Bachelard, idéaliste transcendantal

Alors même que Bachelard définit explicitement la méthode de la recherche scientifique comme également éloignée des deux écueils majeurs et extrêmes que sont l’idéalisme et le réalisme, il ne cesse de réutiliser les anciennes notions de la métaphysique, dont l’usage paraît si risqué pour qui veut exposer les principes de la science nouvelle. Le matérialisme rationnel a pour but explicite d’introduire une conception renouvelée de la matière. Mais précisément, pour construire à nouveau frais une conception de la matière qui rende compte des réquisits de la pensée scientifique contemporaine, Bachelard doit ranimer ce que l’on pourrait — peut-être avec facilité — nommer la question de la déduction transcendantale : comment l’être des choses est-il connaissable, sinon parce que l’être des choses est construit ? La matière n’est pas le donné, mais l’approfondissement de la micro-physique exige de travailler sur une matière qu’il s’agit à la fois d’inventer et de révéler. En ce sens, on pourrait avancer, et c’est l’hypothèse que nous voulons ici soutenir, que Bachelard n’est pas si loin qu’il le croit de la définition de l’idéalisme transcendantal. Ajoutons même qu’il renouvelle et approfondit sa définition. À la condition, — non négligeable — cependant que nous osions séparer l’idéalisme transcendantal de la subjectivité transcendantale, ce qui semble contradictoire.

En effet, un des principaux acquis de la réflexion bachelardienne est le dépassement du sujet transcendantal comme source unique et suffisante de la connaissance, — le solipsisme transcendantal est pour lui définitivement incapable de prendre la mesure d’une réalité qui n’entre jamais dans la limite de concepts définitifs. Mais les déplacements conceptuels opérés par Bachelard ne s’arrêtent pas à la seule critique du solipsisme transcendantal, c’est plus profondément le partage entre l’idéalisme et le réalisme qui est mis en question.

Si l’on se réfère à la recherche déjà menée par J.-C. Pariente,1 la qualification d’idéalisme repose dans l’Essai sur la connaissance approchée sur le postulat du « dynamisme intime de la connaissance ».2 Ce dynamisme de la connaissance définit un approximationalisme, qui renforce le rôle constitutif et rectificateur de l’acte de connaissance. « Dans l’approximationalisme, on n’atteint pas “l’objet”, foyer imaginaire de la convergence des déterminations, on définit des fonctions épistémologiques de plus en plus précises qui, à tous les niveaux, peuvent se substituer à la fonction du réel. […] Autrement dit, l’objet, c’est la perspective des idées ».3

Comme l’écrit J. Gayon, il est clair que « le premier Bachelard définit le réalisme et l’idéalisme d’une manière telle qu’ils se renvoient infiniment l’un à l’autre dans un jeu de miroir, bien qu’en définitive, le second absorbe le premier ».4

Mais ce jugement est partiel au regard de l’évolution de la pensée de Bachelard. Car Bachelard n’en revient jamais à un réalisme naïf, puisque, comme il y insiste toujours, la science ne suit pas le bon chemin en croyant atteindre le réel uniquement fourni dans les limites de l’expérience initiale. C’est qu’à partir de 1931, l’autre pôle de la connaissance semble favorisé, la science moderne est qualifiée de « science d’effets », ce qui signifie que la science doit construire son objet, qu’elle doit à travers les instruments de mesure produire les conditions d’existence, la technique réalise le concept : ce qui est réalisé est en même temps une donnée produite ou arrachée à la naïveté de l’expérience, c’est le « noumène ». J.-C. Pariente reconnaît cette thématique dans le Pluralisme cohérent de la chimie moderne (1932), et L’expérience de l’espace dans la physique contemporaine (1937). La conférence de 1931, « Noumène et microphysique », avait déjà ouvert cette voie5 avec l’introduction de la notion de phénoménotechnique : « la physique n’est plus une science de faits, elle est une technique d’effets (effets Zeeman, Stark… »,6 « une phénoménotechnique par laquelle des phénomènes nouveaux sont, non pas simplement trouvés, mais construits de toutes pièces ».7 Le pôle de l’objet, de l’être du réel semble favorisé, alors même qu’il est remis en cause.

L’Expérience de l’espace dans la physique contemporaine (1937) se servant de l’interprétation probabiliste du principe d’incertitude de Heisenberg revient à écarter, en dénonçant la naïveté du maintien de nos concepts de localisation (pour l’électron) et d’espace, définitivement la solution constituée par le réalisme. Cela ne veut pas dire, c’est ce que montre la dialectique décrite par J.-C. Pariente, que le l’idéalisme soit à nouveau la voie du salut. En effet, les dénonciations formulées par Bachelard aboutissent à l’« élimination » de l’idéalisme. Cette thèse est confirmée par les deux principales attaques menées à son encontre par Bachelard et qui le condamnent sans appel. Deux attaques : la première, à travers le problème de l’accés à la connaissance, à savoir l’obstacle épistémologique, montre que l’esprit n’est pas spontanément constitué pour une connaissance objective parfaite. La seconde ensuite, est constituée par l’idée que le progrés de la connaissance est dépendant d’un processus polémique, où les ruptures épistémologiques ne sont jamais des annulations, mais des rectifications. Si le progrés de la science est produit par le réexamen continuel des fondements, aucune instance extérieure ou supérieure à la démarche de la science ne peut être évoquée : « l’esprit scientifique n’est doté d’aucune structure assignable indépendamment de la science elle même ».8

Nous voudrions, en poursuivant sur les perspectives de l’analyse citée, dégager les aspects indépassablement idéalistes maintenus dans l’intérêt de Bachelard pour le matérialisme. En prenant pour centre de la réflexion, le projet d’un matérialisme rationnel, nous voudrions lire la thèse rationaliste et matérialiste de Bacherlard comme l’approfondissement et le renouvellement de la démarche idéaliste transcendantale. Aussi Bachelard semble-t-il nous inviter à reformuler l’idéalisme transcendantal, tel que nous le concevons dans son sens bien établi, comme la disposition de la pensée à précéder le réel pour le construire et l’instruire, — sous la forme du rapport entre la méthode et la matière. Ce qui veut dire que le rapport entre le sujet et l’objet doit être remplacé par le rapport entre la méthode (qui n’exclut pas une complexité et une pluralité dans le dispositif de connaissance) et la matière.

Ces remarques dessinent plusieurs axes de recherche :

  1. Ainsi le refus du sujet connaissant originellement constitué implique de reconstruire le sujet de la science.9
  2. En conséquence, il nous faut manifester en quoi, pour Bachelard, la question de l’objectivité doit être « déplacée » : comment penser l’objectivité autrement que comme une projection de la subjectivité constituante ?
  3. Quel statut donner exactement à la notion de rationalisme, puisque Bachelard se réfère à celle-ci comme à la solution du dilemne jamais tranché entre les deux faces d’un même problème que sont l’idéalisme et le réalisme. Pourquoi le rationalisme n’est justement ni un réalisme ni un idéalisme ?

1. Le dépassement du sujet transcendantal

La critique de la conception idéaliste du sujet contient le refus des critères précis permettant de fonder le pouvoir d’une telle subjectivité. Ainsi l’unité du sujet est d’abord défaite : le sujet connaissant entre dans une nécessaire dualité, celle même de l’acte d’enseigner, sous la forme duelle d’une raison enseignante et d’une raison enseignée. Il ne s’agit pas d’un simple redoublement réflexif de l’acte du sujet connaissant, mais bien d’une division qui affecte la nature même de la faculté de connaissance. Car la connaissance n’est pas un acte qui se passerait entre un sujet actif et un objet passif, que la connaissance pénétrerait d’abord en lui supposant une constitution commune ou compatible avec sa propre méthode. L’acte de connaissance est d’abord un échange dans la forme du savoir, dans un savoir constitué, où il s’agit toujours de rectifier une idée première pour la rendre plus efficace. Le sujet laisse la place à un dialogue entre plusieurs attitudes envers l’objet, c’est-à-dire une dialectique entre les savoirs qui embrassent déjà l’objet.10 Le rapport premier et direct du sujet et du monde est toujours dépassé, car — combien de fois Bachelard le souligne-t-il ? — la connaissance est toujours préétablie, l’attitude de connaissance enferme un pré-compréhension de l’objet connu. Il ne s’agit donc pas d’affronter le réel avec une méthode unique et toute pure, mais de dégager dans notre rapport apparent au savoir les formules préétablies sous lesquelles nous avons à la fois caché et dévoilé le réel. Avec la critique de la conception classique du sujet transcendantal, le rêve d’un processus de connaissance aussi simple que le procédé logique s’efface : « l’étude des bases logiques d’un savoir n’épuise pas l’étude épistémologique de ce savoir ».11 En cela, il marque bien que le procédé de la science ne consiste pas à appliquer une logique universelle, mais qu’il est inscrit dans la forme de la démarche scientifique qu’elle est pluraliste, qu’elle définit un « interrationalisme ».

L’acte de connaissance a une valeur de réorganisation, « S’instruire, c’est prendre conscience de la valeur de division des cellules du savoir ».12 Le savoir opère non sur des objets, mais sur lui-même, le réel n’est pour nous que sous la forme du savoir, comme s’il était vain de vouloir sortir de l’ordre du savoir, et d’une rationalité déjà reçue. Aussi « le réel est une masse d’objections à la raison constituée ». Le rapport au réel est une fonction de rectification du savoir, d’une rationalité « trouvée » par une rationalité plus haute.13

L’insuffisance du couple sujet-objet, pour l’analyse de l’acte de connaissance est bien manifestée par l’usage que Bachelard fait, dans l’article « Idéalisme discursif », de la notion d’idéalisme : « Il est vain […]de partir d’une expérience centrale bien désignée qu’on analyserait au double point de vue du subjectif et de l’objectif »,14 car en premier lieu il n’ y a pas de vérité première, il n’y a que des erreurs premières, ce qui signifie qu’on ne peut s’appuyer sur expérience première de la vérité, immédiatement accessible, et en second lieu, il n’y a pas de « sujet fondamental », qui serait secondairement « modifié par la culture ». « L’idéalisme immédiat, qui prend son départ dans une intuition globale donnant à la fois le sujet et l’objet, est ainsi doublement fautif : il est fautif en posant un sujet originellement constitué, alors que l’esprit est une valeur d’ordre essentiellement dynamique[…]. L’idéalisme immédiat est encore fautif sur le terrain objectif, quand il prétend prendre l’idée comme un absolu qu’on peut dégager par une analyse, alors qu’une idée est toujours solidaire de corrélations ».15

Le dépassement de l’unité du sujet est encore renforcé par l’appel au rôle de la fiction dans la recherche scientifique, où s’accomplit l’expérience de « la liberté de penser à l’égard de la pensée elle même ».16 La fiction implique une dialectisation de l’acte de connaissance : « Par la fiction considérée dans son aspect fonctionnel, on touche un élément de division du sujet. Car bien entendu, il s’agit de fiction que le sujet dans sa tâche d’instruction avance contre soi, vivant intimement la dialectique des objections et des réponses, la dialectique de la supposition et du contrôle ». Et ce n’est pas la conception du sujet transcendantal, comme pouvoir synthétique, comportant en lui une face passive et une active — inspirée de la conception kantienne du sujet qui peut le satisfaire. Prenant Husserl pour adversaire, Bachelard remet en question la réceptivité comme condition constituante de l’acte de connaissance.

En effet, le reproche que Husserl adresse dans le Rationalisme appliqué17 à Husserl concerne la manière dont le sujet accueille la nouveauté de l’objet de connaissance : il lui ouvre un espace, celui de la subjectivité, dont ce dernier n’est qu’un corrélat. Il ne laisse pas l’objet se découvrir à nous, puisqu’il vient remplir une pré-conception, pour laquelle ce dernier garde une totale passivité. La connaissance n’est en aucun cas, ici, dialogue. La structure intentionnelle qui porte sur l’objet éclipse sa teneur propre. Il est tentant dans ce cas, de conduire une comparaison de la position de Bachelard avec celle de Roman Ingarden, critique de Husserl, à propos précisément de la nature de la réalité à laquelle le sujet connaissant accède. Toute connaissance pour Husserl est évidemment filtrée par la manière dont le sujet reçoit le donné extérieur. Comme corrélat de son activité, l’objet en tant que tel n’est pas pour Ingarden connu en propre. S’opposant à la définition de l’idéalisme transcendantal, Ingarden semble vouloir revenir en deça de la révolution copernicienne, le pouvoir de connaître devrait se régler sur l’objet, et c’est là revendiquer un retour au réalisme.18 La démarche de Bachelard n’est pas si outrancière, mais il ne cède pas non plus aux charmes de l’idéalisme défini comme l’identification de la conscience pure et de la réalité, la réduction de l’être à son être pour soi, c’est-à-dire dans la conscience.

Ingarden interroge la différence entre l’objet intentionnel et l’objet réel, en dénonçant le reniement ontologique qu’effectue la réduction noématique. Mais c’est précisément manquer l’originalité de la problématique husserlienne qui consiste à différencier des « plans d’être », comme des modes de visée, celle de l’attitude naturelle et celle de la réduction.19 En mettant lui aussi entre parenthèses le sujet constituant, Bachelard effectue la réduction de la visée intentionnelle. Non pas pour dégager comme le fit Husserl les conditions originaires de la subjectivité, dans la synthèse passive, ni pour retrouver la chose en soi, au delà de l’acte de visée comme le souhaite Ingarden, mais pour manifester le dialogue entre la réalité visée et la méthode qui la vise. La structure corrélative de la connaissance est mise entre guillemets, l’objet intentionnel peut être interrogé dans sa constitution propre : en tant qu’il n’est pas le produit du sujet, mais d’une démarche de rectification du savoir par lui même.

La critique du sujet constituant fait apparaître la définition de la science comme exercice polémique ; la science a une histoire, une évolution interne que le sujet constituant n’a pas. Le travail de la connaissance est réparti entre plusieurs étages du savoir, entre divers acteurs, dont la tâche est de rectifier l’immédiateté de la pensée. La culture scientifique est appelée à s’opposer à la tendance axiomatique qui soumettrait le travail du physicien à une nécessité mécanique, celle d’un robot de la pensée constituante. « Un’axiomatique est un robot mathématique ».20 Tout au contraire l’intelligence scientifique demande à se surveiller elle-même, et appliquer cette axiomatique, suppose un dédoublement de l’esprit, qui va surveiller l’application de ses règles ; autrement dit la fonction de vérification vient rectifier la fonction de constitution : « toute pensée scientifique se dédouble en pensée assertorique et pensée apodictique, entre une pensée consciente du fait de pensée et pensée consciente de la normativité de pensée ».21 L’instrument mathématique qui vient prendre la place du sujet constituant, n’est pas réductible au pouvoir d’un homme, ou d’une subjectivité, précisément parce qu’en tant qu’instrument de l’esprit il est chargé d’idéaliser la réalité à connaître, et que cette idéalisation n’est pas le propre d’un idéalisme, mais d’une application plurielle de l’instrument théorique, comme une indéfinité de regards qui se corrigent et se complètent.

Le sujet connaissant dans son pouvoir constituant est déchu de ses ambitions, en même temps l’acte même de la connaissance se multiplie et se diversifie selon les domaines d’objets. La réalité connaissable elle-même éclate en régions : chaque région de la connaissance est dépendante des méthodes de construction spécifique. Il faut en tirer les conséquences pour l’identité de l’objet réel de la connaissance ; faut-il aussi du côté de l’objet nier l’ une des caractéristiques majeures de l’objet pour l’idéalisme transcendantal, le fait qu’il se prête à l’application des règles et des catégories de l’objectivation scientifique : quel sens donner à l’objectivité scientifique, doit-on abandonner la qualification d’objectivité pour parler de la matière étudiée par le savant ?

Si le modèle de la subjectivité constituante est abandonné, il faut donc que le réel étudié trouve une forme différente d’objectivation : peut-on se délivrer du couple sujet-objet dans la connaissance ?

2. La réduction de l’objet à la matière

Bachelard refuse, comme on l’a vu, de penser l’objet au sens de l’idéalisme transcendantal, comme donné dans l’intuition, puis tombant sous détermination catégoriale. Précisément, le choix et l’usage de l’appellation de noumène, qu’il emprunte à Kant, consiste bien à affirmer que tout objet scientifique n’est pas forcément connaissable dans les limites de l’expérience. Le noumène, par exemple l’électron, est le produit d’un calcul : grâce à la pensée mathématique, un objet est posé comme devant nécessairement avoir lieu, le calcul prouve que son existence doit être admise, hors même de tout constat empirique. Le noumène est objet pour la science moderne, mais comme une pensée qui est une connaissance sans demeurer exactement dans les limites transcendantales de la connaissance, c’est-à-dire dans l’expérience. C’est un objet a priori, mais dont l’a priorité n’est pas signe de déficience quant à son objectivité. Tout en étant non directement sensible ou expérimentable, il doit être matériellement situé, il existe dans la matière.

L’objectivité recherchée par la science impose de ne pas succomber à la facilité revenant à considérer l’objet comme une projection de la subjectivité, la réalité s’accordant forcément à ce que pense le sujet. Dans ce cas, l’objectivité serait seulement le reflet de la méthode de la connaissance, cette structure de la connaissance renfermant les règles catégoriales et que Kant nomme l’objet transcendantal = x : on pourrait aussi bien dire que l’objet ne serait que la réplique des limites de la connaissance subjective, ne méritant en rien en cela le qualificatif d’objet, puisque comme projection, il ne peut ambitionner l’indépendance véritable du connu face au connaissant. Dans cette mesure, l’interrogation bachelardienne a l’intérêt de souligner la contradiction propre à la notion d’objet, articulant sans succès ses deux sens devenus paradoxaux, l’ob-jectum, la projection en avant de soi du sujet, et le Gegen-Stand, qui se tient contre le sujet, et prétend lui résister.

Sans doute alors, la meilleure façon de penser l’objectivité dans la science est de lui substituer la matière, qu’on ne peut vouloir créer par les seules forces de l’esprit. De la matière à la pensée, il n’y a pas d’adéquation présupposée, pas d’emboîtement du sujet et de l’objet, la matière n’est pas extraite, par analyse, de l’activité de l’esprit. Bachelard nous invite à nous défaire du schéma métaphysique de l’harmonie préétablie, qu’on peut parfois estimer avoir été pâlement reconstituée sous la forme de l’entreprise de la déduction transcendantale. Plus précisément, la question de savoir comment des jugements synthétiques a priori sont possibles en physique, c’est-à-dire de savoir comment l’esprit peut dessiner et devancer la forme de la réalité sensible, qui est proprement la question transcendantale, doit se transformer en cette autre question : comment la réalité matérielle peut-elle continuer à se poser comme telle, sans devenir objet réductible à la connaissance ? Il faut réaffirmer la limite entre le concept et la chose, sans que la chose soit jamais secrètement constituée comme concept. Il faut se défier donc de la célèbre définition de la Raison, dans son accomplissement kantien, formulée par Hegel : « la Raison est la certitude (de la conscience) d’être toute la réalité »22 ; la puissance catégoriale de la conscience doit rester une illusion subjective : le propos de Bachelard est dans cette mesure plus ontologique qu’il ne veut le laisser paraître. Les scientifiques ont moins pour projet de constituer la méthode de la science que de prospecter les régions de l’être.

L’objectivité dans la connaissance ne tient donc pas tant à la certitude que le réel se prête à nos calculs, qu’au fait que le réel que nous connaissons n’est pas une simple convention de la science, comme on peut le voir avec la procédure d’objectivation lorsqu’elle consiste à procéder à une mesure, et donc qui reste relative à la procédure de mesure. Contre le courant conventionaliste, Bachelard veut montrer que la pensée scientifique a pour simple exigence de rencontrer une existence hors d’elle. Bachelard formule l’aveu qui condamne l’entreprise transcendantale : la science s’est passée de matière, jusqu’à présent elle n’était qu’« un matérialisme sans matière ».23 Peut-on dire les choses plus nettement ? Jamais les philosophes — ni les savants — n’ont vraiment rencontré la matière. Dans le Matérialisme rationnel, Bachelard passe en revue les nombreux présupposés des philosophes sur la matière. La première étape de ce malentendu est sans doute la soumission de la matière à la forme, cette dernière donnant à la matière sa condition de visibilité et donc d’existence. La matière obtient dans la tradition métaphysique un rôle profondément subalterne, elle cumule les caractères de l’inconnaissable, de l’irrationnel, voire de l’idiotie. Comme la femelle est soumise au mâle, la matière est soumise au principe spirituel de la forme.24

Ainsi on veut bien imaginer les transformations de la matière, l’ordre qu’on lui impose, mais pas l’instance de la matière elle-même. Car l’identité de la matière est celle de l’anti-forme, et si la forme est l’aspect du réel le plus proche de la pensée, on comprend que cette connexion intime a pour conséquence de ne jamais pouvoir penser la matière elle même. Elle est par définition, l’innommable, le chaos.

Raisonner à partir de la forme, c’est pour l’idéaliste, se contenter de considérer la matière comme une simple idée, bien vague — que la forme qualifie, à qui elle donne un projet et une raison d’être. Cette attitude peut qualifier aux yeux de Bachelard toutes les philosophies de la contemplation. On peut « voir » la matière au loin, à distance, on tourne autour d’elle en lui offrant par ce moyen une forme. Son approche est limitée à une démarche spéculaire, ne s’écartant jamais d’une philosophie de la contemplation,25 impliquant — sur le modèle de la pensée de la forme — une simple visée.26 On comprend que cette dénonciation s’étende jusqu’à la philosophie husserlienne, qui ne rencontre la matière, qu’à travers une intentionalité, éliminant définitivement la tentation de la saisie en soi de choses, de la chose en soi.

Luttant contre la tendance spéculaire qui met tout le prix de la connaissance dans le regard contemplatif, le sens commun, ou une philosophie moins abstraite ont cherché dans le critère de la résistance, une épreuve expérimentale de l’existence de la matière. Mais s’il paraît naturel que la matière résiste pour manifester sa différence avec la pensée, invisible et impuissante, il faut établir que la matière possède une unité : la matière est mélange doué d’une unité. Les progrés de la science au XIXº siècle ont mis au défi ce que Bachelard appelle les « inter-matières ». L’hypothèse physique de l’atome et des autres particules (qu’il faut supposer pour expliquer les liaisons atomiques) ouvre à nouveau la voie à une pensée de la forme, où la matière est l’élément constituant des mélanges. Bachelard introduit la notion de « conscience mélangeante »27 pour dire comment la matière-mélange produit une forme et des liaisons atomiques.

Comme la question de l’unité de la matière est pour le physicien moderne une interrogation toujours renouvelée28 et afin de retrouver l’Unité dans ce qui s’échappe vers d’autres divisions, le savant a suivi une tendance simplificatrice, perpétuellement présente dans la démarche scientifique et qui consiste à substantialiser les découvertes, et notamment avec la création de la notion d’ él ément. Ce n’est qu’un masque couramment employé pour donner une forme à la matière non-synthétisable, qui ne laisse pas oublier les échos de l’Alchimie.

Pourtant ce désir de simplicité vise bien à rencontrer la matière dans son existence précise et diverse, comme en témoigne la définition des substances homogènes : « Une substance peut être dite matériellement bien définie dés qu’elle est homogène. Une telle substance est l’occasion d’une connaissance matérialiste claire et distincte. Avec la considération des substances homogènes, un cartésianisme matérialiste rigoureux est possible ».29 Le chercheur peut alors, dans une systématisation des problèmes, formuler la nécessité de l’inconnu, prévoir l’existence de substance indiquée par sa place dans la classification. Surtout la substance est — pour ce que nous pouvons en dire d’un point de vue scientifique — une formule, une structure30 mathématique, en cela elle n’est pas indiquée par l’expérience, mais c’est la calcul qui la décrit. Pour cela, en chimie, on tiendra les substances pour des noumènes. « On raisonne sur une substance chimique dés qu’on en a établi une formule développée. On voit donc qu’à une structure chimique est associée désormais un véritable noumène. Ce noumène est complexe, il réunit plusieurs fonctions ».31 On s’aperçoit que l’intérêt de la chimie moderne, chimie non-lavoisienne est de construire la représentation du monde non pas sur des substances en soi, mais sur la définition de cette matière « simple » par ses fonctions complexes. Bachelard parle de « fonctions nouménales ».32 Il exprime par là la complexité de l’approche du réel qui est intimement dialectisée : voulant décrire les phénomènes, le savant les inscrit dans un schéma, une classification qui les pose comme noumènes. La tentative réaliste semble s’inverser dans un pur idéalisme, que Kant lui même aurait condamné. Il n’aurait cependant pas rejeté l’idée que la pensée a priori construise le visage que le réel doit prendre.

Bachelard n’est pas dupe, il s’explique sur son rapport à l’a priori kantien, et son rejet du réalisme : « Le réalisme posant naturellement l’objet avant la connaissance se confie à l’occasion, au donné toujours gratuit, toujours possible, jamais achevé. Au contraire, une doctrine qui s’appuie sur une systématisation interne provoque l’occasion, construit ce qu’on ne lui donne pas, complète et achève héroïquement une expérience décousue. Dés lors, l’inconnu est formulé. C’est sous cette inspiration qu’a travaillé la chimie organique : elle a connu, elle aussi, la chaîne avant les chaînons, la série avant les corps, l’ordre avant les objets. Les substances ont été alors comme déposées par l’élan de la méthode. Elles sont alors des concrétions de circonstances choisies dans l’application d’une loi générale. Un puissant a priori guide l’expérience. Le réel n’est plus que réalisation ».33 Il semble que nous soyons au plus prés de l’idée même de l’idéalisme transcendantal, au sens où l’esprit devance la réalité, la constitue d’aprés son ordre, qui dépend ici d’une méthode classificatoire.

« Le principe de la recherche des substances est sous la dépendance absolue d’une science de principes, d’une doctrine de normes méthodiques, d’un plan coordonné où l’inconnu laisse un espace vide si clair que la forme de la connaissance y est déjà préfigurée » :34 encore une fois la matière semble soumise à la forme, comprise ici comme méthode de recherche. La matière comme substance est gagnée par la forme, elle est comme projection de l’ordre nécessaire de la classification, objet inventé par la méthode. Ce qu’il appelle la « physicalisation de la chimie » va bien dans le sens d’une contradiction définitive avec le point de vue réaliste : « Par le seul fait qu’on peut penser les phénomènes chimiques de la substance en fixant une substructure géométrique, ou électrique, ou statistique, il semble que les valeurs nouménales deviennent évidentes. L’ordre traditionnel de l’expérience réaliste est inversé. Le noumène guide la recherche et la détermination précise de la substance… ».35 Cependant Bachelard nous demande de retenir que, malgré cet apparent retour à la constitution transcendantale, il développe les thèmes d’une physique non-kantienne.

S’ajoute à ce rejet de l’expérience naïve et à la reconnaissance de la détermination théorique, l’idée que la substance, dans les dernières découvertes de la physique, de la micro-physique, ne peut pas s’appuyer sur une permanence de son objet : « outre que l’électron ne possède, en sa substance, aucune des propriétés chimiques qu’il explique, ses propriétés mécaniques et géométriques subissent d’étranges flottements. En effet, que ce soit à propos de sa localisation, de sa cinétique ou de sa physique, l’électron donne lieu aux dialectiques les plus tranchées. Il s’ondulise et s’anéantit […] L’électron ne se conserve pas. Il échappe à la catégorie de conservation que Meyerson posait comme la catégorie fondamentale de la pensée réaliste ».36 Comment appuyer un quelconque point de vue réaliste sur une substance qui n’assume même pas le caractère essentiel pour une substance qui est de se conserver ? Il met même en cela en danger les catégories qui sont censées l’encadrer, comme la catégorie de causalité, comme on le voit dans la microphysique.

Ce qui justifie l’impossibilité d’une saisie de la substance, c’est que les modifications qu’elle subit dépendent des échanges énergétiques : « L’énergie est partie intégrante de la substance ; substance et énergie sont à égalité d’être ».37 Cette égalité permet d’écarter définitivement l’identification de l’a priori en termes kantiens : le temps fait partie des conditions de réalisation de l’énergie. Le temps rentre dans la substance, il faut dépasser le monde de penser catégorial incapable d’envisager le temps dans la connaissance. Lorsque Bachelard introduit la notion d’« indétermination substantielle », on semble s’être définitivement écarté des catégories réalistes, comme des vieilles catégories idéalistes transcendantales.

Il peut donc renouveler son vocabulaire : la définition de la substance est reprise de Whitehead, la substance est définie par « la cohérence des principes rationnels qui servent à coordonner ses caractères, plutôt que par la cohésion interne qu’affirme le réalisme ».38 La substance acquiert donc pour Bachelard un nouveau statut métaphysique : « Pour bien souligner que la substance est définie par un groupe de déterminations externes agencées de telle manière qu’elles ne peuvent toutes ensemble se préciser assez pour atteindre un intérieur absolu, peut-être pourrait-on retenir le nom d’ex-tance ».39 Sous la notion d’extance, c’est la raison qui donne à la réalité les propriétés qui la constituent, tournant le dos en cela à la puissance ontologique contenue dans la notion de substance. La raison est présente dans l’établissement de l’être même de la matière. Examinons la proposition selon laquelle la raison même définit la matière.

3. Le rationalisme matériel

La démarche phénoménotechnique40 accomplit définitivement, comme rationalisme matériel, le dépassement de l’impérialisme du sujet, et en même temps porte un coup sévère à la conception réaliste. Le rationalisme ne comprend la réalité qu’en tant qu’elle est transformée par la technique. La phénoménotechnique enveloppe en premier lieu la critique du réalisme, puisque « Par les progrés techniques, « la réalité » étudiée par le savant change d’aspect, perdant ainsi ce caractère de permanence qui fonde le réalisme philosophique . Par exemple « la réalité électrique » au XIXº siècle est bien différente de la « réalité électrique » au XVIIIº siècle ».41 Aussi la façon dont il repense la science ne revient, comme il le revendique, à aucune étiquette connue. « Une science sans cesse rectifiée, dans ses principes et ses matières, ne peut recevoir de désignation philosophique unitaire . Elle est dialectique, non seulement dans la minutie de ses démarches, mais encore dans le double idéal de sa cohérence théorique et de sa précision expérimentale ».42 Au moins peut-on la qualifier de rationalisme, mais avec la difficulté d’un rationalisme sans norme fixe, ni fin. Cela définit un phénoménisme qui est aussi un rationalisme : Bachelard accorde donc une rationalité propre au phénomène.

Il faut ou bien supprimer ou bien élargir notre concept de l’idéalisme transcendantal, quand le sujet connaissant n’est plus l’initiateur fondamental du savoir, quand la conscience n’ordonne plus le phénomène. Car ce qu’encore une fois, Bachelard rejette, c’est l’hypothèse de la conscience ordonnatrice, présente toute armée face à la matière, facilement dominable. Il faut au contraire substituer à l’idéalisme, un phénoménisme, à partir duquel l’acte de connaissance pourra être défini : « un phénoménisme créant sans cesse de nouvelles matières, un intermatérialisme s’instruisant sans cesse de nouvelles matières, un intermatérialisme s’instruisant dans des réactions mutuelles de diverses substances ».43 La matière n’est plus la réalité brute à laquelle s’oppose la spiritualité philosophique. La rationalité est du côté du réel : on devrait alors dire que définitivement le principe de l’idéalisme est dépassé.

Il faut plutôt penser la réalité selon plusieurs niveaux de réalité, qui supposent plusieurs types de raison. La matière susceptible d’une telle rationalisation est elle même produite selon les calculs de la raison. « Il faut maintenant prendre la science de la matière dans sa pluralité, prendre la matière dans ses instances bien différenciées. Ce qui était pour le philosophe une preuve de contingence est devenu un champ de rationalités de mieux en mieux ordonnées, de plus en plus hiérarchisées… ».44 Mais cette matière n’est pas la matière que les différents matérialismes ont célébré, c’est une matière non matérialiste, si cela veut dire quelque chose, c’est une matière qui en elle même contient l’axe de la connaissance et la structure transcendantale de la connaissance, car c’est une matière qu’il faut établir avec les instruments de la connaissance. Il n’y a pas en cela de matière connaissable qui soit une existence brute, et extérieure à la connaissance de l’esprit.

Il s’agit bien d’une reconquête de la matière contre les matérialismes sans matière, mais ce n’est pas un retour au réalisme empirique : car la matière qu’approche la recherche scientifique n’est pas expérimentable ni perceptible par les moyens simplement sensibles de l’homme, la réalité est à la fois produite par le calcul et par la technique. Il est en ce sens impossible et vain de vouloir séparer le travail de l’esprit et une réalité donnée : la réalité est à la fois l’être des choses, mais arrachée à son silence par l’effort de la pensée et de la technique. L’être des choses ne se saisit pas dans le retour à l’intimité perdue de l’être, mais au contraire l’être n’est qu’à travers les procédures techniques de mesure, qui d’une certaine façon s’écartent de l’être des choses, de l’immédiateté, pour retrouver l’être dans la nécessité du calcul. De la même façon que les classifications simples et immédiates ne prétendent cerner l’être dans sa simplicité, l’être est une structure calculée, le fond des choses n’est pas accessible à l’expérience physique, dans sa détermination habituelle, sensible. On ne doit pas plus parler de l’immédiateté de l’esprit que celle du réel : « L’idéalisme a sa racine dans l’immédiat. L’esprit est en quelque manière toujours immédiat à soi même. Or il n’y a plus d’expérience scientifique immédiate ».45

La définition du rationalisme appliqué implique la reformulation réciproque du pôle du sujet et de celui de l’objet. La méthode est rectifiée par la matière, ce qui nous conduit à penser que la méthode n’est pas un artifice, qui viendrait de façon arbitraire s’appliquer à tout type de matières.46 Il faut au contraire souligner qu’il y autant de manières d’interroger la matière qu’il y a de matière. Non pas que la matière porte en puissance sa propre méthode d’explication, mais la matière n’apparaît dans sa détermination scientifique profonde que sous la forme d’une rationalité propre. La démarche de Bachelard revendique l’appellation de matérialisme instruit,47 et rejette la qualification de matérialisme brut : le matérialisme instruit ne s’analyse pas en la présence d’une matière qui serait soumise à une enquête extérieure, celle d’une rationalité définitivement conventionnelle, mais l’instrumentalisation du savoir est inséparable même de l’attitude matérialiste.

On peut comprendre que l’hypothèse de l’atome ait été si longtemps refusée, tant elle semble nous faire retomber dans un réalisme brut, ou nous faire penser sur le mode substantialiste. Le rejet que l’on observe chez E. Mach et chez Ostwald,48 ne tient pas à d’autre raison, sinon à résoudre le problème de la science par la simple supposition d’une matière qui remplacerait un raisonnement. Il faut donc bien différencier l’hypothèse de l’atome et celle du poids atomique,49 qui tout au contraire de la simple existence de l’atome, inscrit la matière dans une construction théorique, dans une réalité instruite.

Le passage du poids atomique au nombre atomique permet d’approfondir la détermination du sens du matérialisme instruit, de l’idée que la raison ordonne le réel.50 Il faut définitivement rompre avec la représentation simplifiée que les physiciens ont donnée de l’atome. Pour cela, Bachelard se trouve, comme c’est souvent le cas, un adversaire qu’il traite d’ailleurs injustement. En tout cas, La simplification ainsi dénoncée est celle de Meyerson, qui est qualifiée de simplification d’enseignement.51 Elle lui permet de stigmatiser une conception néo-réaliste de la nouvelle physique. Cet atomisme est un chosisme,52 et Meyerson n’échappe pas à l’impasse réaliste, même lorsqu’il utilise la notion de forme : l’usage qu’il fait de la notion de forme53 ne le sauve pas de la croyance en une connaissance immédiate des phénomènes. Cette conception par son immédiateté ne peut valoir que comme un temps de l’analyse, Bachelard dénonce son caractère unilatéral.54 La notion de structure qui est alors utilisée continue l’erreur initiale en voulant souligner la stabilité de la matière. Mais n’est-ce autre chose que succomber encore à la tentation de la réponse substantialiste ?55

Le refus du substantialisme, et de l’atomisme comme réalité brute nous offre la possibilité d’approfondir le sens de la notion de structure et ses limites. La structure n’est pas le retour à une donnée concrête, simple, envisageable à partir de la vue. Mais encore une fois, la notion de structure ne traduit pas le dynamisme de la matière, les mouvements qui la composent. La structure évoque encore trop la notion d’état, contradictoire avec le fait de l’impossible localisation de l’électron. Car penser une telle réalité demande de renoncer à une représentation spatiale simple de ses composants. Aussi l’image et ses conditions obscurcissent la compréhension du réel. Dans un tel cas, la réalité étudiée n’est pas l’être pur extérieur à la pensée, chose en soi sourde à l’activité de connaissance. Ici l’ontologie est produit de la science, et de la phénoménotechnique. L’objet de l’expérience est aussi objet théorique.56 La démarcation entre l’a priori et l’aposteriori ne s’efface pas totalement, mais prend un nouveau sens. Ainsi peut-on dire que la science vient d’opérer manifestement un dépassement d’ontologie. Comme le notait J.-C. Pariente, l’exploration du sens du rationalisme est inséparable du dépassement du concept d’ontologie : « C’est à mon sens, seulement quand il a renoncé dans des termes directement ontologiques qu’il a pu mettre sa pensée à hauteur de ses formulations, et c’est sans doute là le sens le plus profondément architectonique de sa conversion au rationalisme. […] Polymorphisme par essence et par fonctionnement, le rationalisme n’est pas le moyen d’éviter les choix, il est d’abord et avant tout le moyen de les ordonner. Il représente la forme la plus élevée de la philosophie du Non, puisqu’il est à la fois un non-réalisme et un non-idéaliste ».57 Ainsi seulement, Les antithèses sont surmontées : la theorie est construction,58 l’idéalisme est réalisme, car l’idéalisme est aussi action, réalisation technique, montage expérimental dont la tâche n’est pas la simple vérification des faits prévus par la théorie, mais production d’idées.

Avec les découvertes de la microphysique, le rapport de la connaissance à son objet est radicalement modifié : Bachelard tente de présenter ce nouveau rapport comme intégré à la matière elle-même. C’est la dialectique de la matière et de l’énergie qui prend la forme de l’activité même de la matière, activité pensée authentiquement. Cette présentation court le risque d’une nouvelle confusion méthodologique, tant il apparaît que l’énergie est la véritable essence qui se cache dans la matière.59 C’est que la matière n’est rien d’informe ou d’inactif, elle est comme habitée par l’outil de mesure. La notion de molécule60 est donc la présentificaton de ce que le calcul indiquait. Le départ peut être difficile entre ce que l’esprit assigne comme détermination pour le réel et ce que le réel en quelque sorte doit à l’esprit, en tant qu’il semble constitué sur le modèle de la pensée. C’est bien là aussi qu’on aperçoit les limites du refus bachelardien de l’idéalisme transcendantal, car il en éprouve lui même le paradoxe, notamment dans Le pluralisme cohérent de la chimie moderne,61 l’a priori constituant l’a posteriori. Plus précisément, ce que l’esprit dans un simple souci classificatoire institue, donc sous l’aspect d’une mise enforme de la connaissance, est aussi le principe d’existence réelle de particules nouvelles.

C’est à travers le pouvoir réel d’un atome que l’unité mathématique se réalise, l’atome d’hydrogène.62 On pourrait croire en cela que Bachelard retrouve, sans s’en apercevoir, les linéaments d’une nouvelle harmonie préétablie : comme si l’atome d’hydrogène représentait la particule qui nous permet d’ouvrir les secrets de la matière, non seulement par ce qu’il est l’atome à l’origine des compositions atomiques de la matière, mais aussi parce qu’il en est l’élément le plus aisément calculable et donc prévisible. . L’atome d’hydrogène, avec son électron dessine les règles d’un nouveau calcul, est lui même la base d’une nouvelle conception géométrique de la physique.63

Bachelard n’est pas dupe de cette réduction du réel au géométrique, où le géométrique est la structure du réel : le réel est définitivement désubstantialisé, déréalisé, au sens où rien d’individuel ne subsiste, où la science microphysique est parvenue à opérer non seulement la réduction du sujet, mais aussi celle du réel, de son être. Le réel n’est pas une chose en soi, n’est pas un phénomène, il est reconductible au noumène, notion que la science crée pour lui, comme son ombre « désontologisée ». Le phénomène s’explique par son noumène, en tant que ce dernier est sa condition d’intelligibilité, certes invisible, mais nécessaire.

Sur l’appartenance de la conception bachelardienne de la science à l’idéalisme transcendantal, il faut donc se prononcer négativement, si l’on prend comme critère le sujet transcendantal, puisque — c’est un acquis de la réflexion de Bachelard —, son niveau de compétence est totalement dépassé, en tout cas pour la science contemporaine. L’élément essentiel de la définition d’une science idéaliste transcendantale est donc réduit, mis entre parenthèses. On rappellera aussi en quoi le procédé de dépassement de Bachelard est parallèle au processus de la réduction husserlienne, qui la première avait mis entre parenthèse le sujet constituant, pour aller au delà de la définition classique de la science. Ainsi Bachelard accomplit la réduction du sujet au profit de la communauté des savants, et de son instrument mathématique. Mais justement l’idée que les mathématiques soient déclarées seules aptes à percer le secret du réel constitue aussi la deuxième réduction, celle de l’objet visé dans l’intentionalité scientifique. L’objet est la matière, et la matière n’est rationnelle que constituée par les moyens de la phénoménotechnique, en cela Bachelard appartient à une forme d’idéalisme transcendantal particulier, non pas celui qui reconduit le réel au pouvoir du sujet, mais celui qui dégage gràce au pouvoir de l’artifice technique la strate nouménale, qui éclaire les phénomènes. Et en cela, il tente d’échapper aux limites de conceptions idéalistes et réalistes traditionnelles, toujours attachées inefficacement à une certaine détermination ontologique, incompatible avec les objets de la science contemporaine.


  1. « Rationalisme et ontologie chez Gaston Bachelard », dans le Bulletin de la société française de philosophie, séance du 1. XII. 1984, pp. 17 et 19. ↩︎

  2. Essai sur la connaissance approchée, p. 245. ↩︎

  3. Ibid p. 246. ↩︎

  4. de Jean Gayon, dans sa Présentation du Rationalisme appliqué de Bachelard, CNDEAD, 1994, p. 17. On peut se reporter aussi à Dominique Lecourt à propos de ce jeu dangereux auquel joue Bachelard, Bachelard, le jour et la nuit, (1974), p. 69. ↩︎

  5. Nous suivons l’interprétation de Jean Gayon, dans sa Présentation du Rationalisme appliqué de Bachelard, CNDEAD, 1994, p. 18. ↩︎

  6. « Noumène et microphysique », dans Études, Vrin (1970), p. 17. ↩︎

  7. Ibid., p. 19. ↩︎

  8. Voir J.-C. Pariente, op. cit. p 19. ↩︎

  9. On a la confirmation psychologique du refus de l’idéalisme, en tant qu’il est fondé sur la conception d’un sujet plus ou moins substantiel, ou simplement constitutif par la rareté de la notion de sujet chez Bachelard ; pas de principe permanent, autonome, en psychologie qui dessinerait un sujet. Voir J.-C. Pariente, ibid. p. 18. ↩︎

  10. Sur la dialectique, dans le rationalisme appliqué, du maître et de l’élève : « le maître apporte des idées spéculatives qui vont au delà des expériences. par exemple, il explique les franges de diffraction de Fresnel par des vibrations, le stable par le mobile, il décrit dynamiquement un phénomène immobile. Il engage plus de pensée qu’il n’ y en a dans les abords immédiats de l’expérience présentant précisément une pensée plus engagée que la pensée empirique, que la pensée positiviste » ; p. 21 dans Le rationalisme appliqué↩︎

  11. Le matérialisme rationnel, p. 18. ↩︎

  12. Ibid., p. 65. ↩︎

  13. Ibid, p. 66 : « … cette situation devant l’objet de la connaissance se répercute en un constant dualisme qui divise intimement le sujet connaissant ». ↩︎

  14. « L’idéalisme discursif » dans les Études (vrin 1970), p. 88. ↩︎

  15. Ibid p. 92. ↩︎

  16. Le rationalisme appliqué, p. 67. ↩︎

  17. Ibid., p. 43. « Pour Husserl, (Méditations cartésiennes, trad. p. 54) tout ce qui est donné est présupposé existant pour le sujet. Au donné correspond dans l’esprit une faculté de recevoir. Ce dualisme ne nous paraît pas assez serré, pas assez systématiquement réciproque. En nous servant d’un néologisme indispensable, nous remplacerions cette faculté de recevoir par une faculté de réceptionner, comme on le dit dans le monde des techniques actuelles. Cette faculté de « réceptionner » révise la présuppositin d’existence dont parle Husserl. Elle conduit à rejeter comme « inexistants » des matériaux mal définis, peu cohérés ». ↩︎

  18. La position husserlienne des Ideen I est pour Ingarden l’inversion même du projet initial de la phénoménologie, comme « retour aux choses mêmes ». Voir l’introduction de P. Limido-Heulot, dans Husserl, la controverse Idéalisme-Réalisme, p. 33. ↩︎

  19. Voir le commentaire déjà cité de P. Limido-Heulot, p. 68. ↩︎

  20. Le rationalisme appliqué, p. 25. ↩︎

  21. Ibid., p. 25. ↩︎

  22. Phänomenologie der Geist, (éd originale s. 164), trad Lefebvre, éd. Aubier ; p. 1 78. ↩︎

  23. Le matérialisme rationnel, p. 3. ↩︎

  24. Voir Le matérialisme rationnel, p. 8 et 9. ↩︎

  25. Voir ibid, p. 10. ↩︎

  26. Ibid., p. 11. ↩︎

  27. Ibid., p. 15. ↩︎

  28. Ibid., p. 35. ↩︎

  29. Le Matérialisme rationnel, p. 64. ↩︎

  30. Philosophie du Non, p. 61 « Chaque substance simple a en effet une substructure ». ↩︎

  31. Philosophie du Non, p. 60. ↩︎

  32. Ibid., p. 60. ↩︎

  33. Philosophie du Non, p. 58. ↩︎

  34. Ibid., p. 59. ↩︎

  35. Ibid., p. 62. ↩︎

  36. Ibid., p. 63. ↩︎

  37. Ibid., p. 66. ↩︎

  38. La philosophie du Non, p. 78. ↩︎

  39. Ibid., p. 78. ↩︎

  40. Le rationalisme appliqué, p. 8 « nous aurons pour tâche de montrer que le rationalisme n’est nullement solidaire de l’impérialisme du sujet, qu’il ne peut se former dans une conscience isolée. Nous aurons aussi à prouver que le matérialisme technique n’est nullement un réalisme philosophique. Le matérialisme technique correspond essentiellement à une réalité transformée, à une réalité rectifiée… ». ↩︎

  41. Le Rationalisme appliqué, p. 9. ↩︎

  42. Ibid., p. 9. ↩︎

  43. Le Matérialisme rationnel, p. 17. ↩︎

  44. Le Matérialisme rationnel, p. 106. ↩︎

  45. Le Matérialisme rationnel, p. 76. ↩︎

  46. Le Matérialisme rationnel, p. 80 (ici de nouveaux arguments pour une une philosophie du rationalisme appliqué) : « En effet, tout est méthode, tout est méthode appliquée, tout est méthode rectifiée par son application. La conscience sans cesse vigilante de l’application correcte d’une méthode est la base même du rationalisme appliqué. […] Cette conscience de méthode rectifie même la matière, normalise la matière ». ↩︎

  47. Ibid., p. 80 « … puisque la substance est donnée, naturellement donné en elle n’est pas pure. Elle sera pure quand la technique l’aura purifiée. Il y a donc une différence métaphysique essentielle entre un matérialisme attaché à la matière brute et un matérialisme instruit sur un ensemble cohérent de matières qui portent un témoignage de pureté technique. C’est alors que le matérialisme technique est inséparable d’un rationalisme instruit ». ↩︎

  48. Ibid., p. 92 : « Il fut un temps récent où dans l’enseignement — en cela en retard comme souvent sur la science effective — on insistait sur le caractère d’hypothèse de la notion d’atome ». ↩︎

  49. Ibid., p. 94. À la notion de poids atomique succède alors — comme variable organisatrice du tableau de Mendéléeff — une notion phénoménologiquement plus abstraite : la notion de nombre atomique. ↩︎

  50. Ibid., p. 95 : « Qu’est-ce donc alors que le nombre atomique qui caractérise un élément chimique donné ? C’est le nombre d’électrons contenus dans un de ses atomes. Alors tout s’éclaire dans une nouvelle explication électronique de la systématique chimique : le principe ordonnateur est le nombre atomique, ce n’est pas le poids atomique ». Voir aussi p. 96 « cette différence philosophique essentielle : la matière n’est pas électrique substantiellement ; elle est électronique arithmétiquement ». ↩︎

  51. Ibid., p. 117 : « Ainsi lorsque Meyerson dit que les chimistes et les physiciens tiennent l’atome comme un petit solide, il ne fait que saisir une opinion particulière entre beaucoup d’autres et une opinion qui a perdu ses essentielles précautions oratoires. C’est là une simplification d’enseignement, simplification à laquelle s’arrête bien vite le philosophe ». ↩︎

  52. Ibid., p. 116 : « La chimie rétrograderait vers l’atomisme naïf. Elle se soumettrait aux intuitions simplistes de la juxtaposition ». ↩︎

  53. Ibid., p. 118 sur la notion de forme, son usage abusif. ↩︎

  54. Ibid., p. 119 ; citation de Meyerson : « l’atome, nous le sentons parfaitement, s’il doit expliquer quelque chose, doit être simple, c’est se déterminer pour un idéal d’analyse qui n’est finalement qu’un temps de la technique moderne » (Identité et réalité, p. 67). On peut cependant faire une lecture moins hostile et plus nuancée des thèses de Meyerson, tant Bachelard accuse ce dernier de tous les maux, danns une perspective très polémique : voir le travail de rectification de Ch. De Rabaudy, E. Meyerson, collection Sophos, éditions Hatier (1976), p. 11-12 notamment. ↩︎

  55. Ibid., p 125 : « D’ailleurs une nouvelle notion doit être nécessairement attachée à la notion de structure : c’est la notion de stabilité » ; voir aussi p. 146 « … Nous voyons bien que la notion de structure qu’on a tendance à donner comme nettement concrête, comme la charpente de la matérialité, est, tout compte fait, trop formelle, trop stable, trop inerte ». ↩︎

  56. Le Matérialisme rationnel, p. 110 ; en considérant leur achèvement dans la technique des éléments transuraniens, on peut bien dire que le rationnel et l’expérimental viennent ici coïncider. On tient vraiment la raison d’un ordre réel des substances élémentaires. ↩︎

  57. J.-C. Pariente, article cité, p. 19-20. ↩︎

  58. Ibid., p. 115 : « D’ailleurs, puisqu’il s’agit désormais d’une science constructive de la matière, d’une science qui construit son objet, ses nouveaux objets, le réalisme se désigne comme le réalisme des objets d’une époque, comme un état historique de la science. […] L’ère de la technique ouverte est commencée dans le domaine même de la matière ». ↩︎

  59. Ibid., p. 177 : « L’énergie est le support de tout ; il n’y a plus rien derrière l’énergie. […] un philosophe qui suivra la pensée effective du chimiste contemporain devra convenir que l’énergie joue désormais le rôle de la chose en soi ». ↩︎

  60. Ibid., p. 182 : « La molécule correspond vraiment à la dialectique de la matière et de l’énergie. Elle réalise la synthèse de cette dialectique. Elle est vraiment le nœud de l’activité matérielle ». ↩︎

  61. Le pluralisme cohérent de la chimie moderne, p. 141. ↩︎

  62. Ibid., p. 147 ; des considérations énergétiques légitimeront, dans la physique relativiste, cette perte de masse de l’hydrogène dans une condensation pour aboutir à l’hélium et par cet intermédiaire à tous les corps de la chimie. L’hypothèse philosophique de l’unité de la matière est ainsi retrouvée par des voies en quelque sorte numériques. Et c’est en un double sens qu’on peut dire que l’atome d’hydrogène représente l’unité matérielle ! Il est l’unité avec laquelle on fait des substances, il est l’unité avec laquelle on fait des nombres. Une coopération du nombre et de la qualité explique ainsi l’univers de la chimie. ↩︎

  63. Ibid., p. 168 ; les électrons ont tous le même « spin », mouvement autour du noyau. « Ce caractère de pauvreté qualitative, cette identité parfaite des divers électrons, cette faiblesse de l’action individualisante, voilà peut-être autant d’éléments susceptibles de troubler, en fin de conquête, l’assurance réaliste d’une philosophie qui s’appuierait sur les découvertes électroniques. En effet, avec l’électron, l’explication scientifique a pour ainsi dire dépassé le réalisme, en ce sens qu’elle a assimilé le réel au rationnel. Par essence, le réalisme philosophique nie la rationalité de son objet. Et voici une science qui géométrise l’objet, qui le traite comme élément toujours et partout identiquen parfait, comme une abstraction. Elle le reprend de prime abord comme une pièce d’une construction idéale ; cet objet, ce ne sera bientôt plus que le point d’une épure ». ↩︎