans rompre avec le rationalisme, puisque l’idée de l’infini, loin de violer l’esprit, conditionne la non-violence même c’est-à-dire instaure l’éthique.95
Levinas enseigne les voies d’une « difficile liberté » ou d’une liberté affranchie de tout arbitraire car orientée par une hétéronomie infiniment exigeante. L’obéissance à la loi d’un Autre, argumente — t-il, ne signifie pas servitude dès lors que cette loi ne vise pas à soumettre à la tyrannie d’un maître mais à briser le caractère définitif du moi et à lui révéler le chemin des obligations qui introduisent l’humain dans l’être.96
En fait, la philosophie de Levinas, comme celle de Kant et de Heidegger, est une prise de conscience de la finitude humaine. Seulement cette finitude, selon Levinas, ne signifie pas tout simplement l’impossibilité de connaître les choses en soi. Elle n’est non plus l’être-pour-la-mort97 de Heidegger. En insistant sur le thème du visage, Levinas veut tirer notre attention sur la nécessité de méditer sur la mort. Il ne s’agit pas de dire tout simplement que l’homme est un être pour la mort mais de faire de la mort le fondement de la moralité, de l’humanité même de l’homme et de sa responsabilité pour l’autre homme. Car, la conscience d’être un « étranger sur la terre » nous oblige, selon l’expression de Catherine Chalier, « d’apprendre à vivre sur la terre conformément à des préceptes qui ne sont pas issus de la terre », elle nous enseigne « comment séjourner sur la terre sans s’en croire propriétaire et comment la faire fructifier sans l’adorer et sans porter atteinte à celui qui y vit avec nous ».98
8. Conclusion
Nous avons commencé notre réflexion par Heidegger. Sa pensée mérite d’être prise en considération par ce qu’elle est une réduction de la vie humaine à l’il y a, c’est-à-dire une existence anonyme, impersonnelle, générique, égale pour tout le monde. Et, comme telle, elle est une neutralité inhumaine, un excès d’être qui étouffe, un ontologisme : elle pose les bases du totalitarisme. C’est pour cela que dans De l’existence à l’existant, Levinas signale l’urgence de sortir d’une telle pensée :
Si au début, nos réflexions s’inspirent dans une large mesure — pour la notion de l’ontologie et de la relation que l’homme entretient avec l’être — de la philosophie de Martin Heidegger, elle sont (maintenant) commandées par un besoin profond de quitter le climat de cette philosophie.99
Comment Levinas sort-il de la pensée de Heidegger ? Nous avons montré dans le deuxième point de notre réflexion que c’est le langage que Levinas oppose à Heidegger. C’est le langage qui déconstruit l’ontologie fondamentale de Heidegger. Levinas ne considère le langage ni comme un ensemble de signes verbaux, ni comme un échange d’information. Ce qui intéresse Levinas c’est l’essence de l’expression et du discours. Dans Totalité et infini, il précise que
l’essence originelle de l’expression et du discours ne réside pas dans l’information qu’ils fourniraient sur un monde intérieur et caché », (mais il réside dans) la droiture même du face à face.100
La condition du langage c’est donc l’existence des autres en dehors et indépendamment de moi : « la parole procède de la différence absolue »,101 « le langage est un rapport entre termes séparés ».102 C’est donc parce que le langage procède de la différence absolue qu’il plaide en faveur de la liberté, de l’intériorité, de la subjectivité, de la totale altérité de l’autre homme. Et, d’après Levinas, c’est cette altérité — l’existence des autres ou de l’absolument autre — qui est la condition de possibilité de la vérité, de l’universel, de la justice.
En fait, Levinas relève un paradoxe dans la pensée européenne. « La pensée européenne a toujours combattu comme sceptique, l’idée de l’homme mesure de toutes choses ».103 En d’autres termes, elle a toujours considéré la vérité ou la rationalité comme l’universel. Mais en même temps, c’est ici le paradoxe, elle souffre depuis ses origine d’une allergie à l’altérité. Sans altérité, sans une pluralité des interlocuteurs, selon Levinas, on ne peut avoir l’universel, le rationnel. La pensée n’est donc pas un monologue ou une dialectique solipsiste de la conscience : penser c’est être enseigné.104
C’est donc le langage, parce qu’il procède de la différence absolue, parce qu’il signifie existence d’une pluralité d’interlocuteur, qui instaure la raison. En d’autres termes, la raison — l’humain — commence avec la mise en question du Moi — la déconstruction de l’animal rationnel d’Aristote et du Je pense de Descartes — la reconnaissance que le monde ne m’est pas donné et que ma relation avec le monde passe par la relation avec les autres. C’est avec cette mise en question du Moi, qui n’est pas une conscience de la mise en question,105 mais qui se réalise concrètement dans la rencontre avec le visage de l’autre homme, que commence la pensée ou la raison. C’est donc l’éthique qui est la philosophie première. Car, l’éthique chez Levinas ne signifie rien d’autre que la mise en question du Moi : « On appelle cette mise en question de ma spontanéité par la présence d’Autrui, éthique ».106
« Éthique », chez Levinas, écrit Jacques Rolland dans la préface à Éthique comme philosophie première,107 « est un terme bien précis, qu’il faut soigneusement se garder de confondre avec morale ».108 « Levinas ne veut pas nous proposer des lois ou des règles morales, il ne veut pas déterminer une morale mais l’essence du rapport éthique en général ».109 Ce qui intéresse à Levinas c’est l’essence de la relation éthique. Reprenant l’expression de Jacques Derrida, nous pouvons dire que Levinas fait l’éthique de l’éthique :
L’éthique, au sens de Levinas, est une éthique sans loi, sans concept, qui ne garde sa pureté non-violente qu’avant sa détermination en concepts et lois […]. N’oublions pas que Levinas ne veut pas nous proposer des lois ou des règles morales, il ne veut pas déterminer une morale mais l’essence du rapport éthique en général […], il s’agit d’une Éthique de l’Éthique.110
L’éthique qui a valu à Levinas sa rénommé, est essentiellement la mise en question du Moi, l’interruption de la corrélation. Ainsi, la mise en question du Moi est essentiellement la mise en question de la corrélation, la mise en question de ma joyeuse possession du monde. Devant l’extrême exposition de l’autre à la mort, ma prétention à posséder le monde se trouve injustifiée. Ainsi, la mise en question du Moi ou éthique est essentiellement l’« avoir à répondre de son droit d’être, non pas par référence à l’abstraction de quelque loi anonyme, de quelque entité juridique, mais dans la crainte pour autrui ».111 L’éthique est l’avoir à répondre de son droit d’être non pas devant une loi universelle, mais devant un visage. L’éthique est donc essentiellement la mise du moi à la place de l’autre, de la veuve, de l’orphelin, de l’étranger, c’est-à-dire la proximité, la responsabilité pour l’autre.
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Marie-Anne Lescourret, « Homo philosophicus », in Joële Hansel, ed., Levinas : de l’Un à l’Autre, Puf, Paris 2006. ↩︎
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Emmanuel Levinas, « L’ontologie est-elle fondamentale ? », in Entre nous : essais sur le penser-à-l’autre, 13-14. ↩︎
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« Une philosophie singulière, en apparaissant, manifeste son époque en l’exprimant dans l’élément de l’universalité […], le philosophe exprime en posant universellement, en forme de problème, la difficulté qui lui est propre et qui le constitue […], le problème de l’œuvre philosophique c’est de transposer tous ces problèmes très singuliers, vécus par le philosophe, dans une question universelle. (Ainsi), toute œuvre philosophique dissimule sa situation sociale et politique. Elle dissimule parce qu’elle ne veut pas dire dans quelle époque elle est née, quel milieu social elle exprime ; c’est autre chose qu’elle veut dire. Elle se demande par exemple: qu’est-ce que le réel ? qu’est-ce qu’une idée ? qu’est-ce que la transcendance ? En cela la philosophie est muette sur sa situation, et c’est le mutisme du philosophe sur sa propre situation — de classe ou autre — qui fait le désintéressement de sa question », Paul Ricœur, Histoire et vérité, 85. ↩︎
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C’est lui qui a introduit la phénoménologie en France. ↩︎
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Levinas, Difficile liberté, 406. ↩︎
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Levinas écrit « Occident » sans distinction. Dans Totalité et infini par exemple nous lisons : « la philosophie occidentale a été le plus souvent une ontologie : une réduction de l’Autre au Même par l’entremise d’un terme moyen et neutre qui assure l’intelligence de l’être », La Haye, 1961, 13. Et dans Autrement qu’être Levinas écrit : « Pour la tradition philosophique de l’Occident, toute spiritualité tient dans la conscience, dans l’exposition de l’être, dans le savoir », Biblio essais, Paris, 2004, 157. Dans De Dieu qui vient à l’idée aussi, nous lisons : « Il est certain que c’est dans ce sens qu’elle porte la spiritualité de l’Occident où l’esprit demeurait coextensif au savoir », Vrin, Paris, 1998, 97. ↩︎
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« La transcendance dans l’immanence, l’étrange structure (ou la profondeur) du psychisme comme âme dans l’âme, c’est le réveil toujours recommençant dans la veille-même », Levinas, De Dieu qui vient à l’idée, 47. C’est ce que Levinas appelle aussi la responsabilité d’otage, l’impossibilité de l’indifférence, la conscience morale. ↩︎
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E., Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Biblio essai, Livre de poche, Paris, 2004, 176. ↩︎
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Voir Levinas, « La conscience non intentionnelle », in Cathérine Chalier ed., Emmanuel Levinas, l’Herne, Paris 1991. pp. 113 — 119. ↩︎
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Id., Éthique comme philosophie première, 49. ↩︎
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« La compréhension de l’être en général ne peut pas dominer la relation avec Autrui. Celle-ci commande celle-là. Je ne peux m’arracher à la société avec Autrui, même quand je considère l’être de l’étant qu’il est. La compréhension de l’être déjà se dit à l’étant qui ressurgit derrière le thème où il s’offre. Ce « dire à Autrui » - cette relation avec Autrui comme interlocuteur, cette relation avec un étant — précède toute ontologie. Elle est la relation ultime dans l’être. L’ontologie suppose la métaphysique », Emmanuel Levinas, Totalité et infini, 18. ↩︎
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E., Levinas, Altérité et transcendance, Biblio essais, 2006, 49. ↩︎
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Dans sa Lettre à Maurice Thorez connue comme sa lettre de démission du Parti Communiste Français Césaire écrit : « Je crois en avoir assez dit pour faire comprendre que ce n’est ni le marxisme ni le communisme que je renie, c’est l’usage que certains ont fait du marxisme et du communisme que je réprouve. Ce que je veux c’est que le marxisme et le communisme soient mis au service des peuples noirs, et non les peuples noirs au service du marxisme et du communisme. Que la doctrine et le mouvement soient faits pour les hommes, et non les hommes pour la doctrine et pour le mouvement. Et, bien entendu, cela n’est pas pour les seuls communistes. Et, si j’étais chrétien ou musulman, je dirais la même chose. Qu’aucune doctrine ne vaut que repensée par nous, que repensée pour nous, que convertie à nous… », Présence Africaine, Paris, 1956, pp. 12-13. ↩︎
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Heidegger va pouvoir enfin être nommé professeur ordinaire, c’est-à-dire titulaire d’une chaire, et cette chaire sera celle-là même du « père » Husserl, qui prend sa retraite, et propose lui-même Heidegger pour lui succéder à Fribourg. ↩︎
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C’est pour cela que Heidegger a refusé d’être qualifié d’existentialiste même si cette qualification a été conservée par la postériorité. Voir Gianni Vattimo, Introduzione a Heidegger, Laterza, Roma, 2001, 16. ↩︎
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L’homme est de tous les vivants celui qui sait qu’il veut et veut être soi. ↩︎
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Dans le sens kantien de la chose en soi. ↩︎
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Etre et temps porte une dédicace à Husserl, mais « la phénoménologie n’y figure qu’à titre de méthode dans l’introduction, et encore, dans un sens peu orthodoxe, comme subordonnée à l’ontologie », Heidegger, Qu’est-ce que la métaphysique ? Notes et commentaires de Marc Froment-Meurice, Nathan, 1998, 9. ↩︎
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« La philosophie première est, en tant qu’ontologie, aussi bien la théologie de l’étant véritable. Il faudrait la nommer plus précisément la théiologie. La science de l’étant comme tel est en soi onto-théologie », J. L. Marion, Dieu sans l’être, Puf, Paris, 2002, 96. ↩︎
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Gianni Vattimo, Introduzione a Heidegger, Laterza, Roma, 2001, 7. ↩︎
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« Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme » se trouve dans Levinas, Les imprévus de l’histoire. ↩︎
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26. ↩︎
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L’ontologie fondamentale donne ainsi une valeur absolue à l’existence qui devient l’essence même de l’homme, sa vérité. En d’autres termes, l’homme naît et meurt. Il n’y a rien avant cela, et il n’y a rien après. C’est cette négation de toute transcendance qui donne libre cour au totalitarisme, à la dictature de l’État suprême, et à la barbarie. ↩︎
-
M. Abensour, in Levinas, de l’Être à l’Autre, sous la coordination de J. Hansel, 75. ↩︎
-
TI, édition de poche, 333. ↩︎
-
TI, 93. ↩︎
-
Ibid. ↩︎
-
In Levinas, Les imprévus de l’histoire, 35. ↩︎
-
Ibid., 38. ↩︎
-
Ibid., 38. ↩︎
-
J. Derrida, De l’esprit. Heidegger et la question, 61. ↩︎
-
Ibid., 105. ↩︎
-
Id., 57. ↩︎
-
Id., 63-64. ↩︎
-
L’être, la vérité, la réalité ne se déduit plus du cogito ou du je pense qui procède à partir des idées innées, mises en elle par un Dieu qui ne peut se tromper. Au contraire le je pense ou l’intuition intellectuelle est une illusion. La réalité c’est la facticité, l’être-là infondé, sans avoir choisi d’être, l’être-jeté et abandonné dans un monde qui acquiert ainsi la primauté sur le je pense. C’est le langage, ou le peuple ou la race, qui devient le berger de l’être. Ce qui signifie la fin de la liberté, la subordination de l’individu au groupe, au peuple, à la race qui pose les bases du totalitarisme. ↩︎
-
Jean-Michel Salanskis, « La philosophie de Jacques Derrida et la spécificité de la déconstruction au sein des philosophes du linguistic turn », in Derrida : la déconstruction, Puf, Paris, 2006, pp. 30-31. ↩︎
-
Paul Ricœur, Histoire et vérité, 84. ↩︎
-
Ibid., 85. ↩︎
-
Totalité et infini. Essais sur l’extériorité, 168. ↩︎
-
Ibid., 32. ↩︎
-
Levinas, Totalità et infini, 21. ↩︎
-
J., L., Austin, Quand dire c’est faire, Seuil, 1994. ↩︎
-
Ndebi Biya, Être, Pouvoir, et Génération. Le système mbok chez les Basa du Sud-Cameroun, L’Harmattan, Paris, 1987, 71. ↩︎
-
Id., Sans perdre de vue… Culture et techno-science, Intégration africaine, Philosophie égytienne africaine, L’Harmattan, Paris, 2005. 110. ↩︎
-
Ibid., 111. ↩︎
-
Ibid., 107. ↩︎
-
Ibid., pp. 107 — 108. ↩︎
-
In Cahier d’études levinassiennes, 2005 — Hors serie, pp. 75 — 108. ↩︎
-
Ibid., 100. ↩︎
-
Ibid., 99. ↩︎
-
Ibid., 101. ↩︎
-
Ibid., 100. ↩︎
-
Ibid., 95. ↩︎
-
Éthique et infini. Dialogues avec Philippe Nemo, Fayard, 1982, 50. ↩︎
-
Totalité et infini. Essais sur l’extériorité, 168. ↩︎
-
Ibid., 177. ↩︎
-
Ibid., 21. ↩︎
-
Ibid., 37. ↩︎
-
Levinas, Humanisme de l’autre homme, Fata Morgana, Paris, 1972, 48. ↩︎
-
E., Levinas, Totalité et infini, 190. ↩︎
-
Levinas, « De l’Un à l’Autre. Transcendance et temps », in C., Chalier ed., Emmanuel Levinas, L’Herne, 92. ↩︎
-
Alain Finkielkraut, « Survivant », in Cahier d’études levinassiennes, 2005 — Hors serie, 33. ↩︎
-
T., Obenga, La philosophie africaine de la période pharaonique, l’Harmattan, Paris, 2000, cité par Ndebi Biya, Sans perdre de vue, l’Harmattan, Paris, 2005, 108. ↩︎
-
Être, pouvoir et génération, 112. ↩︎
-
Monique Canto-Sperber, Que peut l’éthique ? Faire face à l’homme qui vient, Textuel, Paris, 2008, 87. ↩︎
-
« La justice bien ordonnée commence par autrui », Levinas, Totalité et infini, 44. ↩︎
-
J., Fallot, Lutte de classe et morale marxiste, Paris, 1972, pp. 13-14. ↩︎
-
« La marxisme comporte une conception générale non seulement de la société, mais encore de l’univers lui-même. Il est donc inutile, contrairement à ce que prétendent certains, de regretter que le grand défaut du marxisme soit son manque de philosophie, et de vouloir, comme quelques théoriciens du mouvement ouvrier, aller à la recherche de cette philosophie qui manque au marxisme. Car le marxisme a une philosophie, qui est le matérialisme dialectique », Georges Politzer, Principes élémentaires de philosophie, Éditions sociales, Paris, 1977, 25. ↩︎
-
Ibid., 48. ↩︎
-
Ibid., 212. ↩︎
-
Op. cit., 75. ↩︎
-
Le bref résumé de la pensée de Kant qui va suivre s’inspire de l’historien Bryan Magée, Histoire illustrée de la philosophie, pp. 132-137. ↩︎
-
Levinas, Totalité et infini, 29. ↩︎
-
Levinas. L’utopie de l’humain, 21. ↩︎
-
Sa Saintété le Dalaï-Lama, L’esprit en éveil. Conseil de sagesse aux hommes d’aujourd’hui, Presses du Chatelet, Paris, 2009, pp. 38 — 39. ↩︎
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Levinas, « Transcendance et hauteur », in Catherine Chalier et Miguel Abensour, Emmanuel Levinas, L’Herne, 106. Contre la propagande des États qui exaltent la nation et dressent leurs citoyens contre ceux qui n’appartiennent pas à cette nation, Levinas fait appel à l’intériorité de la conscience individuelle de tout un chacun, à l’humain, à la conscience morale individuelle qui ne doit pas se laisser absorber par la machine, la hiérarchie ou l’Ordre rationnel de l’État Ces consciences individuelles doivent fonctionner comme des anti-corps capable de réagir contre tout terrorisme d’État. ↩︎
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Levinas, Totalità et infini, 27. ↩︎
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En fait, le siècle des lumières s’appelle aussi le siècle de la critique et ce n’est pas par hasard que la philosophie de Kant s’appelle le criticisme. ↩︎
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Nella lettera a Stäudlin del 4 maggio 1793 Kant scrive : « Il mio piano, stabilito già da tempo, della elaborazione del campo della filosofia pura verteva sulla risoluzione dei tre seguenti problemi : 1. cosa posso sapere ? (metafisica) ; 2. cosa debbo fare ? (morale) ; 3. cosa posso sperare ? (religione) », Marco Olivetti, introduction à La religione entro i limiti della sola ragione, Laterza, 1985, XXXIII. ↩︎
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Sofia Vanni Rovigli, Introduzione a Tommaso D’Aquino, Laterza, 2007, 74. ↩︎
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« La morale non ha affatto bisogno d’un fine per agir bene, ma le basta la legge, che contienne in generale la condizione formale dell’uso della libertà. Ma, posta la morale, è posto pur un fine ; perché è impossibile che à la ragione resti indifferente la risposta che può essere data alla domanda : che cosa derivi da questa nostra buona condotta, Preface alla prima edizione, 5. ↩︎
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Ibid., 6. ↩︎
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Voir « La critique de l’autonomie », in Levinas. L’utopie de l’humain, 61-74. ↩︎
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Wolfgang Nikolaus Krewani, « A propos de la notion de justification dans la philosophie de Levinas », in Emmanuel Levinas. Prophetic inspiration and philosophy, Atti del convegno internazionale per il centenario della nascita, Roma 24-27 maggio 2006, pp. 111 — 112. Dans cet article, l’auteur montre que la pensée de Kant signifie la fin de l’idéalisme et l’instauration de la culture de l’autonomie humaine. ↩︎
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Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, 30. ↩︎
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Ibid., 32. ↩︎
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Ibid., 32. ↩︎
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Ibid., pp. 25-26. ↩︎
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E., Weil, Philosophie morale, Vrin, Paris 1998, 52. ↩︎
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C., Chalier, L’utopie de l’humain, 22. ↩︎
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Ibid., 25. ↩︎
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Levinas, « Transcendance et hauteur », in Catherine Chalier et Miguel Abensour, Emmanuel Levinas, L’Herne, 106. Contre la propagande des États qui exaltent la nation et dressent leurs citoyens contre ceux qui n’appartiennent pas à cette nation, Levinas fait appel à l’intériorité de la conscience individuelle de tout un chacun, à l’humain, à la conscience morale individuelle qui ne doit pas se laisser absorber par la machine, la hiérarchie ou l’Ordre rationnel de l’État Ces consciences individuelles doivent fonctionner comme des anti-corps capable de réagir contre tout terrorisme d’État. ↩︎
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Levinas, « Transcendance et Hauteur », in Catherine Chalier ed., L’Herne. Emmanuel Levinas, Paris 1991, 110. ↩︎
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Id., TI, p. 179. ↩︎
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Ibid., 178. ↩︎
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Catherine Chalier, Levinas. L’utopie de l’humain, 64. ↩︎
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« L’homme est l’être-pour-la-mort, dit Heidegger ; en s’inscrivant dans l’être, chacun s’inscrit du même coup dans le néant », Catherine Chalier, L’utopie de l’humain, 53. ↩︎
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Levinas. L’utopie de l’humain, 18. ↩︎
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Levinas, De l’existence à l’existant, seconde édition augmentée, Vrin, Paris, 2004, 19. ↩︎
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Id., Totalité et infini, 174. ↩︎
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Ibid., 168. ↩︎
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Ibid., 169. ↩︎
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Ibid., 44. ↩︎
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Ibid., 179. ↩︎
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Levinas, « Transcendance et Hauteur », in Catherine Chalier ed., L’Herne, Paris 1991, 101. ↩︎
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Id., Totalité et infini, 13. ↩︎
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Conférence prononcée à Louvain en septembre 1982. ↩︎
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Levinas, Éthique comme philosophie première, 42. ↩︎
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Ibid., 42. ↩︎
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J. Derrida, « Violence et métaphysique. Essai sur la pensée d’Emmanuel Levinas », in L’écriture et la différence, 164. ↩︎
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Ibid., 45. ↩︎