Penseur juif ou Juif qui pense ?

Emmanuel Levinas a toujours pris un soin extrême à distinguer entre son activité de philosophe et celle de « penseur juif », si tant est qu’il ait jamais revendiqué cette appellation. À la question : « êtes-vous un penseur juif ? », il répondait avec un certain agacement — c’est rapporté ici ou là — qu’il était un Juif qui philosophait et non pas un philosophe juif.1 Et, pour éviter toute confusion, il confiait ses écrits juifs à une maison d’édition distincte de celles auprès desquelles il publiait ses écrits philosophiques — du moins jusqu’à ses dernières années.

Cela dit, il est indubitable que philosophie et judaïsme sont intrinsèquement liés dans l’œuvre de Levinas. Cette suture est mise en question par une partie de ses « disciples ». Ou, plus exactement, il convient de dire qu’un débat — pour l’instant feutré et souterrain, que d’aucuns cherchent à éviter, voire étouffer ou occulter en le maquillant de raisons extérieures à la philosophie — se noue autour de la réception de l’œuvre levinassienne. De quelle nature est-elle ? À quelles sources puise t-elle ? Quelle part accorder à Athènes et quelle autre à Jérusalem, sachant que Levinas a traversé un siècle où se côtoyaient l’humanité la plus éclairée, mais aussi la plus cruelle et la plus inhumaine, tout en relevant le défi de répondre en philosophe à ce contraste effrayant entre créativité et destructivité humaines. Comment conjoindre les deux approches et peut-on ou doit-on les conjoindre ? La philosophie est-elle irrémédiablement condamnée à l’immanence, comme le voulait Spinoza ? Est-elle incapable de penser la transcendance ? A-t-elle besoin du secours du ou du recours au religieux ? C’est ce que nous nous proposons de traiter.

1. La voie philosophique

1.1. Se démarquer de Husserl

Levinas se situe dans la continuité de Husserl même s’il s’en démarque.2 Il émet notamment des réserves sur la manière husserlienne de penser l’altérité. La lecture — non innocente et par là même fécondante — que Levinas fait de la cinquième des Méditations cartésiennes de Husserl, traduite en français par ses soins,3 s’énonce en ces termes. Husserl construit l’autre moi, l’alter ego sous la forme d’une déduction par analogie avec ma présence corporelle, à travers une association par ressemblance entre deux « êtres » qu’il compare.4 Cette analyse serait l’indice que le projet phénoménologique de la rupture de l’immanence n’a pas été mené jusqu’à son terme et devrait être repris à nouveaux frais. Car la cinquième des Méditations cartésiennes ne rendrait pas compte de l’autre en tant qu’autre, mais d’une altérité neutre, déterminée par la ressemblance. En dépit du fait que l’altérité de l’autre s’inscrit dans ma conscience comme une intentionnalité qui ne tire pas son origine de ma conscience mais hors d’elle, il reste qu’elle trouble le régime d’immanence de la conscience qui consiste à tout ramener à ses catégories, exhibant comme le schéma paradoxal d’une transcendance immanente à ma conscience transcendantale. Husserl aurait parfaitement perçu que « l’ego se situe en dehors de l’immanence, tout en lui appartenant », qu’il n’y a pas de conscience sans « cette extériorité déchirant le sein de l’intime », sans « cette altérité, là où tout cependant est coïncidence avec soi ou retrouvailles de soi ».5 Car pour que par la ressemblance, je compare mon « moi » à celui d’autrui, il a déjà fallu que je me réfère à autrui, selon une ouverture à l’autre qui précède la comparaison comme activité du moi et la rend possible. Ainsi, Husserl aurait-il, d’une certaine manière, dérivé l’autre à partir du même, réaccentuant l’immanence comme fondement de la transcendance. Si la critique de l’héritage husserlien se manifeste principalement autour de la place accordée à autrui, d’autres modifications au fond commun phénoménologique s’y distinguent aussi. On constate notamment, mais non exclusivement, un renversement de l’intentionnalité : il ne s’agit plus d’une constitution du monde par le sujet, mais d’une constitution du sujet par le monde. « Le monde n’est pas seulement constitué, mais constituant. »6 De même, le sujet est constitué en tant qu’il est destitué, délogé de sa position de moi, par autrui. En ce sens, c’est autrui qui institue le moi comme sujet, c’est-à-dire comme obligé, comme requis pour prendre en charge un tant soit peu de sa misère. Autrui, dès lors, apparaît comme ne pouvant être constitué, comme l’inconstituable par excellence puisqu’il ne s’agit pas de l’appréhender, de le ramener dans la sphère du moi, ni même de le viser mais de lui porter secours, de se vouer à lui. La passivité — ou l’in-spiration — comme renversement de l’intentionnalité est ce fond sur lequel peut se manifester l’altérité avant toute prise. La voie est ouverte pour le tournant éthique, par-delà l’ontologie heideggerienne, de la phénoménologie.

1.2. Sortir de l’être7

Levinas ne cache pas ses critiques à l’égard de l’ontologie heideggérienne. Elles portent sur la notion de mienneté. La mienneté convertit toute chose en ma chose, toute attitude en mon attitude, toute relation à l’être en ma relation à l’être. Elle reconduit, même lorsqu’elle cesse de s’illustrer en représentation, la centralité du moi, voire sa tyrannie. Preuve en est, l’analyse de l’affectivité : structure réfléchie où l’émotion est toujours émotion de quelque chose mais aussi émotion pour soi-même, où l’émotion consiste à s’émouvoir — à s’effrayer, à se réjouir — « double intentionnalité du de et du pour participant de l’émotion par excellence : de l’angoisse ; être-à-la-mort où l’être fini est ému de sa finitude pour cette finitude même »,8 où l’être fini est soucieux tout autant de sa propre subsistance que de sa propre mort. Toute sa vocation se ramenant à son souci d’être, c’est-à-dire à sa volonté de persévérer dans son être. « L’ipséité humaine, épuise son sens à être là, à être le là, se déroulant comme être-au-monde. Mais être-là est une façon qui revient à avoir-à-être, essance qui, avant toute formulation théorétique de la question, est déjà questionnement sur l’essance de l’être ».9 Chez Heidegger, la vérité du Dasein est que celui-ci qui est toujours mien est caractérisé comme l’être qui dans son propre être est concerné par l’être. C’est de son propre être qu’il s’agit ; c’est lui qui l’intéresse. C’est pourquoi le concept du Dasein est relié à la constitution fondamentale du souci — mais c’est un souci de soi, tourné vers son soi, son être propre. C’est un conatus. Levinas décèle dans cette astriction à être l’incitation la plus caractéristique de la neutralité de cet être, de son anonymat. L’astriction à être trahit l’égoïsme constant qui anime le souci de soi s’accomplissant comme compréhension de l’être, même lorsque est attestée, ici ou là, la sollicitude pour autrui. Selon Levinas, il convient non pas d’être là mais de répondre de son droit d’être.

De surcroît, Heidegger assimile être et nature dans le sens de la phusis grecque, identification accomplie sous prétexte de retrouver le sens originel de l’être. Ce pelotonnement de l’être dans la nature ou dans le lieu se prolonge dans une « idéologie » de l’appartenance à ce lieu qui a pour effet d’exclure les apatrides et de faire disparaître l’étranger. L’affinité élective de l’être et de la nature qui trouvera son aboutissement dans le sacré conduit Heidegger à s’en remettre à cette violence cachée de la nature derrière laquelle perce la violence humaine se donnant de bonnes raisons par l’invocation de l’appel de l’être et de son autochtonie. La sacralisation du monde entraîne une répartition des humains en fonction de leur appartenance ou de leur étrangeté au lieu : autochtones ou apatrides et devient cause de violences et de guerres.

Levinas a des accents très durs pour dénoncer cette ontologie, ce climat suffocant de l’être dont il ressent un profond besoin de sortir. L’ontologie est décrite comme une philosophie du pouvoir, comme une philosophie de l’injustice. « L’ontologie heidégerienne qui subordonne le rapport avec autrui à la relation avec l’être en général — même si elle s’oppose à la passion technique, issue de l’oubli de l’être caché par l’étant — demeure dans l’obédience de l’anonyme et mène, fatalement, à une autre puissance, à la domination impérialiste, à la tyrannie. Tyrannie qui n’est pas l’extension pure et simple de la technique à des hommes réifiés. Elle remonte à des ‘états d’âme’païens, à l’enracinement dans le sol, à l’adoration que des hommes asservis peuvent vouer à leurs maîtres. L’être avant l’étant, l’ontologie avant la métaphysique — c’est la liberté (fût-elle celle de la théorie) avant la justice ».10 Tout se passe comme si, chez Heidegger, l’on assistait à une restauration du paganisme qui ne se limite plus à ce manège des dieux tant décrié par le monothéisme mais qui nomme plutôt l’être humain revenu de toutes les illusions et averti de tous les dangers, brodant sur son insertion dans l’être et sa présence sur terre, sa relation à soi autant qu’à son lieu et son environnement. En identifiant l’être à la nature et au monde, en faisant du monde l’origine du sacré, Heidegger réduit la philosophie à « son essence antireligieuse devenue une religion à rebours… Avec Heidegger, l’athéisme est paganisme, les textes pré-socratiques — des anti-Écritures ».11 Ce retour au paganisme se présente « comme une impuissance radicale de sortir du monde » alors que pour le Juif, celui-ci « contient la trace du provisoire et du crée ».12 Il prend des allures de célébration du site natal, d’enracinement dans la glèbe, de culte des dieux — générateurs de destin — et d’exaltation de la nature.13 Le souci de la nature, de la terre ne précédant pas même celui de l’humain qu’en présentant une condition. « C’est une chose de tirer simplement parti de la terre. C’en est une autre de recevoir la bénédiction de la terre et de se sentir peu à peu chez soi dans la loi de cette conception, afin de veiller au secret de l’être et de préserver l’inviolabilité du possible ».14 Ce paganisme où tout se ramène au monde, tout, y compris l’être et qui ne laisse rien au dehors, va être ébréché par Levinas qui établit une distance infranchissable entre nature et société. Levinas préfère à la « nature », à la « forêt » et aux « montagnes », la société, le « commerce » avec les hommes et la ville à la « campagne ». C’est en société, dans la relation avec les autres et dans leur proximité que se joue le destin ou, mieux, le sens de l’humain. Que s’effondre le sol de l’être, que la peur pour l’être se transforme en peur d’être.15 Ce n’est plus l’être-au-monde qui est primordial mais l’être en question, étranger au monde comme dans le Psaume 119, 19, mais néanmoins attentif aux commandements. D’ailleurs, Levinas oppose l’enthousiasme pour un monde mystique rempli de divinités locales à la religion éthique et dégrisée que les prophètes d’Israël ont constamment défendue contre les idoles et la sacralisation magique. L’arrière-plan de toutes les philosophies de la « participation » reste entaché d’un enthousiasme païen. La religion véritable suppose un humain séparé du Très Haut, de Dieu. Séparé mais qui entre, néanmoins, en relation.

Comment, dès lors, sortir de cette philosophie de l’être — où l’autre, en se manifestant comme être, perd son altérité — que Levinas définit comme « une philosophie de l’immanence et de l’autonomie, ou athéisme » ?16 Comment continuer à se réclamer de la philosophie et même de la philosophie occidentale pour sortir de l’être ? En la soumettant à la critique, bien sûr, mais aussi en en développant certaines intentions. Sa thèse de l’hétéronomie qui rompt avec une tradition très vénérable, se veut exclusivement philosophique. « Nous pensons, écrit Levinas, suivre une tradition au moins aussi antique […] Contre les heideggeriens et les néo-hégéliens pour qui la philosophie commence par l’athéisme, il faut dire que la tradition de l’Autre n’est pas nécessairement religieuse, qu’elle est philosophique. Platon se tient en elle quand il met le Bien au-dessus de l’être… ».17 En bonne compagnie avec l’ancêtre grec, Platon, se trouve l’ancêtre latin, Descartes, avec « l’idée de l’infini mise en nous » qui ne s’amortit pas dans la pensée qui la pense et qui n’est pas réminiscence. « En dehors de ces deux anticipations, la tradition philosophique occidentale n’aurait jamais connu, sous le nom d’infini que le ‘faux infini’ »,18 alors qu’il faut entendre l’idée de l’infini s’annonçant à la pensée comme ce qui, toujours, la déborde. Il semblerait que par deux autres fois dans l’histoire de la philosophie occidentale, l’idée de l’infini aurait affleurée : à travers l’Un posé au-delà de l’Être, chez Plotin19 et du fait de la raison pratique chez Kant20 « qui trouve un sens à l’humain sans le mesurer à l’ontologie ».21 Levinas relève une sorte de parenté d’intuition avec sa propre décision philosophique de prendre en charge, mais à son commencement, l’idée d’altérité.22

Deux voies sont alors empruntées par Levinas. La première — la voie royale ? — est celle qui traverse son œuvre philosophique et que nous avons très brièvement exposée en mettant l’accent sur l’altérité qui se prolonge, bien entendu, dans d’autres vocables rigoureusement présentés tels le visage, la responsabilité, la subjectivité, la trace, l’illéité, le tiers, la justice etc… La seconde — « au moins aussi antique » que celle des pré-socratiques — renoue avec la tradition juive. Elle serpente à travers les lectures talmudiques, et se fraye aussi un passage — souterrain ? — dans les ouvrages philosophiques. C’est celle qui fait justice à l’autre, convoque des « théologoumènes » transformés certes en philosophèmes et prend appui sur les philosophies d’Hermann Cohen, Martin Buber et Franz Rosenzweig — les unes et les autres pouvant être reconduites à leur source : la tradition juive biblique et/ou rabbinique.23 Si bien que d’un côté, nous aurions la voie philosophique, de l’autre, la voie judaïque.

Qu’en est-il à présent de l’autre piste, de la voie judaïque ?

2. La voie judaïque

2.1. L’autre parenté

L’hommage appuyé que Levinas rend à Franz Rosenzweig dans la Préface de Totalité et Infini n’a pas toujours permis de situer et de recentrer son œuvre. La situer non plus dans le cadre de la phénoménologie husserlienne ou de l’ontologie heidéggerienne dont on a vu comment il s’en démarque, mais dans celui de la philosophie juive du vingtième siècle, notamment celle de Hermann Cohen dont il ne dit quasiment rien24 et de Martin Buber contemporains et maîtres de Franz Rosenzweig. S’il est permis — et même recommandé-de situer cette œuvre dans un tel cadre,25 il convient d’ajouter immédiatement que Levinas se situe par rapport à lui, et s’y situe critiquement. Néanmoins, on peut entrevoir des filiations ou mieux des idées-forces exprimées chez ces penseurs, chacun selon sa singularité propre et son style philosophique. Des idées qui sont, chez les uns, à l’état d’ébauche vont être menées à leur terme chez l’autre, en même temps qu’elles se trouvent insérées dans sa problématique propre. Ainsi de la notion de révélation.

2.2. Hermann Cohen

La signification générale de la révélation s’exprime, pour Cohen, dans le fait brut que « Dieu entre en rapport avec l’homme ».26 Mais à ses yeux, le judaïsme présente l’insigne mérite de s’illustrer dans la révélation d’une loi — préceptes et sentences — plutôt que dans celle d’une doctrine.27 La révélation n’est ni dévoilement de Dieu, ni union de Dieu avec l’homme : elle est donation de la Torah. La révélation ne porte donc pas sur des vérités historiques ou doctrinales, mais sur les seules lois de la raison — plus précisément sur la raison pratique, sur l’éthique. Le judaïsme, à l’instar de l’éthique, serait une doctrine du devoir. La connaissance de Dieu n’en trouve son expression la plus sûre et la plus éloquente que dans le service du prochain. « Dieu n’est connaissable qu’à travers la notion de morale ».28 Certes, la corrélation entre Dieu et l’homme n’est pas encore « expérimentée » ou vécue comme une conscience de l’hétéronomie, mais comme une conscience de l’autonomie contractée dans un souci de sainteté — conscience religieuse, distincte de celle contractée dans le souci du bien — conscience morale. Ces deux consciences ne s’en entremêlent pas moins dans une même vocation : la vocation éthique. « Pour la conscience juive, il n’y a aucune séparation entre religion et moralité ».29 Cette identité, qui marque une éthicisation de la religion, représente un tournant dans la pensée juive du vingtième siècle. Elle met l’accent sur la religion sociale des prophètes d’Israël — attentifs à préserver les droits des plus démunis, ceux de la veuve, de l’orphelin, du pauvre et de l’étranger — au détriment de la religion nationale des Hébreux. Cette distribution d’accents est censée trouver son accomplissement dans le monothéisme éthique de Hermann Cohen. L’autre homme est donc découvert dans cette éthique sociale des prophètes qui incite au souci du pauvre et de l’étranger — éthique exprimée en des termes qui annoncent la philosophie d’Emmanuel Levinas. Ainsi, cet énoncé parmi de nombreux autres : « L’indigent est ta propre chair. Ce que tu es toi-même, ce n’est pas ton corps, et ta femme, objet de ton amour sexué, n’est plus seule à être chair de ta chair, car c’est l’indigent qui devient ta propre chair. C’est lui qui te révèle autrui ; et autrui, en tant qu’indigent, est celui qui le premier amène aux hommes l’amour de Dieu, sous une juste lumière et dans une vraie intelligence ».30 Cohen a été le premier à incliner la relation verticale homme-Dieu et à la placer au plan horizontal homme-homme ou homme-autrui/prochain. Dans cette incurvation, il met l’accent sur l’autre qui constitue ma propre subjectivité. « C’est uniquement par le tu que le je pourra surgir. Voilà l’idée qui, chez tous les prophètes, est au fond rectrice ».31 Cette courbure32 de la relation religieuse en relation morale maintient une distance entre Dieu et l’homme pour se garder contre toute forme de paganisme et institue le service de Dieu comme devoir moral. « Il n’y a pas d’autre salaire, il ne peut ni ne doit y en avoir d’autre que celui qui consiste dans la tâche infinie, incessante, de la moralité elle-même ».33

2.3. Martin Buber

La structure dialogale, déjà présente chez Cohen, va devenir centrale chez Buber. Le monothéisme éthique est un monothéisme dialogal. Cette vie en dialogue accorde une large place à la réflexion sur le monde décrite en termes de relation « je-cela » en tant qu’élément tiers entre Dieu — qui est dit « Toi éternel »34 — et l’homme auquel s’applique le mot — principe « je-tu ». Buber distingue les relations aux choses en leur appliquant le démonstratif « cela » des relations aux hommes qui répondent au « tu ». A la première s’applique l’expérience, à la seconde, la rencontre. L’essentiel de la rencontre réside dans le trait d’union. La rencontre est à chaque fois unique et non itérable. Elle se tient en dehors de la représentation, de la connaissance. Levinas critique toutefois la relation bubérienne sur trois points : la réciprocité, le formalisme et l’éthique. La réciprocité en arguant : « On peut se demander toutefois si le tutoiement ne place pas l’autre dans une relation réciproque et si cette réciprocité est originelle ».35 Levinas va établir une asymétrie de la relation, l’autre me dépassant de toute sa hauteur et m’appelant à la responsabilité dans le face-à-face de la rencontre (du moins dans Totalité et Infini). Levinas réintroduira la réciprocité avec le tiers. Car cette apparente simplicité de la relation « je-tu » où je suis l’obligé de l’autre est troublée par l’apparition du troisième homme, un autre « tu » qui est lui aussi un prochain, un visage, une altérité inatteignable. On ne peut donc établir une priorité entre cet autre-ci et cet autre-là qu’en rétablissant la réciprocité, l’égalité entre les membres de la société, entre ces autres, uniques et incomparables. C’est la question de la justice qui implique comparaison et limitation des « privilèges » de l’autre par rapport à moi. Le formalisme : « La relation ‘je-tu’ peut unir l’homme aux choses autant que l’homme à l’homme. Elle ne détermine aucune structure concrète ».36 L’éthique : cette relation est certes « événement, choc, mais ne permet pas de rendre compte d’une vie autre que l’amitié […] Elle demeure dans une espèce de spiritualisme dédaigneux ».37 Pour Levinas, en revanche, « le ‘je-tu’ comporte d’emblée, sans recours à aucune loi universelle, une obligation ».38 Celle d’être responsable. L’on sort donc de la structure de la pure rencontre par laquelle Buber définit la révélation. Pure rencontre sans aucun contenu hormis la réponse à un appel. Rencontre où rien n’est formulé, ni exigé. Il ne s’agit pour l’appelé que de répondre à l’appel, car de même qu’il n’y a pas d’« instruction » pour parvenir à la rencontre,39 au discours ou au dialogue40 de même, il n’y en a pas qui en découle. Chez Levinas, il ne suffit pas de répondre à l’appel, il convient de répondre de l’autre homme, car la parole du Dieu Un est une injonction qui consiste à nous renvoyer vers l’autre, à nous vouer à autrui. La dissymétrie privilégie le « tu », le « pour-l’autre » et met le « je » en position de sujet, supportant autrui, oublieux de soi. La relation ne s’explicite pas en termes ontologiques mais en termes éthiques. Elle porte vers l’autre. Et cette approche ne se fait pas les mains vides. Elle arrache à soi, contrairement à la connaissance qui réduit l’autre à soi, confortant le moi dans sa complaisance d’être. Elle est désintéressement au sens d’une sortie de l’intérieur de l’être, soucieuse de l’autre. En lieu et place de « l’éther de l’amitié », une responsabilité d’obligé, responsable de l’autre plutôt que de moi devant les autres. Seule l’asymétrie permet cela puisque « l’éthique commence lorsque le je aperçoit le tu au-dessus de soi »41 et le prend en charge sans qu’il l’ait voulu, supportant un tant soit peu de sa misère, de l’altérité de son visage, exposé dans sa nudité où perce toute sa vulnérabilité et où surgit en même temps sa mortalité. Visage qui parle et me commande « tu ne tueras point » qu’il convient d’entendre comme « tu feras tout pour qu’autrui vive ».

2.4. Franz Rosenzweig

La centralité de la révélation chez Rosenzweig saute aux yeux. C’est sur elle que repose l’impressionnant édifice de l’Étoile de la Rédemption42 — œuvre que l’auteur a tenu à publier dans une maison d’édition juive (J. Kaufmann Verlag, Frankfurt A. M., 1921). La « pensée nouvelle » qui s’y déploie se propose de « réunir » les trois éléments provenant de l’éclatement de la totalité, éléments irréductibles les uns aux autres, dans la trame d’un récit qui établirait entre eux des relations. Entre Dieu et l’homme — la Révélation, entre Dieu et le monde — la Création et, entre l’homme et le monde — la Rédemption, laquelle est le fait de l’homme non de Dieu. Pour Levinas, c’est là une audacieuse tentative de réhabiliter, contre la pensée ancienne, la religion comme source de sens. Religion à entendre comme relation, rapport, même si c’est « une relation sans relation ». « Création, Révélation et Rédemption entrent ainsi dans la philosophie avec la dignité de ‘catégories’ou de ‘synthèses de l’entendement’pour parler un langage kantien. Dieu et l’Homme, c’est d’emblée Dieu dans la vie de l’Homme et l’Homme dans la vie de Dieu. La conjonction et désigne une jonction vécue, accomplie, et non pas une forme vide de liaisons constatables par un tiers dans un spectacle ».43 Or, l’on sait que pour le judaïsme, tel qu’il est exposé par les penseurs juifs du vingtième siècle, la révélation ne se sépare pas du commandement. La loi de Dieu est révélation parce qu’elle s’énonce : « tu ne tueras point ». Parce qu’elle ordonne et… m’ordonne moi. Le commandement n’est pas non plus considéré comme joug de la loi auquel un nouveau message de révélation devrait substituer la charité. « La loi est le harcèlement même de l’amour. Le judaïsme, tissé de commandements, atteste le renouvellement des instants de l’amour de Dieu pour l’homme, sans quoi l’amour commandé n’aurait pas pu être commandé. La mitsva — le commandement qui tient en haleine le Juif — n’est pas un formalisme moral, mais la présence vivante de l’amour… Notons, en passant, combien cette interprétation du prétendu « légalisme » juif est proche de l’expérience du rite dont l’incompréhension est, peut-être, le trait le plus caractéristique de la pensée chrétienne et même du judaïsme assimilé qui ignore à quel point ses réflexes se sont christianisés, même si sa pensée réfléchie se veut libre pensée. »44 L’amour de Dieu s’exprime donc paradoxalement comme et dans un commandement. C’est un amour-obligation. D’abord, retentit la question extérieure : « où es-tu ? » à laquelle l’homme répond « me voici », exprimant de la sorte sa disponibilité à obéir et à agir. Une réponse qui détermine sa responsabilité, le constituant par là même comme sujet moral, l’amour divin ne se saisissant de lui que pour lui intimer de se dessaisir en faveur d’autrui. Ce commandement, le plus remarquable de tous, réclame l’extension sinon le report de mon amour pour Dieu à l’autre homme. « L’amour envers Dieu doit s’extérioriser dans l’amour envers le prochain »,45 tout en sachant que l’amour que Dieu nous décerne, excède celui que nous ne pouvons jamais donner en retour au prochain ou au lointain.

Levinas se tiendrait au carrefour de ces deux voies opérant le passage entre la tradition grecque — débarrassée de son paganisme et de son solipsisme et ainsi, restituée au Bien au-delà de l’être — et la tradition biblico-talmudique, reprise philosophiquement — épurée des arrières mondes mythiques de la religion — en ouvrant de nouvelles pistes qui mènent à l’Autre.

Qu’en est-il, dès lors, de la question introductive : Levinas, penseur juif ou Juif qui pense ? L’adjectif « juif » n’est pas, ici, un trait supplémentaire qui viendrait préciser ce qui est d’abord universel dans cette entreprise. L’adjectif « juif » ne désigne ni la limitation de cette pensée, ni son étroitesse, ni son ethnicité, ni son infirmité comme d’aucuns semblent le clamer. Ce n’est pas un prédicat. Il fait corps avec le philosopher. « La pensée juive n’est pas plus ‘particulariste’, ni identitariste que la philosophie grecque. Son projet est justement de penser l’universel sans cesser de penser le singulier. »46 Plus encore, « aucune de ces deux caractérisations ne peut prendre fonction de substantif et l’autre d’adjectif ».47 C’est donc d’un universel qu’il s’agit ou de l’indice d’une double référence qui passe au crible des théologoumènes pour les transformer en philosophèmes mais qui n’hésite pas de soumettre ces philosophèmes aux fourches caudines de la critique et de la … tradition.48 Indice d’une référence double dont Levinas maintient, en dépit de ses dénégations, la tension irréductible et insoluble. Une tension, néanmoins, féconde et créatrice.

Relazione tenuta al Convegno internazionale Visage et infini. Analisi fenomenologiche e fonti ebraiche in Emmanuel Levinas, Roma 24-27 maggio 2006. Gli atti sono pubblicati nel volume a cura di Irene Kajon, Emilio Baccarini, Francesca Brezzi, Joelle Hansel, Emmanuel Levinas. Prophetic Inspiration and Philosophy, Giuntina, Roma 2008.


  1. François Poirié, Emmanuel Levinas. Qui êtes-vous ? La Manufacture, Lyon 1987. « Levinas : penseur juif ? ‘J’ai toujours été juif’ répond-il, avec l’ironie qui lui est coutumière, à une question sur ses rapports aux Écritures. Plutôt que ‘penseur juif’ Levinas serait un ‘Juif qui pense, et qui pense aussi le judaïsme’ », p.13, 110 à 113. Cf. aussi le débat avec J.-F. Lyotard consigné dans Autrement que savoir (éd. Osiris, Paris 1988, p. 78). « Vous dites ‘non’, ce n’est pas sous l’autorité de la Bible que ma pensée se met, mais sous l’autorité de la phénoménologie. Je me souviens du reste qu’un jour, au téléphone, vous avez protesté près de moi en disant : ‘Mais vous faites de moi un penseur juif !’. J’ai été surpris parce que, en effet, c’est ce que je fais de vous, et je dois vous dire que j’y tiens. Je m’explique. Est-ce que ce que vous pensez sous le nom de rencontre de l’autre, de rencontre d’autrui, et que vous qualifier de merveille, est-ce que cela n’est pas précisément la relation même que l’on a avec la Révélation ? […] Est-ce que la Révélation n’est pas nécessairement inscrite dans votre pensée à la différence de Husserl ? Qui, lui, est un vrai phénoménologue, si j’ose dire, c’est-à-dire, quelqu’un pour qui la Révélation n’est pas proposée à reconnaissance-et c’est pourquoi, du reste, il n’arrive pas à élaborer la question de l’autre […] Si bien qu’ici réside, je crois, une dimension de votre pensée qui est incontestable, et je suis toujours surpris et malheureux lorsque, pour une raison qui est la vôtre, vous essayez de la récuser ». Et ceci, comme réponse différée de Levinas : « C’est à partir de la qualité de l’impératif que l’ordre peut être reconnu comme ordre du bien. C’est à partir de cette éventualité que la voix qui me commande doit être entendue. J’obéis à la Bible, mais je m’accorde avec elle. Je ne suis pas pour cela penseur spécialement juif. Je suis penseur tout court », op. cit., p. 83. ↩︎

  2. TrI, pp. 39-40 ↩︎

  3. Alors que Gabrielle Peiffer traduisit les quatre autres, Levinas se chargea de « la plus difficile ». Cf. Marie-Anne Lescourret, Emmanuel Levinas, Flammarion, Paris 1994, p. 72. ↩︎

  4. TrI, p. 40. ↩︎

  5. DQVI, p. 47. ↩︎

  6. EDEHH, p. 133. ↩︎

  7. DEE, pp. 19-20. ↩︎

  8. EN, p. 149, souligné par l’auteur. ↩︎

  9. DQVI, p. 81, souligné par l’auteur. ↩︎

  10. TI, p. 17, souligné par l’auteur. ↩︎

  11. EDEHH, p. 171. ↩︎

  12. « L’actualité de Maïmonide » in Paix et droit, n°4, 1935, repris in Cahier de l’Herne, Paris 1991, p. 144. ↩︎

  13. Alors que la Bible ne connaît pas la nature, ne se soucie même pas de la connaître. La Bible a desensorcelé la nature. Dans ses pages, « le paysage se dit en termes alimentaires ». DL, p. 258. ↩︎

  14. Martin Heidegger, Essais et conférences, trad. de l’allemand par A. Préau, Tel Gallimard, Paris 1958, p.114. Assurément une morale païenne et/ou new-age. ↩︎

  15. DEE, p. 102. ↩︎

  16. EDEHH, p. 188. ↩︎

  17. Ibid., p. 171. Cf. aussi La République VI, 509 b, trad. et notes de Robert Baccou, Garnier/Flammarion, Paris 1966, p. 267 « épékéina tès ousias : le bien n’est point l’essence mais fort au dessus de cette dernière en dignité et en puissance » Si Levinas loue ce Platon du bien au-delà de l’essence, il critique le Platon de l’anamnèse et de la réminiscence où tout vient de soi et retourne à soi. Car si dans le Sophiste (263 e et 264 a), Platon définit la philosophie comme un dialogue de l’âme avec elle-même et s’il explique la découverte de nouvelles vérités par la réminiscence, le (re)souvenir de ce qui existait déjà au fond de l’âme (cf. Ménon 80 d ; Théétète 150 a — 151 d et Phédon 72 e), la vérité ne transporte pas l’âme vers le dehors et le dialogue intérieur n’est qu’une forme narcissique du monologue. On est bien dans un solipsisme. ↩︎

  18. Jacques Derrida, L’écriture et la différence, Seuil, Paris 1968, p. 127 note 1, coll. « Tel Quel ». ↩︎

  19. EDEHH, p. 189. ↩︎

  20. AQE, pp. 225-227. ↩︎

  21. AQE, p. 166. ↩︎

  22. Pour cette question, voir la belle étude de Guy Petitdemange, « E. Levinas : Au dehors, sans retour » in Répondre d’autrui. Emmanuel Levinas, La Baconnière, Neuchâtel 1989, p. 82 et ss. ↩︎

  23. « Les versets bibliques n’ont pas ici pour fonction de faire preuve ; mais ils témoignent d’une tradition et d’une expérience. N’ont-ils pas droit à la citation au moins égal à celui dont bénéficient Hölderlin et Trakl ? » HAH, p. 96. Le terme tradition, outre qu’il renvoie aux commentaires classiques, médiévaux et parfois contemporains de la Torah, détermine le lieu où se rapportent toutes les interrogations émanant du texte et se rapportant au monde. ↩︎

  24. Et dont « l’œuvre a joué, d’après Marc de Launay, quelque peu le rôle d’écran, bien que Levinas lui-même ait vu en Cohen, selon ses propres termes, un géant dans l’ombre duquel il se plaçait. » Cf. Une reconstruction rationnelle du judaïsme. Sur Hermann Cohen (1842-1918), Labor et Fides, Genève 2002, p. 18. ↩︎

  25. En dehors de cadre « strictement » philosophique, il en existe un autre qui est le prolongement de ses lectures talmudiques, savoir celui que constitue l’ouvrage de Rabbi Hayim de Volozhine, L’âme de la vie, Verdier, Lagrasse 1986, traduit, présenté et annoté par Benjamin Gross et préfacé par E. Levinas. ↩︎

  26. Hermann Cohen a d’abord reçu une formation très poussé au Séminaire Rabbinique de Breslau (1857-1863) avant de devenir une des plus grandes figures philosophiques de l’Université allemande au tournant du siècle dernier, en tant que chef de file de l’École néo-kantienne de Marbourg. Les dernières années de sa vie (1912-1918) seront consacrées à des cours professés à l’École des hautes études des sciences du judaïsme de Berlin qui trouveront leur aboutissement dans son maître-œuvre Religion de la Raison tirée des sources du judaïsme, publié pour la première fois en 1918. Traduit de l’allemand par Marc de Launay et Anne Lagny, PUF, Paris 1994, p. 105. ↩︎

  27. Religion de la raison, op.cit., p. 115. En cela, Cohen est proche de Moses Mendelssohn dont il discute l’idée, voir aussi p. 494 et ss. ↩︎

  28. Ibid., p. 490. Les traducteurs ont rendu cette phrase « …l’on reconnaît dans le concept de Dieu le concept de moralité. » Nous traduisons de l’hébreu. Dat hatevouna miméqorot hayahadout, Mossad Bialiq, Jérusalem 1971, p.379. ↩︎

  29. Ibid., p. 54, souligné par l’auteur. ↩︎

  30. Ibid., p. 212, nous soulignons. ↩︎

  31. Ibid., p. 255. ↩︎

  32. D’aucuns — dont Yechayahou Leibovitz — raillent Cohen pour cet « aplatissement » de la relation Je-Absolu en relation je-tu. ↩︎

  33. Ibid., p. 446. Pour les points de contact et de distance entre Cohen et Levinas, voir Marc de Launay, op. cit., pp. 84-91. ↩︎

  34. Le « toi éternel » est un « tu » qui ne saurait jamais devenir « cela », tandis qu’une rencontre avec un « tu » peut se dégrader en « cela », peut donc devenir relation et non point rencontre. ↩︎

  35. TI, p. 40. ↩︎

  36. Ibid., p. 40. ↩︎

  37. Ibid., p. 40. ↩︎

  38. DQVI, p. 227. ↩︎

  39. « Le tu vient à moi sans que je l’aie trouvé parmi les choses. » M. Buber, Je et tu, op.cit., p. 29. ↩︎

  40. DL, pp.204-205 et TI, p. 175. ↩︎

  41. NP, p. 46. ↩︎

  42. Traduit de l’allemand par Alexandre Derczanski et Jean-Louis Schlegel, Seuil, Paris 1982, coll. « Esprit/Seuil ». ↩︎

  43. HS, pp. 82-83, nous soulignons sauf et. ↩︎

  44. HS, p. 84. ↩︎

  45. F. Rosenzweig, l’Étoile de la Rédemption, op. cit., p. 253. ↩︎

  46. Shmuel Trigano in Emmanuel Levinas. Philosophie et Judaïsme, sous la direction de Sh. Trigano et D. Cohen-Levinas, In Press, Paris, 2002, p. 387. ↩︎

  47. Jacques Rolland, « Une logique de l’ambiguïté » in Autrement que savoir, op.cit., p. 52. ↩︎

  48. « Me considérer comme un penseur juif est une chose qui ne me choque nullement en soi… Mais je proteste contre cette formule quand on entend par là quelqu’un qui ose des rapprochements entre des concepts basés uniquement sur la tradition et les textes religieux sans se donner la peine de passer par la critique philosophique ». In Emmanuel Levinas. Qui êtes-vous ?, op.cit., p. 110. Dans ses derniers écrits, Levinas préférait, par exemple, le vocable sainteté à celui d’éthique. Sainteté à comprendre comme priorité de l’autre sur moi, comme le fait de ne pas se dérober devant le visage d’autrui, comme obligation vis-à-vis de lui, comme recherche et réalisation de la bonté. (Cf. Autrement que savoir, op. cit., p. 72). ↩︎