La source hébraïque de la pensée d’Emmanuel Levinas

Croire non pas au Bien, mais à la Bonté, au-delà de l’être, serait pour Levinas le seul moyen de sortir de la barbarie qui menace toujours notre société et qui a marqué d’une manière indélébile le XXe siècle. Un siècle marqué souvent par l’incapacité à penser et à vivre avec l’autre homme, dans un climat de scepticisme que Abraham Heschel appelle «l’éclipse de l’humain»^[1] en tant qu’incapacité à percevoir notre valeur «spirituelle», à se sentir impliqués dans l’effort moral. Mais dans cette scène où peut se présenter la forte tentation du nihilisme ou de l’individualisme comme sa métamorphose la plus délétère, la pensée levinassienne s’offre comme une renouvelée tentative (pour certains naïve et obstinée1) d’assumer la question du sens de l’humain, en avançant vers cette «clarté d’une utopie»^[3] dans laquelle l’homme se montre. En s’agissant du «plus laïc des penseurs religieux et tantôt [du] plus religieux des penseurs laïcs»,^[4] la force spéculative de sa pensée réside dans sa double source, grecque et juive, dont elle s’est sans cesse abreuvée selon un mouvement de distinction des deux différents «modes de pensée» mais aussi en réciproque enrichissement, non seulement en ne reconnaissant pas désaccord parmi eux, mais non plus la nécessité de l’accorder. Toutefois, la distinction entre les deux plans, entre Athènes et Jérusalem, entre l’attitude conceptuelle, rigoureuse de la philosophie, risque de l’universel, et la forma mentis juive, mode d’existence, à savoir attitude concrète, inquiétude de l’esprit mis en éveil par une expérience qui ne se laisse pas réduire à l’ordre de l’être et de la «tematisation», la distinction entre les ouvres «confessionnels» et celles-là «philosophiques», corresponde vraiment à la réalité de l’écriture levinassienne et de son inspiration? Ou plutôt il s’agit de montrer que même en demeurant à l’intérieur du logos grecque Levinas a su faire remonter du fond de sa trame un sens qui grecque n’est pas point, et dans lequel on peut entendre le souffle d’une Parole épandue ailleurs? Le but de cet essai, donc, sera de montrer comment la pensé levinassienne proprement philosophique elle-même, rigoureusement et intentionnellement fidèle au langage conceptuel des Grecs, surgit et s’accomplie sous l’inspiration de cette «expérience pre-philosophique» qui est la matrice juive, jusqu’à dire que la question radicale de la subjectivité chez Levinas, envisagée à rechercher le sens de l’humain, dessine un parcours qui y mets en jeu une dynamique de hétéro-affection qui brise le système clos de la présence et de la conscience de soi propre de la pensée occidentale et trouve son sens à partir de certains figures et catégories se découlant de la source juive^[5].

En tout cas il faut tout d’abord commencer en revenant au refus par Levinas du qualificatif de «penseur juif» utilisé par Jean François Lyotard à son endroit, à son affirmation résolue du caractère philosophique de son travail, et donc à sa revendication d’une identité pure et simple philosophique; ou encore, en observant que Levinas n’a pas été un docteur de la halakha et n’a jamais prétendu l’être, qu’il a pu aller jusqu’à présenter ses «lectures talmudiques» comme l’exercice d’un hobby. Tout cela est vrai, mais n’empêche pas que Levinas a tracé un chemin de dialogue, ou bien qu’il a établi une résonance entre le répertoire philosophique et le répertoire de la tradition juive, comme autrefois Maimonide bien que de tout autre manière. Dans les entretiens accordées à Poirié et publiées dans le texte Qui êtes vous, Emmanuel Levinas ?, d’ailleurs, le philosophe refuse l’étiquette de «penseur juif» seulement dans la mesure où il ne veut pas qu’on pense qu’il traduit dans une philosophie des prémisses religieuses en dehors de toute preuve philosophique.^[6] Le propos d’«énoncer en grec les principes que la Grèce ignorait», selon la formule désormais notoire de l’Au-delà du verset,2 met en lumière la position levinassienne, sa volonté de demeurer sur le terrain de la philosophie, d’énoncer le béances du logos, là où le logos s’absente. Puisque on ne peut pas évidement analyser ici toute la réflexion spéculative de Levinas, on se concentrera seulement sur trois axes thématiques fondamentales : 1) la relation avec l’altérité, analysée à travers la notion d’«Idée de l’Infini» en tant que «rupture de la totalité immanente du cogito»:^[8] vrai et propre dépassement l’ordre de la représentation et de la vision, non tant pour les raisons d’une ‘theologia negationis’ mais en vertu d’un excédent qui a son inspiration première dans l’idée de séparation et de transcendance propre de la tradition juive; 2) la structure de l’appel éthique et du Commandement provenaient du Visage et du Bien antérieur à la liberté, à lire en relation à la structure de la Révélation biblique et à l’orthopraxis en tant que structure ultime de l’identité juive; 3) le soulignement levinassien - probablement exaspéré - de la nature irremplaçable du soi et de l’«unicité de l’assigné»^[9] dans l’enjeu de la responsabilité éthique, en lien aux valeurs juifs de la singularité du sujet et de son « élection». On comprendra alors comment, en nous consignant la pensée d’une telle exigeante subjectivité en tant que pro- vocatio «utopique» qui n’est pas encore mais qui exige à se faire, l’œuvre levinassienne résonne fortement de là matrice juive, qui, loin d’être saluée comme «fossile» inanimé du philosophique, reste la voix vivante de l’humanisme tout court, en tant que modalité essentielle de l’humain: question d’ordre universel, à laquelle, probablement, dirait-t-il Franz Rosenzweig, «la réponse est juive».^[10]

1. L’idée de l’Infini: Transcendance et Séparation

Un des thèmes centraux de la pensée levinassienne, à partir duquel on peut apercevoir le strict et fécond lien avec sa source juive, est le thème de l’altérité et de sa transcendance envisagé tout d’abord dans la structure formelle de l’«Idée de l’Infini».^[11] Le but levinassien est de dessiner la relation avec l’alterité non conçue en tant qu’objet d’un sujet, passible d’être thématisée et réduite à concept. À travers une interprétation singulière de la troisième méditation cartésienne, Levinas précise qu’il ne s’agit pas de la relation qui rattache le contenant au contenu «puisque le moi ne peut contenir l’Infini; ni celle qui rattache le contenu au contenant puisque le moi est séparé de l’Infini»^[12]. Notamment, cet infini, introduit^[13] en nous, fracture le système clos de la conscience de soi, nous mettant en relation avec l’extériorité, avec l’hétéronomie, avec l’Autre, jusqu’à pouvoir dire, selon Levinas, que «l’idée de l’infini est le rapport social».^[14] Cet autre n’est pas un alter ego, n’est pas le Dieu caché, mais celui qui m’arrache à la certitude de soi et met en question ma propre justice. Celui qui me rencontre, dans le face à face, qui m’adresse la parole et m’interpelle :

L’infini de cet être qu’on ne peut pour cela même contenir, garantit et constitue cette extériorité. Elle n’équivaut pas à la distance entre sujet et objet […] Son épiphanie n’est pas simplement l’apparition d’une forme dans la lumière, sensible ou intelligible, mais déjà ce non lancé aux pouvoirs. Son logos est: «Tu ne tueras point».^[15]

À savoir, l’idée de l’Infini, structure formelle qui définit la relation entre le sujet et l’Autre, dessine le rapport dans lequel, même en maintenant «le plus dans le moins»3 en pensant l’Infini, le sujet «d’emblée pense plus ce qu’il ne pense»^[17], en configurant un pensée qui en pensant plus de ce qu’il pense, «fait mieux que penser. Elle va envers le Bien»^[18], selon une nouvelle forme d’intelligibilité, autrement que savoir. C’est-à-dire, en tant que dessin formel de la relation à autrui, l’idée de l’infini constitue une sorte de dépassement interne à la pensée comme telle, en indiquant un «ailleurs», un «surcroit de rationalité»^[19] bien au-delà des limites de la correspondance noesisnoema, ouverture à ce qui dépasse la pensée:

L’intelligence directe de Dieu est impossible à un regard sur lui dirigé, non pas parce que notre intelligence est limitée, mais parce que la relation avec l’Infini, respecte la Transcendance totale de l’Autre sans en être ensorcelée et que notre possibilité de l’accueillir dans l’homme, va plus loin que la compréhension qui thématise et englobe son objet .4

L’Infini n’est pas défini par son hauteur, son universalité ou son caractère illimité, mais par son absolue «altérité», bien au-delà de toute capacité finie, bien au-delà de toute possibilité de compréhension. Il s’agit, à mieux garder, d’une altérité qui se nourrit d’une idée positive de séparation - si chère à la tradition juive - séparation qui n’implique non point une négation de l’être duquel on se sépare, ni une simple diminution de l’Infini. La transcendance, voire, ne surgit pas par négativité dialectique; c’est qui est en question n’est pas la négativité du sujet ou sa finitude. N’est pas la sommité d’un Dieu qui se dénie au regard du prophète, car «la négativité est incapable de transcendance»^[21], il ne s’agit pas de «théologie négative».^[22] Et plus encore, on pourrait bien résumer l’itinéraire de recherche levinassienne à propos de la signification de la transcendance^[23] dans la formule «du sacré au saint», selon le même titre d’un recueil de lectures talmudiques du 1977. Les différentes formes sacrées de la transcendance impliqueraient une relation avec Dieu en termes de «participation» totalisante, qui dépersonnalise le sujet et en ce sens lui fait «violence». C’est le cas des religions mythiques ou du sacré dont parle Levy Bruhl dans ses études sur la religiosité primitive,^[24] mais c’est aussi le cas des certaines pratiques religieuses et du versant mystique juif, duquel Levinas prend les distances pour se référer plutôt à la courant qui se nourrit de l’étude des textes bibliques et talmudiques.^[25] On pourrait remarquer, par conséquent, jusqu’à ce point de l’analyse, trois éléments à propos de la figure de l’idée de l’infini. Tout d’abord, elle configure les modalités de relation entre l’un et l’autre en terme non pas de «contemplation» à la manière cartésienne, ni en tout cas sur un plan gnoséologique qui se révèlerait invalidé d’une présumée limitation des pouvoirs cognitifs du sujet: plutôt, le simple fait qu’on est en présence d’un excédent qui dépasse le traditionnel rapport sujet – objet, et inspirant «envers le Bien», selon la formulation de Transcendance et intelligibilité, s’élève à l’éthique. Deuxièmement, l’inconciliable séparation entre les termes de la relation décrite demeure éternellement signée par une démesure insoluble et plutôt constamment creusée par une distance qui n’annule pas la relation mais lui donne signification. Si la relation du contenu et du contenant ne se constitue pas selon les règles de la connaissance, mais, à partir de l’écart des termes, relance le rapport sur une dimension de désir, on comprend comment, pour Levinas, la métaphisique se joue sur un plan «éthique» :

Dieu invisible, cela ne signifie pas seulement un Dieu inimaginable, mais un Dieu accessible dans la justice. L’éthique est l’optique spirituelle […] La métaphysique se joue là où se joue la relation sociale – dans le rapports avec les hommes.^[26]

En nous concentrant sur ces points analysés, on peut apercevoir que ce qui est à l’œuvre, dans la pensée levinassienne, c’est exactement l’expérience juive de transcendance, de Dieu et de l’autre; transcendance qui ne signifie plus en termes ontologiques mais éthiques, et qui représente cette «troisième voie» d’approche à autrui recherché déjà dans Totalité et Infini: non pas la voie fausse de la tradition occidentale, incapable de penser l’alterité et donc la transcendance, ni la voie fusionnelle de la mystique incapable de garder des distances entre les sujets. En suivant les analyses levinassiennes de l’idée de l’Infini comme relation en gardant la sproportion, la distance et la démesure, comment n’envisager ici la dynamique elle-même de l’expérience juive de transcendance comme ouverture à une altérité absolue, et en tout cas irréductible à la connaissance sensible et rationnelle? Le texte biblique premièrement l’exprime dans son langage non conceptuel lorsqu’il rappelle l’impossibilité de soutenir le face-à-face avec Dieu. En suivant le livre de l’Exode, lors de l’apparition divine au buisson ardent, on lit que «Moïse se cacha le visage, craignant de regarder Dieu» (Ex. 3.6). Certains commentateurs, comment fait noter Chalier,^[27] en déduisent l’impossibilité de saisir l’essence divine par le sens. D’autres, comme par exemple Maimonide, l’interprètent comme une allégorie de l’impossibilité de comprendre l’essence divine ou même d’en parler positivement, parce que plutôt «les attributs négatifs […] amènent l’esprit au terme de ce qu’il est possible à l’homme de saisir de Dieu».^[28] Lorsque les versets évoquent l’avertissement divin à Moïse- «Tu ne saurais voir ma Face; car nul homme ne peut me voir, et vivre» (Ex. 33.20), avant de laisser supposer une incapacité propre à l’intelligence humaine de comprendre l’essence divine, le texte parle d’une impossibilité de voir par les yeux de chair la Face de Dieu (panim); loin de se sentir glorifié par son rencontre avec Dieu, Moïse se voile le visage, et monté vers Lui, il ne voit pas sa gloire divine mais «son dos» (et ahoraï) (Ex. 33.23), il ne reçoive aucune vision particulière, mais il reçoive les Tables de la Loi. À partir du texte biblique, l’idée (ou pour mieux dire, l’expérience) de Dieu, de sa transcendance et de son altérité irréductible, se fonde sur ses caractères d’unicité, de transcendance, d’invisibilité et indicibilité. On peut aussi penser au tétragramme, à l’interdiction de prononcer le nom de Dieu car lié à son essence insaisissable, à l’idée de séparation et de sainteté qui connote Adonaï, et également, à l’incroyable relation de proximité qui ce Dieu établit avec Israël, en se révélant non pas en tant que Dieu à saisir conceptuellement, mais en tant que Dieu qui «descend» envers son peuple et qui se donne à connaitre sur un plan éthique: «Soyez saints, car moi, le Seigneur, je suis saint» (Lev. 19.2).

2. Visage: Révélation et Commandement

La transcendance, donc, dans l’experience juive ne reste simplement telle, mais c’est une transcendance qui se fait immanente: transcendance «et» immanence avec un vav contestative, souligne Neher.^[29] Pour revenir à la pensée levinassienne, l’idée de l’infini, affirme Levinas, «se révèle, au sens fort du terme»5, en se produisant «concrètement» comme relation avec le «visage»:^[31] la relation métaphysique indiquée par l’idée de l’Infini se produit dans la relation éthique à travers le visage, qui est «la manière dont se présente l’Autre».^[32] Le visage, qui excède toute description possible, tout rapporte de connaissance et toute intentionnalité à le phénoménaliser, advient plutôt comme une «épiphanie» ou comme une «révélation», c’est-à-dire comme un événement qui surprend nécessairement le sujet. Il constitue pour le philosophe une expérience de l’Infini, «l’expérience par excellence»,^[33] même si expérience paradoxale, puisque contrairement à la signification courante du terme, elle dépasse les pouvoirs du sujet. La signification ultime du visage, selon la réflexion levinassienne, repose dans son commandement: «tu ne tueras pas». Loin d’être une idée ou un concept, le visage est la modalité à travers laquelle Autrui se présente, et se présente kath’authò. S’il est le dépassement de tout idée qu’on puisse avoir de lui, le dépassement de tout logique représentative et conceptuel, c’est pour la raison que la dynamique mise en œuvre par Levinas c’est une autre: le visage parle, s’adresse à son interlocuteur, et il ordonne de Ne tuer point, de ne lui faire le mal, donc d’agir selon le Bien. Dans tous les textes avant cités, le visage - mais aussi le «Bien», qui dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence représente le repliement du Commandement dans le sujet lui-même - constitue l’expédient à travers lequel Levinas nous explique la nature éthique de la subjectivité, qui évidemment ne tient pas de son initiative, mais qui vient d’une «extériorité» (soit le visage, soit le Bien) qui l’appelle à la responsabilité en lui ordonnant le Commandement éthique. Ce qui nous intéresse à ce point là, est de pouvoir entrevoir que ce qui est en jeu ici c’est la structure même de la Révélation juive. En analysant toutes les références levinassiennes sur la question du visage en tant que Révélation et Commandement relancé au sujet à partir d’un énigmatique extériorité sur laquelle il n’a pas pouvoir ni possibilité de prise conceptuelle, on peut bien reconnaitre la même dynamique interne à l’experience juive de Révélation et à ses implications éthiques. Comme disait Blanchot, «notre dette à l’égard du monothéisme juif ne consiste pas dans la révélation du Dieu unique, mais dans la révélation de la Parole comme lieu où les hommes sont en rapport avec ce qui exclue tout rapport: l’infiniment Distant. Dieu parle et l’homme lui réponde: voilà le fait capital d’Israël».^[34] À bien considérer, l’institution de l’horizon éthique et de l’orthopraxis comme noyau de l’identité juive, a son fondement historique dans l’expérience originaire et inédite de la transcendance faite du peuple juif: différent du «dieu des philosophes et des sauvant», le Dieu de «Berit» est Transcendance qui se fait immanente; plus qu’être objet de recherche et d’amour de homme, c’est Dieu lui-même qui le cherche et l’aime, en faisant du peuple juif non simplement le lieu élu de cette nouvelle modalité d’être du divin, mais aussi l’événement originaire et fondant de l’authentique dimension humaine, révélée et commandée au même temps. En se déniant à l’ordre du dé-voilement et de la connaissance cumprehensiva qui le reléguerait à objet d’une tematisation, le Dieu biblique rencontre l’homme en se personnifiant dans l’histoire, en promouvant une relation d’absolue proximité à lui. Il s’agit d’un vrai et propre processus de «redéfinition du divin» qui dans l’histoire du peuple juif ne fait qu’un avec une «redéfinition de la modalité d’être peuple».^[35]

De ce moment là, Dieu se révèle être non simplement le Tout-Puissant, mais Celui qui descente. La Torah en effet ne parle pas de «Révélation» tout court; ce mot, comment souligne Chalier,^[36] provient de la traduction araméenne du passage «Et l’Eternel descendit (vaiered haChem) sur le mont Sinaï» (Ex. 19.20). Onquelos, le traducteur, remplace en effet «descendre» par «se dévoiler». Il écrit: «Et l’Eternel se dévoila». Ainsi, loin de désigner le dévoilement de l’essence divine, la Révélation indique, dans le texte hébraïque en tout cas, l’événement d’une descente. «Descente de la transcendance dans l’immanence du monde»,^[37] descente de la parole ou du Davar des Dieu vers les hommes, selon un divin mouvement descensionnel qui fait de son Transcendance non simplement une entité sainte et séparée, mais une «Différence non- indifférente».^[38] Lorsque cette forme de révélation n’est pas le dévoilement d’une essence divine, lorsque elle est encore l’interdiction du registre pur et simple de la vision, de la représentation, du Theorein, de la même façon que le thème levinassien du Visage et du Commandement éthique qui tient à lui, la question qui se pose maintenant c’est la suivante: quelle est la signification de cette transcendance qui se fait immanente, dont Révélation consiste dans une descente, et dont signification est une Parole donné, une Loi assigné au peuple ? Le récit exodique nous reporte la manière selon laquelle Dieu se rapporte à Israël, en le libérant de l’esclavage de l’Egypte, en l’assistant dans le désert, en coupant avec lui une alliance sur le Sinaï. Et c’est surtout là-bas où Dieu se montre comme celui qui «écoute le cri» du peuple et «s’en prend souci» (Ex. 2.23-24), qui a «vu la souffrance» de son peuple en Egypte et connu «ses douleurs», et enfin qui est «descendu pour le délivrer de la main des Egyptiens, et pour le faire monter de ce pays dans un bon et vaste pays, dans un pays où coulent le lait et le miel».^[39] Mais cet acte de libération et de renouvellement de l’identité essentielle du peuple passe, en quelque façon, par un événement de langage: le Seigneur descend sur le Sinaï et «appelle» (vaiqra) Moïse (Ex. 19.20). Sur le mont, Dieu parle et prononce les Dix paroles. L’appelle de Dieu et le Commandement reçu par lui présentent le même dynamisme du mouvement éthique mis en œuvre dans la pensée levinassienne par la figure du visage et de la loi éthique qui provient de lui, ou pour mieux le dir, constitue la structure référentielle principale de cette dernière instance spéculative. Et plus encore, si, dans l’histoire de la salue, Dieu est celui qui écoute le cri de son peuple et agit en conséquence pour lui donner une Parole libérant, le geste de tendre l’oreille devient le modèle comportemental du juif, l’ouverture intime et l’effort constamment renouvelé à accueillir cette «extériorité» qui s’expose à lui comme un don gratuit et qui exige réponse et accomplissement.^[40] C’est pas un cas, alors, que l’impératif de l’écoute constitue une des pierres angulaires de la sensibilité juive, à partir du verset biblique «Écoute Israël, l’Éternel est notre Dieu, l’Éternel est Un» (Deut. 6.4). À partir de ce texte, devenu part fondamentale de la tradition juive en tant que Chema, l’écoute se révèle être le commandement par excellence, la disposition – non pas simplement spontanée – à s’ouvrir docilement à la dimension d’appelle éthique provenant par Autrui, en se laissant investir par le renouvellement identitaire qui le Commandement provoque en lui. Le Chema, en contenant non pas la parole de l’homme à Dieu mais la parole de Dieu à l’homme, et pouvant même substituer, selon la tradition,^[41] la lecture des Dix Paroles, engage Israël à l’écoute en tant que modalité existentielle différente de la vision et du theorein, le constitue comme «subjectivité ob-audiente»,^[42] écoutante et obéissante, pour le strict lien entrelacé entre les deux domaines du vivre subjectif: c’est très intéressant et singulier, en effet, que en hébreu «écouter» et «obéir» tiennent de la même racine (sh-m). Dans ce ordre du gratuit si institué, Israël est donc appelé à répondre à l’amour d’altérité qu’a reçu: le sens de la Loi révélée sur le Sinaï est l’appel à assumer l’identité responsable comme réponse, défi divine^[43] - dit Neher - sur la liberté humaine. En ce sens on peut dire que l’amour est «commandement»; Rizzi écrit:

La raison pour laquelle dans la tradition juive est si fort le sens de l’amour en tant que commandement est celle-ci. La loi est la condition de possibilité pour que l’amour soit amour de l’autre; l’amour comme spontanéité est toujours amour pour le ‘coappartenent’, est amour pour l’autre en tant que part de moi- même, prolongement de moi-même […] En revanche pour Israël exodique le fondement de l’amour n’est pas la proximité mais le fait de se rapporter à l’autre comme Dieu s’est rapporté à Israël lui-même, à chaque israélien, à chaque homme. Le commandement veut dire un amour que tu ne peux pas tirer de toi-même puisque il s’agit d’un amour qui n’a pas ses bases dans les relations naturelles, mais qui trouve son fondement dans l’appel […].^[44]

Pour le fait d’être parole première et originaire de Dieu elle est Commandement, Amour libre et volontairement donné, amour qui ordonne à répliquer le modèle reçu, l’homme est constitutivement responsabilité. C’est exactement dans ce noyau problématique qui se trouve dessinée la nature éthique de l’identité juive, la loi non pas écrite du faire avant d’entendre^[45].

3. L’unicité de l’assigné et le concept juif d’élection

Si la dynamique de la vocation morale se configure comme une pure hétéroaffection qui a son point de départ et d’initiative dans l’Autre et dans laquelle le sujet n’a aucun mérite si non celui de lui répondre, ce qui semblerait faire problème à propos de l’idée de Révélation et de commandement éthique - dans la tradition juive ainsi que dans la pensée levinassienne - c’est le statut de la liberté, jusqu’à pouvoir se demander quel est le rôle qui lui reste. De la meme façon que le rapport entre «nomophanie»^[46] et «orthopraxis» dans l’univers culturel juif, chez Levinas on peut apercevoir la particularité du lien entre le commandement éthique et la nature responsable du sujet: plus encore, la responsabilité^[47] y est décrite comme le nœud le plus intime de l’identité subjective, non point comme un accident qui arriverait à un sujet déjà là et qu’il reprendrait par un libre engagement pour autrui, mais comme une «structure» qui, de quelque façon, précéderait la liberté elle-même car n’est pas le résultat de son initiative, mais tient de l’extériorité de l’appelle éthique. Or, ce qui on veut considérer en ce troisième point, c’est cette structure ultime de la subjectivité qui Levinas envisage dans la responsabilité pour autrui, responsabilité en tant que «réponse». La référence est surtout au texte Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, là où Levinas radicalise fortement sa description du sujet éthique, en le posant en tant que «vulnérabilité», «exposition», «passivité absolue». Si donc on pourrait, de quelque part, objecter qu’il n y aurait plus aucun place pour la liberté, ou que la responsabilité pourrait sembler une structure universelle qui se bouleverse en système totalisant incapable de garder la singularité des sujets et des ses réponses, la pensée levinassienne se défende elle-même à travers le thème de l’«unicité de l’assigné». La responsabilité pour autrui, qui définit le sujet en tant que tel, «lui vient malgré soi du dehors, comme une élection ou comme l’inspiration, en guise de l’unicité d’assigné».^[48] Dans plusieurs et bien connus passages Levinas insiste sur l’irrévocabilité de l’appel que le sujet reçoit par le Bien. On connaît tous les lignes dans lesquels Levinas explique que le Bien ne s’offre pas à la liberté, «m’a choisi avant que je ne l’aie choisi»,^[49] «il m’aime avant que je ne l’aie aimé»,^[50] «m’élit avant que je ne l’accueille»,^[51] avant que j’ai le temps de le choisir. Il semble il y aie une relation singulière, unique sinon personnelle, entre l’appel éthique à la responsabilité et le sujet qui reçoive cet appel. Cette concept, qui puisse l’exigence éthique aux ses limites plus radicales, évoque deux notions clé de la tradition juive: la valeur de la «singularité» et surtout la notion d’«élection». C’est en particulier cette dernière qui parcourt et même structure l’idée de peuple juif, dans son identité et son déploiement historique. En suivant l’explication de Trigano, on peut constater que les racines historiques de la catégorie spéculative d’élection remontent au commandement de Deut. 7.6: «L’Éternel, ton Dieu, t’a choisi, pour que tu fusse un peuple segoula [qui lui appartînt entre tous les peuples qui sont sur la face de la terre]».^[52] Toutefois cette idée d’élection peut se prêter à un grand équivoque, à savoir à l’idée d’une choix accomplie en raison d’une sélection, susceptible de générer, par conséquent, une hiérarchie, une sorte de ordre, religieux, spirituel ou politique. L’indication, par Levinas lui-même, du judaïsme comme d’une «modalité essentielle de l’humain»,^[53] et plus en général la considération du peuple juif en tant que «peuple élu», «nation sainte», «qadosh», «séparée», qui se fait paradigme de l’authentique rapport éthique à l’autre, n’est pas à entendre alors comme une présumée supériorité; l’élection du peuple juif signifie plutôt dans une sens de ‘représentation’^[54] ou de «fonction paradigmatique»,^[55] en tant qu’histoire particulière qui se transcende en universel, en se faisant paradigme de l’humain. Levinas lui-même écrit:

Chaque fois que dans le Talmud on parle d’Israël, on est certes libres d’entendre avec cela un group ethnique particulier, qui probablement aura réalisé un destin incomparable; mais on aura en ce façon […] oublié que Israël signifie peuple qui a reçu la Loi, et par conséquence, une humanité arrivée à la plénitude de sa responsabilité et de sa propre conscience de soi .6

Et plus encore, l’élection «exprime originairement la conscience d’un incontournable assignation dont l’éthique vit, et à travers laquelle l’irréductibilité de l’assignation isole le responsable».^[57] À la lumière de cela, on comprend bien l’impératif juif à être qadosh et, sur le même plan, l’insistance levinassienne sur la responsabilité de l’assigné, aperçues les deux en tant que devoir et tache personnel, indéclinable à n’importe qui; le caractère irréductible de l’individu, l’unicité du sujet qui, selon la tradition juive, se voie associé à l’œuvre de Dieu dans l’histoire, trouve sa directe correspondance dans les pages levinassiennes empreintes de rigueur moral et de l’exigence de responsivité, en nom d’une irremplaçablité personnelle qui fait de la responsabilité singulière le nouveau principium individuationis subjectif: c’est là que je suis vraiment quelqu’un, dans les actes éthiques uniques et inimitables à travers les quels je suis moi même. La loi éthique, alors, même avec son poids de rigueur creusée et creusable à l’infini, n’est pas de tout cause d’aliénation subjective, ni de négation du pole autonome de la liberté humaine. C’est exactement à travers cette particulière dynamique naguère décrite que, dans le divin jeu entre liberté et commandement, soit par la Responsivité évoquée dans les écrits levinassiens ainsi que par l’«orthopraxis» enracinée dans l’esprit juif, l’homme se trouve de cette façon soustrait à tout schéma collective, en ayant au cœur de son intime unicité l’origine et le sens de son nature éthique.

4. Conclusions

À travers ce parcours thématique au milieu de la pensée levinassienne, en évoquant quelques éléments de la tradition culturelle et de la pensée juives, on a cherché de dévoiler la manière fine et subtile par laquelle Levinas «n’hésite pas à subvertir la rationalité philosophique en l’ouvrant sur une source de pensée longtemps ignorée».^[58] Son intention, plusieurs fois répétée, de demeurer dans le domaine philosophique, cohabite évidemment avec une claire radicalisation juive de sa pensée et de ses mouvements purement spéculatifs. Il n’a toutefois jamais voulu «accorder» ou «concilier» la tradition philosophique et la tradition biblique-juive:^[59]  si toute pensée philosophique repose sur des expériences «pre-philosophiques», la matrice biblico-juive appartient incontestablement à l’arrière-fond de la métaphysique levinassienne, non point comme point de faiblesse ou de compromission de sa rigueur scientifique, ma en tant que sève vitale de son propre discours. Si on se dégage de la conviction souvent répandue d’une opposition entre philosophie et religieux, entre l’Occident ou logos grec – métaphore de la rationnalité et de la philosophie tout court - et la source hébraïque, on comprendra que les deux sont deux modèles irréductibles et infiniment exigeants et Levinas n’a jamais vécu le rapport entre eux comme rapport polémique et rival. Plutôt, si tout pour lui doit s’exprimer dans la langue de la philosophie, il juge toutefois que la tradition philosophique c’est pas «le lieu premier du sens»- «le lieu où le sens commence»:^[60] ce lieu serait peut être ailleurs. Alors la distinction des deux plans, - philosophique et juif – dans la pensée de Levinas et le problème de la différenciation des ses écrits – spéculatifs et confessionnels – cesse d’avoir raison d’exister, si on comprend bien que vraiment la tension entre judaisme et philosophie n’est pas point la réelle question problématique pour l’herméneutique sur cet auteur, mais plutôt la chiffre spécifique qui anime son œuvre toute entière en lui donnant une inédite fécondité et richesse de sens.


  1. Catherine Chalier, dans son analyse ponctuelle et précise, souligne exactement cet climat tendanciel de «anti-humanisme» contemporaine et de crise profonde qui «transit les idées et bannit l’espoir», en dénonçant sans délai la propension de plusieurs à «sourire avec condescendance» devant l’effort «naïf et obstiné» de ces qui recherchent et qui croient encore en l’homme. Témoin des horreurs-inconsolables-dont l’homme est capable, non seulement Levinas n’a pas succombé à la tentation du nihilisme ni à celle-là de l’anti-humanisme, ni tant moins il a cherché une «distraction» aliénante en tant que condition de survie. Dans la «double fidélité» au logos grec et à la «source hébraïque», inquiétude qui maintient «l’esprit en éveil», le philosophe reste ancré dans la certitude que penser c’est un devoir et une tâche, et, primairement, le fait de penser au sens de l’humain (Cf. C. Chalier, Lévinas. L’utopie de l’humain, Albin Michel, Paris 1993, pp. 9-10). ↩︎

  2. E. Levinas, L’au-delà du verset, Minuit, Paris 1982, pp. 233-234. ↩︎

  3. E. Levinas, Totalité et Infini, cit., p. 42. ↩︎

  4. E. Levinas, Totalité et Infini, cit., p. 76. ↩︎

  5. E. Levinas, Totalité et Infini, cit., p. 56. ↩︎

  6. E. Levinas, Du Sacré au Saint. Cinq nouvelles lectures talmudiques, Minuit, Paris 1977, p.31. ↩︎