Ernst Mach : une théorie de la science non-transcendantale

On pourrait schématiser la position transcendantale du problème de la connaissance selon trois traits fondamentaux. D’abord, la connaissance est l’œuvre d’un sujet constituant qui porte en lui les règles selon lesquelles le donné sensible peut être connu objectivement et scientifiquement. Ensuite, la connaissance transcendantale ne nie pas l’indépendance ontologique du donné qu’elle est chargée de constituer selon les règles a priori de l’objectivité : la réalité, saisie comme une matière qu’elle soumet à sa forme, n’est jamais connue comme chose en soi, mais selon la perspective offerte par le sujet ; est connu non pas l’être secret des choses, mais la manière dont ces choses sont pour nous sous l’aspect du phénomène. Ainsi, l’idéalisme transcendantal est enfin un réalisme empirique : les structures a priori de la connaissance valent et s’appliquent à la réalité sensible, c’est une nature expérimentable, qui est ainsi a priori organisée. Ces trois composantes, le sujet constituant, le phénomène, le réalisme empirique sont les principes de toute connaissance transcendantale. Le jeune Ernst Mach, après avoir adhéré à la position kantienne, s’en détacha par la suite et abandonna la conception transcendantale, pour en revenir à une thèse pré-critique, effectuant une sorte de retour à Hume. Nous éclairerons mieux sa propre réflexion sur la nature de la connaissance, si nous l’interrogeons précisément du point de vue de la pensée transcendantale, en ne se limitant pas à recourir au seul modèle kantien, mais en convoquant la phénoménologie de Husserl, puisque ce dernier a justement débattu avec Mach, notamment de la question de la fondation de la logique.

La question que nous pouvons nous poser à la suite de Mach est celle-ci : peut-on échapper aux solutions transcendantales ? Une épistémologie non-transcendantale est-elle possible ? Mach ne résume-t-il pas, dans ses textes d’épistémologie, le débat entre une philosophie de la connaissance fondée sur la vie et une épistémologie purement rationaliste ? La tentative de sortie du modèle de pensée transcendantale chez Mach, pose certes la question du sens qu’il est conduit à donner au phénomène, mais surtout celle de la formation des concepts scientifiques, si ces concepts doivent être pensés hors de toute origine a priori. Le problème à résoudre est alors celui de l’articulation de la vie (comme phénomène, expérience), et de la raison dans son effort de conceptualisation : comment valider les instruments de la connaissance scientifiques, s’ils sont tout entier tirés de l’existence psycho-physique de l’homme, autrement dit, une simple fondation anthropologique de la science est-elle suffisante ? Ernst Mach n’est-il pas contraint de réintroduire au cœur même de la méthode empiriste, une démarche qui reste apparentée à la philosophie transcendantale, dans le maintien d’un quasi a priori, comme le montre son recours à la notion d’« expérience mentale » ?

Pour dégager les points principaux de la thèse anti-transcendantale d’Ernst Mach, et quelles limites rencontre son refus de l’a priori, nous privilégierons ces thèmes fondamentaux dans son épistémologie phénoménologique :

  1. le sens de l’unité psychophysique qui fonde sa conception du phénomène,
  2. le sens du principe d’économie de pensée dans la fondation des concepts scientifiques et de la logique, et enfin
  3. le statut de l’idéalisation et de l’expérience de pensée après le rejet de tout a priori en science.

1. Confrontation de Husserl et Mach sur le sens du phénomène

Le rapport du sujet au monde qui l’entoure se trouve analytiquement contenu dans la notion de phénomène. Un phénomène n’existe pas en soi, il n’a de sens qu’en rapport à une appréhension qui se trouve impliquée en lui. On ne perçoit pas des phénomène sans participer en une quelconque mesure à la manière dont ils nous sont présents. Husserl comme Mach rencontrent cette même question : comment la connaissance phénoménale peut-elle échapper à la possible accusation de relativisme ou au moins de subjectivisme qui entache l’existence d’un sujet phénoménalement situé ? Si la connaissance est le produit d’un sujet lui même phénoménalisé, alors il faut abandonner l’idée que le phénomène soit connu de façon, universelle, objective, c’est-à-dire connaissable hors des limites de la subjectivité individuelle, d’un sujet phénoménalement constitué, indépendamment d’une existence incarnée. La phénoménologie husserlienne rencontre, de cette façon, la même objection qu’on a pu adresser à la pensée de Mach : si la connaissance se passe entre le phénomène du Moi, et le phénomène du monde, si le corps est la source même de la connaissance, ce qui vaut pour mon corps ne devrait donc valoir que pour lui. Pour accéder à l’objectivité, et à l’universalité qui sont les exigences premières qui portent sur la connaissance, il faut donc déplacer l’axe de la connaissance : on tient pour acquis dans le mode transcendantal de fondation du savoir que le donné lui même ne porte pas les conditions de la connaissance, celles-ci provenant d’une activité intellectuelle ; de même le corps est le lieu de l’expérience qui fournit le donné, mais c’est l’acte de l’intelligence qui est la condition de l’objectivité. Ce modèle convient à la description schématique de la connaissance chez Husserl ou chez Kant, dans la fidélité au modèle transcendantal. Mais il ne permet pas de décrire la position d’E. Mach.

Sensation et élément chez Mach

La différence principielle entre la théorie de la connaissance de Husserl et de Mach consiste justement dans la définition du phénomène, ou plutôt dans le statut d’objectivité du phénomène. Donné passif, le phénomène dans la philosophie transcendantale (nous entendons ici le sens kantien) ne possède pas la puissance de se hisser de lui même à la connaissance, tandis que le phénomène chez Mach est sensation, au sens précis que Mach donne à la sensation : la sensation n’est pas seulement ce qui est vécu par un sujet sentant, la sensation est aussi l’élément, ce en quoi toute expérience phénoménale se décompose. La science décrit le réel en étudiant les liaisons établies entre eux ; l’élément permet de qualifier la sensation sous sa face objective. La sensation a donc deux faces, d’un côté, elle est subjective, mais de l’autre elle définit la réalité sensible, mesurable et effective, elle est l’élément. Ce concept permet à Mach de répondre au problème récurrent de la chose en soi. La sensation n’est plus l’impression provoquée sur un sujet par le donné extérieur. Cette configuration de la sensation nous renvoie encore à l’hypothèse d’une réalité existant en soi, qui comme telle serait inaccessible, mais seulement donnée pour nous sous la forme relative de la sensation et de sa validité subjective. Si la sensation ne vaut pas de façon objective, la seule objectivité originelle revient à la chose en soi, et le processus de la connaissance ne parviendra jamais à établir une forme d’objectivité non relative. La définition du phénomène doit forcément pour ses raisons enfermer l’objectivité de la sensation, ce qui veut dire que le sensible a une valeur épistémologique propre : la connaissance commence dans le fait de la perception.

La relativité de la sensation, comme les illusions de la sensation ne sont plus des arguments qu’il faudrait évoquer pour rejeter sa valeur épistémologique. Précisément Mach inverse les codes habituels de la connaissance : la connaissance n’est pas une démarche artificielle qui viendrait qualifier le donné ; elle est attachée à sa forme d’existence et de donation. Plus radicalement cela veut dire que le phénomène n’est pas l’apparence, ni même l’apparition des choses, car il n’y a pas, au delà de l’apparition, les choses pensées indépendamment de leur apparition. Le plan d’existence de la sensation recouvre celui du savoir. Cette opposition évidente entre Mach et la théorie transcendantale kantienne prend un sens différent lorsque, avec Husserl, la condition de la connaissance se trouve dans la réduction transcendantale. Pris à ce niveau, chez Husserl, le donné sensible préfigure dans sa donation les formes de la connaissance.

La phénoménologie de Mach saisit d’emblée le phénomène — ce qui est sensation ou l’élément, pour lui — comme le premier degré, non pas seulement du connu, mais de la connaissance.

Phénomène et réduction chez Husserl

Au contraire, dans la perspective de la recherche husserlienne, si nous voulons saisir la parenté entre le connaissant et le connu, il nous est enjoint d’aller vers le phénomène uniquement sur le mode de la réduction. Le réel est mis entre parenthèse sous la forme de l’épokhé, et ce que nous saisissons de lui est le phénomène, non pas ce qui est, mais ce qui se donne à nous. A sa manière Husserl dépasse l’aporie de la chose en soi, il ne s’agit pas de statuer sur ce qu’est le réel en lui-même, mais le réel dont nous parlons est celui qui se donne à un sujet précis. Ce qui est nommé, par exemple dans les leçons sur l’Idée de la phénoménologie, « l’attitude de pensée naturelle » consisterait justement à s’attacher aux choses, à l’existence de réalité s’adressant directement à la connaissance ; car Husserl, au contraire de Mach s’intéresse au caractère problématique de la connaissance, la connaissance n’est pas enfermée dans l’existence immédiate de la sensation. Si « ce qui va de soi, pour la pensée naturelle, c’est la possibilité de la connaissance », pour la phénoménologie, cela constitue au contraire la question préalable. Mach, à l’inverse, en définissant l’objectivité comme le statut attribué à la sensation (sous la notion d’élément) n’engage aucune critique de la connaissance : il lui manque la distinction entre ce qui est visé (dans la connaissance) et la visée elle-même. Cette distinction, entre la transcendance de l’objet réel, et l’immanence de la visée, est l’approfondissement de la disposition humaine à la connaissance, telle qu’elle apparaît dans la perspective husserlienne grâce au doute cartésien. Ce qui échappe au doute — qui porte sur la réalité telle que le corps la ressent —, c’est seulement l’intention de vérité, le jugement élaboré par l’esprit.1 La réflexion ouverte par le doute institue au moins l’impossibilité de fonder une théorie de la connaissance « sur une science naturelle de quelque espèce que ce soit ».2

Le rapport au « transcendant »

Il faut lire la critique que Husserl adresse à la conception du savoir tirée de la pratique des sciences naturelles, comme valant tout à fait pour la manière de penser de Mach. En effet, pour Husserl, le phénomène ne peut être justement saisi lorsqu’il est confondu avec ce qu’il appelle « le transcendant ». Le phénomène n’est pas la réalité qui serait extérieure aux conditions de sa saisie. Mach pourrait répondre que, grâce à la définition qu’il propose du phénomène, il échappe à la dénonciation de la « transcendance » maintenue par l’attitude naturelle. Husserl énonce justement les principes de l’insuffisance de la thèse naturaliste des sciences, et il ne semble pas que Mach y succombe : en effet, pour Husserl, les sciences qui maintiennent l’idée de la transcendance de leur objet, échouent à justifier la possibilité d’aller vers cette transcendance ; par principe, en cohérence avec la position d’une théorie de la connaissance visant les phénomènes, la transcendance de l’objet ne peut rentrer en compte dans l’analyse même de l’acte de connaissance.3 La transcendance serait donnée, alors même que ces deux notions sont contradictoires dans l’ordre phénoménal. Comme l’écrit Husserl, ce qui manque, ce qui reste obscur dans le rapport des sciences au « donné transcendant », c’est le chemin vers ce qui est pensé sur un autre mode que le mode phénoménal. Cette critique ne semble surtout pas valoir pour Mach, puisque la transcendance est chez lui réduite à la sensation, aux éléments en quoi notre expérience du monde se résout. En cela, Mach peut encore être lu avec les yeux d’un philosophe transcendantal.

La résolution machienne du problème

Si le phénomène est en même temps la transcendance, les catégories de la pensée husserlienne sont subverties. L’argument essentiel qui nous porte à donner tant de prix au concept de phénomène, le refus de toute chose en soi, même souterrainement persistante, semble perdre de sa force. La sensation est phénomène, et en même transcendance. Le senti est bien le réel. Il n’y a pas une part du réel qui ne serait pas du « senti ». Même faudrait-il ajouter, pour donner toute sa force à l’hypothèse machienne, il y a pas de substance, de réel, de matière, mais seulement des sensations.4 Ces notions habituellement premières dans toute évocation du réel sont dépourvues de sens, car nous n’avons pas la sensation de la matière, mais des sensations, à propos desquelles nous pouvons ou non établir des connexions, des relations de permanence. La transcendance (ce que Husserl désigne comme l’objet extérieur à la visée de la conscience), ne peut certes pas être abordée par un autre chemin que la conscience, c’est bien ce qui est au bout de la visée de l’esprit. Mais pour Mach, l’objet est dans la visée. La visée est l’objet.

Mach accomplit la synthèse de la présence de l’apparaître et de ce qui apparaît. La présence de l’apparaitre est la sensation comme forme sous laquelle le sujet connaissant se rend présent à lui-même, et cette présence se double immédiatement d’un contenu, elle n’est pas séparable de ce contenu. L’acte de connaissance concerne l’objectivité d’une présence. Mach pense jusqu’au bout les conséquences de la configuration qu’il donne à la sensation. La sensation n’est jamais un mode de présence qu’on pourrait isoler du contenu qui le remplit. Il s’interdit de fait la possibilité d’une réduction telle que la conçoit Husserl. La présence de la sensation est celle d’un être qui existe sur deux plans en même temps, et de façon indistincte, sous la condition d’une existence psycho-physique. La conception différente du phénomène dépend donc de la différente première d’existence du sujet connaissant. Si le phénomène est pensé comme phénomène pur chez Husserl, c’est que la cogitatio l’a réduit à n’être que la visée d’une réalité. Au contraire, chez Mach, le phénomène n’est pas la forme désincarnée d’une existence, mais ce qui se donne pour et uniquement pour un être de chair.

Une lecture husserlienne de Mach

La différence entre le phénomène pur, et la sensation dans son objectivité phénoménale semble telle qu’on pourrait sembler penser deux phénoménologies réellement hétérogènes. Ainsi d’après la classification de Husserl, le phénomène de Mach est davantage un phénomène rencontré sur le mode psychologique (dans la conception naturaliste de la psychologie), qu’un phénomène pur : « si je dirige mon regard, en homme qui pense de manière naturelle, sur la perception que je suis en train de vivre, alors je l’appréhende aussitôt et presque inévitablement (c’est là un fait) en rapport avec mon moi ; elle se trouve là comme un vécu de cette personne qui la vit, comme son état, comme son acte ; le contenu de la sensation est là comme contenu donné à cette personne, comme ce qu’elle sent, comme ce dont elle a conscience, et elle s’y insère dans le temps objectif ».5 Si le contenu de la sensation définit la présence du sujet sentant, alors il n’est lui même pour lui même que phénomène. Mach ne serait pas —sans doute — en désaccord sur ce point. Mais ce que nous pourrions avancer à ce propos, c’est que la réduction pour lui porte moins finalement sur le sens de la présence — il ne peut s’agir dans l’idée d’un sujet psychophysique — de présence pure au sens de la cogitatio, mais qu’elle porte plutôt sur le sens de l’objectivité. Car la réduction du phénomène perçu, et du phénomène psychologique chez Husserl fait naître la certitude de la cogitatio, comme sens pur de la visée, sens pur de l’immanence. Mach n’a pas le même but, il ne cherche pas à dégager un pôle de permanence du côté du sujet connaissant, puisque le sujet connaissant lui même s’identifie à la présence des sensations, au contenu des sensations. Dans ce sens, s’il y a une unité du moi connaissant, celle-ci ne peut venir de son activité abstraite, puisque justement, il est comme sujet psychophysique dépendant pour l’affirmation de son existence, de ses sensations. L’unité du moi ne peut venir que de la cohérence des sensations, de leur continuité, d’après leur contenu.

L’élimination du problème de la synthèse transcendantale

Il faut reconsidérer les axes fondamentaux de ces deux phénoménologies : la phénoménologie husserlienne fait apparaître dans un premier temps le pôle de l’egoïté. Pour la phénoménologie machienne, le moi est réductible à une série de sensations, qui constituent les racines de toute présence. Pas de présence hors de l’actualité de la sensation.6 Le pôle essentiel selon Mach est donc la sensation, le phénomène lui même, en quoi d’ailleurs se résout le sujet. En même temps, en définissant le sujet sentant comme un aspect de l’analyse de la sensation, la phénoménologie de Mach dépasse l’objection qui demeure contre le phénomène pur, la question de son rapport avec l’objectivité. Décrivant un phénomène approché dans le refus d’une attitude de transcendance, la phénoménologie husserlienne doit justifier comment le sujet pensant vient s’articuler avec le sujet percevant : il lui faut lier l’activité synthétique du jugement avec l’activité synthétique de la perception. Pour Mach, la sensation porte en elle même la condition de l’objectivité. Il résout ainsi la difficile question de la synthèse transcendantale, par un moyen extrême et radical, en faisant disparaître le pôle du sujet. Le sujet n’est plus une entité autosuffisante. La sensation assure sa propre unité. A l’esprit n’incombe pas la tâche d’unifier le donné, de constituer les règles de l’objectivité, car l’objectivité est le mode même d’être de la sensation. L’application des règles de la pensée au donné empirique, dont rend compte la déduction transcendantale, pallie l’absence d’objectivité du donné sensible ; mais si celui-ci la possède en lui-même, sous la forme des éléments, alors il s’ensuit que la constitution objective des phénomènes ne nécessite pas un travail d’objectivation de l’esprit. La tâche de la connaissance consiste à définir les différentes relations entre les éléments, sans que cela consiste à objectiver ce qui serait de l’ordre de la sensation, dans sa portée uniquement subjective.

Le statut du Moi

Le Moi n’est pas une fonction logique extérieure au temps et à l’espace, dans la mesure où l’identité psychophysique dit bien sa confusion première avec le monde ; l’homme n’est qu’une partie de la nature, comme aime à le rappeler E. Mach.7 « Le Moi est insauvable »,8 nous dit Mach, au sens où le Moi n’est pas une entité existant par soi, indépendamment de ce qu’il ressent et de ce qui est ressenti : le Moi n’est ni une substance, ni une structure transcendantale qu’on pourrait isoler de son contenu ; il n’est effectivement que le contenu vécu, le monde est ce qui constitue son unité ; Mach se passe, comme on pouvait s’en douter, de la fonction de l’aperception pure. La reconnaissance de mon existence dans sa continuité a pour seule condition le contenu vécu ; la sensation assure à elle seule la forme d’unité, l’aperception empirique. Pour le dire autrement, le film de mon « Moi », de mon existence est le film même des événements hors de moi.

Le principe d’une connaissance définie comme connaissance psychophysique, c’est qu’elle n’est pas la synthèse de deux mouvements s’opérant séparément, d’un côté l’opération du corps, de l’autre celle de l’âme. Tout au contraire la conscience vient de la sensation, accompagne les gestes et les postures du corps.

On pourrait même ajouter que l’exploration de l’hypothèse moniste chez Mach permet de voir se résoudre un problème que Kant ne parvient pas lui même à clore, si l’on en croît en tout cas les critiques post-kantiennes, de Fichte ou de Hegel. En effet, le dualisme de Kant établit la connaissance comme l’acte de synthèse de la pensée sur la réalité sensible, plus précisément la mise en œuvre d’une série de synthèses qui informent le donné sensible, passif, le divers sensible, dont la provenance est extérieure. La pensée ordonne le sensible, et lui impose une intelligibilité. Mais de fait, il faut que le contenu se laisse persuader par la forme, épouse ses limites et reste tranquille en elles. Mais le donné n’est pas en lui même constitué et ordonné, il l’est de façon superficielle, il reste le donné passif que la connaissance contraint à répondre à ses questions. L’idée de Mach concerne bien la question posée par la fonction de la déduction transcendantale, celle de l’application des catégories portée par l’acte de synthèse au sensible : l’hypothèse psycho-physique ne dissocie pas évidemment le sujet pensant et le donné sensible : le sentant est senti. La question de l’adaptation des catégories de la pensée humaine à la réalité n’a plus lieu d’être, le solipsisme est une position philosophique insensée.9 La tâche de connaître est remise à la sensation et à sa fonction moniste. La sensation porte en elle-même son sens, elle concerne le sujet puisqu’elle est la manière dont il s’apparait à lui-même, il n’est que ses sensations.

La fonction de synthèse est celle du sujet connaissant, et elle est nécessairement opérée par la méthode scientifique, au sens où le travail scientifique ne consiste pas à observer passivement les phénomènes, mais à résumer l’expérience par le moyen de l’abstraction, à organiser sous des lois les événements : une loi physique est plus qu’une fonction de synthèse, elle réalise une économie ; la tendance à l’économie est le but de la science : « la science elle-même peut donc être considérée comme un problème de minimum, qui consiste à exposer les faits aussi parfaitement que possible avec la moindre dépense intellectuelle ».10

2. La fonction du principe de l’économie de pensée

Ce principe définit l’accord de nos pensées avec les sensations, il est l’expression théorique de ce qui a lieu dans l’expérience : l’adaptation de la pensée au donné sensible (tâche impartie dans la philosophie transcendantale à la déduction transcendantale) est précisément l’acte même du vivant : la vie adapte ses réactions en inventant des moyens d’épargner ses efforts. Ce n’est donc plus la réflexion qui doit trouver le lien entre ce qui est abstrait et ce qui est sensible, mais dans le mode de réaction du vivant, dans l’existence sensible se trouvent les ressources, non pas pour s’élever au concept comme un mode opératoire autonome, mais pour utiliser des instruments conceptuels, dont la nature n’est jamais radicalement différenciée de la motivation empirique portée par la vie. C’est là le cœur de l’opposition que Husserl manifeste à l’égard de Mach, qui instrumentalise les outils conceptuels, qui ne leur accorde pas un statut de nécessité pure. La rencontre de Mach et de Husserl a donc lieu de façon essentielle à propos du statut empirique des principes logiques. Ce que Husserl reproche évidemment à Mach, et sans doute plus encore à Avenarius (qu’il ne distingue pas dans un premier temps), c’est de donner à la connaissance un principe uniquement empirique. L’idéal de la rationalité humaine, dans son niveau le plus universel et le plus objectif — la science — est réduit à une expression biologique. La thématisation du principe d’économie fait apparaître outre sa dépendance à l’égard d’un mode de penser psychologique — le psychologisme — condamné par Husserl, sa particulière dette à l’égard de la théorie darwinienne.11

Le darwinisme dans la théorie de l’économie de pensée

La démarche de fondation du savoir suivie par Mach donne une portée conceptuelle à une détermination qui serait simplement celle de la vie.12 De la même façon que la sensation est le principe de la connaissance, chez tous les vivants, il appartient au vivant d’épargner ses efforts dans l’organisation de son savoir issu des sensations. Ce qu’accomplit Mach, c’est le passage d’une détermination biologique à une détermination conceptuelle, comme s’il y avait une réelle continuité entre l’ordre des tendances biologiques, et des fonctions conceptuelles. Le glissement n’est pas justifié pour Husserl et il implique une absolue méconnaissance de l’ordre de la pensée pure. Mach se conduit en effet comme un scientifique qui croit que les fonctions réelles peuvent s’élargir en outils de réflexion. Il met donc sur le même plan la représentation du comportement du vivant et la réflexion conceptuelle. Husserl peut sans mal montrer que « l’économie de pensée appliquée à la science donne comme résultat de dégager les bases anthropologiques des différentes méthodes d’investigation ».13

Il apparaît que la manière dont Mach envisage la rationalité soit proprement l’opposé de la manière de Husserl, car le fait est confondu avec la loi. Cela en deux sens : Mach énonce l’idée que le fait de la connaissance, celui du vivant dans son projet de survie, s’organise d’après une loi, qui serait dans le vivant lui même, celle qui permet d’embrasser un maximum de cas avec un minimum de principes. Le fait se déplie sous forme de norme. Mais d’autre part, cette loi n’a pas d’autre origine que le principe même de la survie qui vaut pour tous les êtres vivants. Pourquoi cette loi apparaît-elle seulement sous la forme particulière de la connaissance chez l’homme, en tant que seul capable de connaissance scientifique ? L’idée d’une norme inscrite dans le fait du vivant s’appuie sur une interprétation de la vie elle-même comme processus d’adaptation. Mais dans ce cas, le théoricien de la connaissance fait intervenir pour fonder sa théorie un fait qui est extérieur au problème de la connaissance ; ce qui l’autorise à lier de façon continue la vie et le connaître, est une détermination qui est elle-même produite par un acte de connaissance, il s’agit d’une interprétation du vivant, elle utilise un certain nombre de concepts présupposés. En ce sens, la construction de Mach recouvre un cercle logique. Comme Husserl l’écrit, la manière de penser impliquée dans l’expression d’économie de la pensée « n’acquiert sa justification que si l’on confronte la pensée de fait avec la norme idéale connue avec évidence, norme qui est ainsi le proteron té phusei ».14 Il faut en effet justifier que les pensées répondent aux mêmes principes téléologiques que le vivant. Admettre un principe d’économie dans le réel, c’est poser dans le réel une norme que le vivant serait chargé de suivre. Il faut donc que la connaissance de l’idéal précède la connaissance des faits.15

Outre la confusion d’un principe biologique et d’un principe logique, confusion contenue dans ce principe d’épargne, et qui manifeste plus largement l’ignorance de la différence entre une théorie naturelle et une théorie logique, c’est plus globalement la manière même de penser de Ernst Mach, la manière de penser physicienne qui est en cause : on ne peut concevoir l’activité scientifique comme continuation de l’activité naturelle, sans détruire la définition de la science. L’accusation de Husserl à l’égard de Mach est comprise dans sa critique du naturalisme, c’est-à-dire dans l’idée que la science ne prétendrait pas tenir ses fondements d’une véritable théorie de la science, mais d’une pratique uniquement empiriste. L’idée d’une théorie de la science est indispensable si l’on veut fonder avec une véritable nécessité les instruments conceptuels utilisés par le savant. Le savant machien utilise en quelque sorte les instruments que la pensée naturelle lui fournit, il ne réfléchit pas ses instruments au sens où il leur donnerait la nécessité universelle qui justifie des connexions idéales entre les vérités qu’il produit. La pensée du savant se règle sur une expérience qui dément toute interprétation a priori. La manière de penser de Husserl se révèle ici vraiment proche de celle du mathématicien. Les mathématiciens construisent des concepts sans recourir à l’induction et à l’expérimentation ; au contraire, pour Mach le physicien, un concept n’a pas de validité propre au delà de l’usage expérimental qu’on lui donne. On retrouve l’opposition essentielle entre une conception radicalement transcendantale du savoir, au sens où les concepts ne dépendent pas d’une expérience ni naturelle ni psychologique, et une conception empiriste du savoir, où la sensation prévaut toujours sur son interprétation, qui ne s’épuise pas dans des schèmes conceptuels.

Le problème de la genèse empirique des concepts

Sur ce point d’ailleurs, la manière de penser l’expérience et les outils de schématisation conceptuelle est un autre critère de différenciation. Le fait même que la sensation doive être pensée astucieusement et économiquement à travers des concepts et des symboles qui épargnent la répétition des mêmes expériences, montre le caractère proprement utilitaire et conventionnel des instruments dans lesquelles les opérations mentales de connaissance se trouvent résumées. Au contraire, le rapport du sensible et du conceptuel ne se trouve pas chez Husserl et dans la philosophie transcendantale, assumé sur le mode de l’arbitraire et de la convention. Il n’est pas question de parler d’une relation naturelle entre le sensible et le concept dans l’optique transcendantale, mais la forme du concept a une nécessité idéale qui n’est certes pas la traduction d’un besoin de simplification provisoire, comme on le voit dans l’empirisme de Mach. Le principe de l’économie contient alors encore une autre contradiction, celle du caractère instrumental et contingent de la forme de la connaissance par rapport à son contenu. L’idée même d’échapper aux conditions de position du problème que la déduction transcendantale installe comme essentielles pour l’acte de connaissance fait apparaître la difficulté de penser la méthode scientifique dans une cohérence qui ne soit pas celle d’une pure convention. La connaissance comme adaptation du vivant à des formes de connaissance, sans que ces formes de connaissance soient inscrites dans la forme du vivant, c’est-à-dire — dans une optique transcendantale —, dans les structures essentielles de sa perception, ou dans la pré-constitution de l’esprit à produire des schèmes, donne l’impression que cette adaptation est purement accidentelle et donc superficielle. Si l’accord exigé n’est pas principalement fondé sur le pôle du sujet, comme c’est le cas dans la déduction transcendantale, il ne l’est pas non plus avec Mach totalement sur le plan de l’objet, car il faudrait pour cela qu’il existe une transition fluide entre la sensation et le concept. Son caractère provisoire apporte en cela un démenti.

Il est vrai que le concept peut avoir une genèse empirique, et comme l’explique Mach, « l’homme forme ses concepts de la même façon que l’animal »,16 avec différence notable que la possession du langage permet à l’homme de constituer des instruments beaucoup plus généraux et abstraits. Le concept est la somme d’expériences et d’associations qui sont représentées sous une forme unique et globale. L’existence même du concept valide en ce sens le principe de l’économie de pensée. Dans le même ordre d’idées, la classification des concepts, et des mots obéit d’après Mach à un principe d’adaptation : le vivant grâce à ses concepts ou à ses symboles peut réagir plus rapidement à une situation, en tant qu’il a grâce au concept la possibilité d’une réaction déterminée.17 L’humanité suit ce chemin pour parvenir à construire des concepts ne se ramenant pas immédiatement à une expérience simple et immédiate. En cela, le concept perd son rôle de représentation d’une simple expérience. « Ces mots abstraits, scientifiques, ont pour rôle de rappeler le lien de toutes les réactions de l’objet désignées dans sa définition, et d’attirer ces souvenirs dans la conscience comme au bout d’un fil. Que l’on pense à la définition de l’hydrogène, de la quantité de mouvement d’un système mécanique, ou du potentiel en un point. Chaque définition peut contenir de nouveaux concepts, de telle sorte que, seuls, les derniers concepts, fondations de cette construction abstraite, ne peuvent se ramener à des réactions sensibles dont ils sont les signes ».18 De tels concepts ne sont pas la traduction directe d’une réalité, mais le résultat d’un processus d’abstraction facilité par la disponibilité des signes et des conventions, en cela comme l’écrit encore Mach, « on ne s’étonnera plus que leur contenu ne puisse tenir dans un représentation individuelle d’un instant » ».19 L’arbitraire est présent dans la production du concept, puisque plusieurs expériences peuvent être représentées sous des concepts différents, et Mach donne comme exemple à ce sujet, le morceau de fer, qui peut être : « un poids, ou bien une masse, un conducteur de la chaleur, ou de l’électricité, un aimant, un corps solide, un corps chimiquement simple, autant d’appellations, qui sont autant de concepts ».20

Certes Mach est fidèle à la règle énoncée avec la définition de la sensation comme origine de toute science, en parlant d’un chemin qui va des éléments au concept et à nouveau du concept à l’élément, mais une telle correspondance est bientôt dépassée, dans la spécialisation du concept qui s’abstrait de l’expérience sensible. Il faut admettre qu’il y a une différence importante entre le concept vulgaire acquis d’une façon inconsciente, par répétition, par automatismes,21 et le concept scientifique qui est l’objet d’un travail conscient de l’esprit.

Comment le concept scientifique se forme-t-il et sa règle de formation est-elle comparable à celle qui produit le concept chez tous les êtres vivants.22 Pour le vivant en général, le concept permet de retenir d’une situation ce qui l’intéresse particulièrement, en faisant abstraction de ce qui ne le sert pas. L’abstraction n’est donc certes pas dans la sensation, mais dans la capacité que le principe d’économie ou d’adaptation nous offre d’extraire des composés de sensations, les éléments qui nous sont les plus utiles, et qui restent ainsi en mémoire sous une forme abstraite. La baie recherchée par l’oiseau, préférée aux autres composantes d’un paysage, est identifiée par le simple privilège accordée à certaines sensations. Le plaisir gustatif procuré par telle espèce de baie définit une intensité qui prédispose certaines sensations à passer au niveau du concept. L’intensité de la sensation ouvre sur les phénomènes psychologiques de l’attention et de l’intérêt. On peut comprendre que le genèse des concepts les plus abstraits, ceux de la science, puisse admettre à son principe non pas un intérêt seulement sensible, mais aussi des buts plus haut, comme la recherche de l’efficacité et de la cohérence dans la résolution d’un problème. Cela permet à Mach de définir le concept comme « la connaissance des réactions que l’on doit attendre de la classe désignée d’objets (faits), connaissance associée au mot ou au terme ».23 Ainsi ce qui vaut pour le fruit comestible, vaut pour l’homme qui s’intéresse à l’équilibre. Le cas du concept de travail est exemplaire pour Mach : sa longue histoire commence sans doute par un objet utilisé dans des circonstances où la notion d’équilibre n’est pas encore formulée de façon scientifique, c’est le levier.24

Aussi le concept qui remplace une expérience ne nous donne plus un accès immédiat à celle-ci, il la reproduit de façon abstraite, dans la suite des procédés de l’abstraction. Le concept peut évoquer des expériences qui ne sont pas encore advenues, il ne nous donne plus forcément l’intuition immédiate des circonstances, Mach parle d’ »intuition potentielle ». Grâce à elle, est remplacée l’ »intuition actuelle », comme est révélé le caractère précieux du concept pour « représenter et symboliser dans la pensée de grandes classes de faits ».25 Le pouvoir d’abstraction du concept est aussi un pouvoir de simplification. La capacité d’intégrer un fait dans une classe de faits implique que soient négligés tous les facteurs qui sont inutiles à l’étude menée. Si la science part du phénomène, de la sensation donnée dans l’être psychophysique, le principe de la science est l’abstraction. Le savant est celui qui sait négliger les événements indépendants, pour ne prêter attention qu’aux relations, aux permanences entre les circonstances.26

Le conventionnalisme en sciences

Ne faut-il pas voir dans l’hypothèse rejetée par Mach une réponse déjà prête à l’objection formulée par Husserl à propos de l’absence de toute fondation logique du savoir chez Mach, quand ce dernier écrit : « Si par essence, l’homme n’était qu’un pur logicien au lieu d’être avant tout un psychologue, il serait arrivé d’une façon très simple à l’abstraction qui conduit au principe de l’inertie, comme je l’ai montré ailleurs ».27 A travers la dénonciation de l’accés direct par la logique à des principes fondamentaux, c’est sans doute la définition de la pensée catégoriale qui est remise en cause, non pas l’idée d’une physique a priori, mais la détermination de principes a priori, valant avant l’expérience pour s’appliquer à elle. Pour Mach, il faut selon son expression « extorquer l’expérience », ce qui suppose que l’adaptation de la pensée aux choses n’est pas inscrite dans le vivant, mais dans sa faculté de s’adapter en tâtonnant.28

Non seulement le concept scientifique est le résultat d’un patient réglage, car il n’a pas en lui même la légitimité de s’imposer sans de nombreux essais, mais sa valeur est toujours hypothéquée par l’arbitraire de l’attention humaine, l’intérêt pour certains phénomènes, certaines relations : « je crois d’ailleurs que, pour apprécier de tels concepts (ici la force), on doit les considérer comme quelque chose de hasardeux au point de vue intellectuel, quelque chose qui a besoin d’être justifié par le succès. Qui nous garantit que dans nos abstractions nous faisons attention aux circonstances vraiment importantes, et que celles que nous laissons de côté sont réellement indifférentes » ? Notre connaissance est toute de convention, par ses instruments conceptuels et par ces choix d’investigation elle reste accidentelle. Le concept n’est donc pas directement lié aux faits, et dans la mesure où l’on peut reconstituer son lien aux faits qu’il est censé représenter, il ne concerne pas tous les faits. « Mais si les concepts ne sont pas de purs mots, s’ils ont leurs racines dans les faits, il faut néanmoins se garder de tenir pour équivalents les concepts et les faits, et de confondre les uns avec les autres ». La science se développe sur des bases conceptuelles qui délaissent la stricte correspondance d’une expérience et de son concept. La science se meut, de son propre aveu, dans la contingence : « les concepts, influencés par les besoins intellectuels de l’humanité prise dans son ensemble, portent l’empreinte de la civilisation de leur temps ».29 A la relativité des instruments s’ajoute donc la relativité de ses préoccupations, celles de son époque.

C’est donc une pensée conventionaliste que Mach rejoint, comme le montre P. Duhem dans son Analyse de l’ouvrage de Mach : la mécanique,30 exprimant avec netteté le caractère totalement hypothétique de toute connaissance scientifique, dans la mesure où le processus d’adaptation des pensées aux choses est un procédé où les instruments de la connaissance choisis pour leur efficacité ne prétendent pas à une véritable authenticité.31 L’instrumentalisation des concepts et de l’acte scientifique de connaître ne diminue pas pour autant la validité de l’entreprise : Mach en ce sens distingue bien la prétention scientifique et la prétention métaphysique.

Ce statut conventionnel des instruments de la science empirique pose un problème lorsqu’il s’agit de valider la cohérence des pensées elles-mêmes. C’est un autre aspect du principe d’économie de pensée, le rapport d’adaptation des pensées aux pensées. Cela définit pour Mach la logique. Mais la cohérence est-elle seulement un prolongement du projet biologique de survie ? Dans ce cas, la logique elle-même ne possède pas une nécessité en soi, mais relative à l’efficacité de la pensée.

Le statut de la logique

L’efficacité de la logique ne tient pas à la nature particulière de ses propositions, mais elle n’est que la conséquence du procédé général d’adaptation. Mach indique même que « ces deux processus, l’adaptation des représentations aux faits et l’adaptation des pensées entre elles, ne sont pas nettement séparables ».32 Cette parenté entre les deux formes d’adaptation est d’ailleurs assez facile à comprendre si l’on part du fait de « l’intérêt biologique immédiat et personnel de l’individu ». C’est grâce à la médiation du langage que l’adaptation des pensées entre elles trouve son principe d’effectuation. « il faut observer attentivement les concordances et les différences ; il faut rechercher les éléments déjà connus et déjà dénommés, dont on peut penser que le fait nouveau se compose. Seule une activité psychique fortifiée au service de la vie peut y suffire ». C’est grâce à la mobilisation des souvenirs que nous adaptons nos réactions aux problèmes actuels. Cela constitue le premier degré de l’adaptation, « une nouvelle combinaison de souvenirs intuitifs, effectuée grâce à l’activité de l’imagination ». Le deuxième niveau consiste à comparer non plus des souvenirs mais des concepts, dont nous disposons souvent sous formes de symboles, qui représentent en premier des expériences ou des souvenirs. Mach évoque une motivation psychologique totalement empirique pour justifier le désir que nos pensées s’accordent entre elles. Nous sommes anxieux de la réussite de nos projets. La réussite provoque chez nous une « impression d’allègement ». La contradiction apparaît alors simplement comme un malaise, un défaut dans l’attente, une insatisfaction.33 Il n’y a pas proprement en l’homme, pas plus que chez l’animal, une disposition logique originaire, mais le confort dicte seul l’apparition de l’exigence de cohérence.

Ces propos que n’aurait pas reniés Nietzsche, et qui appartiennent à une psychologie qu’on pourrait presque nommer psychologie des profondeurs, tant elle démythifie la tendance rationnelle en l’homme, se doublent pourtant d’un appel au langage, d’une référence à la cohérence interne portée par un processus de désignation. Si toutes les adaptations de pensées ne se font pas par le moyen du langage, elles aboutissent toutes à une expression verbale, « sous forme de concepts et de jugements ». Ne faut-il pas alors reconnaître que le système des mots et des symboles porte une cohérence propre, pouvant servir de support au processus d’adaptation, comme si la pensée devait s’en remettre à une structure quasi indépendante, cohérente et normative, formée à partir de la logique propre du langage. De sorte que la cohérence de nos pensées est le résultat de l’emploi des mots eux-mêmes, qui portent en eux la règle de leur usage. Cette logique immanente n’est pas examinée par Mach, qui la saisit de façon toute factuelle : « tous les processus scientifiques d’adaptation… consistent dans la correction mutuelle que des groupes de concepts et de jugements exercent les uns sur les autres ».34 Les symboles scientifiques impliquent un usage normatif. On pourrait même attribuer aux possibilités contenues dans les mots et les concepts de construire une dialectique, comme l’ont illustré les philosophes grecs : le processus d’adaptation était déjà présent dans les paradoxes des Eléates et dans le progrès de la pensée philosophique, depuis les débuts de l’humanité.

L’adaptation des pensées entre elles définit-elle en dernier lieu un principe de fondation de la science qui soit une alternative ? En effet, si l’on examine avec Mach le système de Newton, ce dernier tire bien de l’expérience huit définitions et trois lois du mouvement, mais ces principes ne sont pas des éléments hétérogènes, ils sont compatibles et cohérents, « ils portent la marque d’une adaptation réciproque ». La construction théorique de la science est impossible si le chercheur en reste à la simple expérience, il doit au contraire composer sa théorie d’après un principe de cohérence qui comme telle n’existe pas dans le rapport immédiat à l’expérience. Ainsi ce sont les paradoxes des rapports entre les notions dégagées de l’expérience qui offrent le meilleur moteur pour construire l’édifice théorique.35 Dans de telles conditions, faut-il réduire encore une fois le désir de cohérence à la répulsion éprouvée face à ce qui ne s’harmonise pas. Le sens du paradoxe peut-il être complètement expliqué par ce besoin de moindre effort, d’économie ? Est-il de même nature que la règle qui oblige à ramener la nouveauté à des principes déjà connus ?

« L’arrangement économique, harmonique, organique des pensées, que nous ressentons comme un besoin biologique, dépasse de beaucoup ce qu’exige logiquement l’absence de contradictions », écrit Mach ;36 il faut donc justifier que le même principe puisse engendrer à la fois une méthodologie qui pose l’économie et la simplification comme principe de recherche, et une théorie formelle, celle de la logique et de la non-contradiction. Pour Mach, la logique n’est pas une doctrine originaire, elle est apparue à partir de la pratique réelle des sciences, en procédant à l’abstraction des pensées réelles. Cela justifie qu’elle n’apporte rien en termes de connaissance, qu’elle n’enseigne aucun nouveau savoir, car toute recherche féconde exploite « un contenu représenté d’une façon vivante ».37 Par exemple en géométrie, les relations simplement logiques entre les propositions et les figures ne suffisent pas, il faut une présence, une forme de familiarité avec les problèmes.

Finalement la puissance symbolique de la pensée humaine est une aide efficace pour le progrès des sciences, parce qu’elle économise les forces, parce qu’elle permet de voir de façon rapide et essentielle ce que l’expérience ne peut faire voir.

3. Les limites du refus de l’a priori

De fait, Mach prétend se passer de toute référence à l’a priori. Il faut nettement distinguer l’usage logique et scientifique des concepts et l’existence d’un a priori conceptuel ou intuitif. Ainsi même les mathématiques ne peuvent pas se prévaloir d’un mode d’existence originel, ou a priori, car comme l’écrit Mach, « nous avons affaire en mathématique à une construction de pensées édifiées sur le tard, le résultat des expérimentations mentales antérieures ».38 Il ne s’agit pas d’autre chose, en géométrie par exemple, que de l’idéalisation d’expériences fondatrices.39

Les géométries non-euclidiennes

Mach réduit l’habituelle conception de l’espace géométrique et des figures géométriques à une source uniquement expérimentale. L’espace des géomètres n’est pas un autre espace, superposé à notre expérience véritable de l’espace réel ou physiologique, mais « il consiste bien plutôt en une multitude d’expériences physiques conceptuellement idéalisées par des concepts et des formules, lesquels sont mis en connexion avec les sensations d’espace ».40 S’il n’est qu’une idéalisation, c’est que l’espace réel est bien le seul espace disponible pour notre intuition, et qu’il n’existe pas une autre dimension, purement intellectuelle à laquelle nous pourrions accéder de façon aussi immédiate qu’au premier. L’espace géométrique est en quelque sorte contenu dans l’espace physique, le géomètre ne peut accéder au premier « sans expérience physique », comme d’ailleurs les figures géométriques ne sont pas effectivement perçues dans l’espace réel, mais fondées sur des corps vécus dans la réalité. Il n’y a donc pas de différence de nature entre les objets géométriques et les objets physiques, sinon que concernant le premier, « son matériel expérimental est remarquablement léger et disponible »,41 mais une différence de degré dans l’implication expérimentale de ces objets.

Evidemment la découverte des géométries non euclidiennes contemporaines des travaux de Mach, représente une forte objection contre l’origine empirique de la géométrie. Mach, dans un texte des Populär-wissenschaftliche Vorlesungen, se situe par rapport à ces nouvelles géométries. Car si effectivement la géométrie classique est totalement dépendante « de l’expérience que nous faisons des objets corporels et du fait que des mesures concrètes sont mises en connexion avec ces objets »,42 au point, comme l’écrit Mach, de n’être que l’idéalisation des expériences communes, il semble impossible de concevoir une géométrie qui ne reposerait sur aucune expérience réelle. En effet, dans la mesure où Mach pense la géométrie sur le modèle de la science physique, la géométrie poussant l’esprit d’économie jusqu’à minimiser la référence de la pensée à une présence physique, l’idée d’une forme spatiale a priori, préalable à tout contenu, comme les géométries non-euclidiennes en font l’hypothèse s’y montre en complète contradiction. Cependant, l’accueil que fait Mach aux nouvelles géométries n’est pas totalement négatif, puisqu’elles demeurent pour lui des formes d’idéalisations possibles, différentes de l’espace euclidien, mais des variations possibles issues d’ »expérimentations mentales » : « le physicien ne peut par principe rejeter la possibilité d’expériences analogues dans l’espace tridimensionnel, bien que les phénomènes qui contraindraient à admettre une géométrie lobatchevskienne ou riemanienne présentent un contraste si fantastique avec celle à laquelle nous avons été habitués jusque là que personne ne se risque à tenir leur occurrence pour probable ».43 Dans une courte allusion à Riemann, dans la Connaissance et l’erreur, Mach avance que l’espace riemanien à deux dimensions traduit à sa façon l’expérience de l’espace physiologique, la surface de la peau, mais que « les sensations des mouvements des membres, tout spécialement des bras, des mains et des doigts, nous donnent des renseignements sur une troisième dimension ».44 On remarque en outre que dans La Mécanique, Mach prenant prétexte de la possibilité des nouvelles géométries, affirme que leur hypothèse est une bonne raison de considérer la géométrie euclidienne comme non fondée a priori : « Selon nous, cette conception, à laquelle Riemann surtout a travaillé, est fort importante. Les propriétés de notre espace nous apparaissent aussitôt comme des objets d’expérience et toutes les pseudo-théories géométriques qui prétendaient les établir a priori sont ruinées ».45

La stratégie de Mach est donc de ne refuser aucune hypothèse, puisque le propre de la science est bien de construire des hypothèses d’explication, même si elles semblent loin de ressembler aux éléments dont elles sont censées justifier les relations. La détermination scientifique de l’espace n’échappe donc pas à ce regard qui règle la définition des notions scientifiques sur les besoins de l’explication. Les outils et les symboles que la science construit ne désignent pas des existences en soi, l’espace physique comme l’espace géométrique ne sont que des variables de la démarche scientifique. On constate aussi combien les réflexions de Mach ne seront pas si éloignées de la recherche que Husserl entreprendra plus tard dans les textes contemporains de la Krisis, et dans l’Origine de la géométrie, à propos du fond non pas empirique sur lequel se produit la géométrisation de l’espace, mais tenant compte de la réduction transcendantale husserlienne, mais plus radicalement sur ce qu’il appelle « le monde de la vie ». Le passage de l’expérience originelle de l’espace, à travers la perception et la chair, aux vérités pures de la géométrie définit le projet d’une science totale du phénomène au sens husserlien. S’il n’est pas redevable à Mach des conditions du problème que lui-même rencontrera, puisque d’après lui Mach ne pense jamais vraiment dans la forme de la chair, ni au niveau de la réduction au « monde de la vie », il en reste comme les autres psychologues qu’il a abondamment lus, au niveau du corps-objet, Husserl y repère au moins les principales difficultés à écarter.

Dans la perspective machienne, l’espace (et aussi le temps) ne sont donc en physique, comme ensuite en mathématique, que des dépendances des éléments, « ils (représentent) des dépendances factuelles réciproques entre les éléments que caractérisent les sensations proprement dites (dépendance des éléments d’un processus par rapport à un autre ». Les sensations de temps et d’espace ne sont ressenties qu’à travers les rapports entre d’autres sensations, « … nous ne connaissons ce que nous appelons espace et temps qu’à partir de certains phénomènes, il est clair que les déterminations spatiales et temporelles ne sont définies qu’à partir des autres phénomènes ».46 Il faut bien reconnaître que le temps et l’espace n’existent qu’en fonction des termes qui les font percevoir. « Nous reconnaissons les situations dans l’espace à travers l’affection de notre rétine, de nos appareils optiques ou de tout autre appareil de mesure… Les déterminations spatiales sont des déterminations de phénomènes par d’autres phénomènes ». Ce ne sont pas des variables abstraites, simplement inventées pour ordonner l’expérience, car l’irréversibilité du temps est le meilleur critère de sa réalité.47 Ce que nous appelons l’idéalité dans la connaissance, comme l’idéalité du temps ou de l’espace chez Kant, ne consiste que dans l’impression d’une permanence, celle du développement de la pensée à partir de l’expérience.

La critique du principe de causalité

Lorsque Mach parle ici d’idéalisation, il pourrait nous donner un accès à un procédé de l’esprit qui contrairement à la généralisation n’est pas de même nature ou ne dérive pas de l’expérience. Mais il affirme au contraire que le rapport du physique et du psychique dont il part permet de déterminer à l’avance les pensées qu’un physicien associera à un fait,48 non pas d’un point de vue a priori, mais ce genre de pré-détermination, d’anticipation n’est que le résultat de l’auto-observation des liaisons entre le sujet et les événements de son histoire. Cela correspond donc non pas à une détermination qui anticipe d’après des principes indépendants de l’expérience, mais d’après le souvenir d’une histoire. L’a priori se résout en autobiographie, pour le dire schématiquement. Ou encore l’a priori, qui viendrait qualifier le procédé d’anticipation, n’est que l’appellation illusoire de ce qui est seulement très familier.

Il en va de même pour le rapport de cause à effet ; nous héritons de ce rapport comme l’acquis majeur de la critique kantienne, comme l’expression la plus haute du problème transcendantal, l’application de la catégorie à l’expérience qu’elle synthétise et ordonne. Mais dans la perspective machienne, le rapport de la cause à l’effet ne repose pas sur un principe d’ordre, expression de l’a priori, mais il s’analyse plus modestement comme la perception de la cause et de l’effet comme « les parties les plus frappantes d’un phénomène ».49 La causalité n’est donc qu’une liaison empiriquement définie, qui porte en cela la relativité de notre lecture du monde, nous ne voyons que les événements les plus frappants, ceux qui nous concernent davantage. Lecture partiale et encore une fois économique,50 qui n’embrasse qu’une partie des conditions réelles de l’expérience.

Par exemple, à la fin du XIXº siècle, le modèle de la liaison causale se trouve dans la réduction de tous les phénomènes de la nature à de purs phénomènes de mouvement. Comme l’établit Wundt dans son ouvrage sur les Axiomes physiques et leurs relations au principe de causalité (1866), en simplifiant toutes les causes en causes de mouvement. C’est le paradoxe de l’application du principe de causalité, qui néglige les modifications les plus difficiles à connaître, les modifications des qualités sensibles, pour chercher à penser uniquement les modifications des lieux, et les déplacements. Wundt dans cette perspective peut écrire : »Nous devons réduire toute modification à cette seule modification représentable en laquelle le représenté demeure identique ; nous devons autrement dit réduire toute modification au mouvement » ».51 La loi de causalité implique que l’événement soit compris de façon univoque, elle porte en elle une exigence de simplification, d’une interprétation restrictive que Mach repère et met en question : ne peut-il y avoir de physique que mécaniste ? L’explication en physique n’est-elle rigoureusement envisageable que sous la forme de la mécanique ?52

Justement un des traits les plus connus de Mach est de chercher à dépasser le modèle d’explication mécaniste en physique. « L’opinion qui fait de la Mécanique, la base fondamentale de toutes les autres branches de la physique, et suivant laquelle tous les phénomènes physiques doivent recevoir une explication mécanique, est, selon nous, un préjugé ».53 Sur quoi ce préjugé repose-t-il ? Il semble que si la méthode d’explication mécaniste doive être rejetée comme « la plus superficielle », c’est qu’elle s’appuie sur une conception schématique de la causalité. Mach oppose à la conception mécaniste qui isole des phénomènes d’un registre particulier, une méthode qu’on appellerait analogique.54 Mach veut une « physique comparée », qui montre l’appartenance des phénomènes à « toutes les branches de la physique ». Il n’est pas question comme on l’a fait jusqu’à présent de réduire tous les phénomènes du monde matériel à des mouvements, comme dans la manière de penser de Descartes.55 Cela paraît exigible deux points de vue : d’abord le principe de l’économie de pensée suppose que tous les phénomènes physiques soient représentés par des principes qui sont en harmonie entre eux. Ensuite, les phénomènes étudiés ne sont pas réductibles à des mouvements, car comme on le sait le phénomène est pour Mach ce qui se donne dans l’ensemble psycho-physique qu’est l’homme. Il n’ y a pas de phénomènes qui puissent être ainsi réductibles. Le procédé analogique n’isole pas certains phénomènes et ne privilégie pas comme le fait l’application du principe de causalité un aspect du problème, au contraire il rapproche sur le mode empirique des aspects distincts, il compare des modèles possibles ; il reconstitue l’unité de la nature, rendue abstraite et superficielle par la loi a priori de la causalité mécanique.56

Si la causalité n’est pas l’exemple du maintien d’une catégorie a priori chez Mach, mais plutôt permet une analyse paradigmatique de sa disparition, il revient à un autre concept de sa théorie d’assumer d’une certaine façon le rôle qui revient à la fonction de l’ a priori, c’est ce qu’il nomme l’expérimentation mentale.

L’expérimentation mentale

Celle-ci consiste dans « le procédé d’épuration logique et économique (pour) étudier le contenu des expériences mis sous forme de pensées ».57 Ce qui veut dire que l’expérimentation physique peut être relayée et même remplacée dans certains cas par une expérimentation se déroulant uniquement dans l’ordre de la pensée. Peut-on attribuer en cela un statut pour l’expérimentation mentale différent de celui de l’abstraction ou de l’idéalisation dont on a parlé concernant les vérités mathématiques ? Il le semble, puisque les spéculations du physicien définissent des voies qu’il suivra dans l’expérimentation. D’une façon établie, il précède l’expérience réelle, en imaginant les différentes voies que le réel pourrait suivre. C’est d’après Mach, en procédant ainsi que Apelt aurait formulé la loi d’inertie, « on y a été conduit par l’expérience mentale et la méthode de la variation continue ».58 Il ne s’agit pas de spéculations qui n’auraient aucun rapport avec l’expérience, car « l’expérience antérieure conditionne le succès d’une expérience mentale ».59 L’expérimentation mentale a bien une vertu heuristique : comme l’écrit Cassirer dans Substance et fonction, à propos de Mach et du principe d’inertie : « c’est surtout en pratiquant la variation mentale des facteurs concourant à un certain résultat que l’on pourra superviser et éclairer le domaine d’ensemble des faits eux-mêmes. C’est à cette seule condition que se manifeste nettement la signification de chaque facteur particulier ; c’est alors que l’information véhiculée par la perception peut prendre l’allure d’un complexe ordonné dans lequel nous appréhendons clairement la signification dévolue à chaque élément dans la construction de l’ensemble. Les traits essentiels qui sous-tendent sa prétention à la légalité vont se distinguer des traits fortuits susceptibles de changer à volonté… ».60 Mais Mach ne va pas jusqu’au bout de la logique qui serait celle de la variation et de la réduction éidétique, il ne va pas jusqu’à penser proprement l’a priori, pourtant sa référence au Ménon de Platon, à propos de la réminiscence qu’il qualifie d’expérience mentale, montre son projet de dériver de l’expérience la disposition à anticiper l’expérience ; posant la question : jusqu’où peut-il soumettre la capacité de deviner (présente chez l’humain) à une simple répétition ou adaptation des leçons de l’expérience ? A propos du cas du jeune esclave du Ménon, la réduction empirique de la réminiscence peut s’expliquer par l’argument précédemment exposé, c’est-à-dire le rejet du caractère a priori des mathématiques.

C’est bien contre une tradition de la philosophie de la connaissance que Mach produit ses concepts. L’expérimentation mentale, avec les restrictions qui s’imposent à elle et qui la distinguent de la véritable définition de l’a priori répète encore la différence entre le phénoménisme physique de Mach et la conception qu’on qualifierait de transcendantale de Hertz Cette différence se laisse clairement apercevoir : comme l’exprime de façon parfaitement claire Cassirer, si « chez Mach les concepts fondamentaux de la physique sont le produit ou l’impression passive laissés par l’action des choses sur nos organes des sens, chez Hertz, ils sont l’expression d’un processus intellectuel extrêmement complexe, processus en lequel l’activité théorique s’exprime librement, et ne rencontre l’expérience qu’une fois atteint son but, pour en obtenir sa confirmation ou sa rectification. C’est pourquoi Hertz tient fermement à la possibilité et à la nécessité d’une pure science de la nature en son sens kantien ».61 Mach, dans le geste de recourir à l’expérimentation mentale, n’avoue-t-il pas qu’il n’y pas de recherche scientifique sans fictions, sans constructions, et que l’inventivité méthodologique est la seule source de fécondité scientifique ?

Si la seule place laissée à l’a priori ou plutôt à l’équivalent d’un mode de pensée a priori par Mach dans la recherche physique est la fonction occupée par « l’expérimentation mentale », il est vrai que Mach désigne clairement, sans effectuer la réduction intersubjective que Husserl mettra en œuvre, l’enjeu de la réduction galiléenne d’après la Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale. En cela, sa critique de l’a priorité, comme sa critique de l’explication mécaniste en physique annonce ce que Husserl ne thématisera que bien plus tard : la réponse de Mach62 aux critiques formulées par Husserl dans le premier tome des Recherches logiques est la formulation d’une exigence que la phénoménologie devra suivre, la réévaluation du principe psycho-physique comme fondement de la recherche philosophique ; Mach enjoint à Husserl de se préoccuper de ce qui n’est pas encore la « Ur-doxa », ou « le Lebenswelt » : « … ce qui, pour Husserl, est un abaissement de la pensée scientifique, son contact avec la pensée vulgaire (« aveugle » ?), m’apparaît comme un élément de grandeur, car c’est ainsi que la science prend racine dans la vie profonde de l’humanité et réagit puissamment sur celle-ci ».63 Ce qui revient à dire qu’en suivant cette voie, Husserl accomplira le sens le plus profond du transcendantal, comme science de la constitution originaire.


  1. Idée de la phénoménologie, 2º leçon, HUA I 33, trad. A. Lowit, éd. PUF p. 57. Mais il est bien clair que la suite de l’approfondissement des réductions portera Husserl à réhabiliter la fonction du corps, rejoignant en cela une vision psychophysique, que Mach avait développée. ↩︎

  2. HUA I, 36, trad. p. 61. ↩︎

  3. HUA I 37, trad. p. 62 « Son savoir comme fait, que la connaissance transcendante existe réellement, lui garantit comme allant logiquement de soi que la connaissance transcendante est possible ? Est-ce en posant, fût-ce toutes les sciences, en présupposant toutes les connaissances transcendantes quelles qu’elles soient, qu’il peut la résoudre ? Réfléchissons : qu’est-ce donc en fait qui lui manque encore ? Pour lui, la possibilité d’une connaissance transcendante est en effet évidente, mais évidente précisément d’une façon seulement analytique, du fait qu’il se dit : il y a en moi le savoir concernant l’être transcendant. Ce qui lui manque est manifeste. C’est le rapport à la transcendance qui est obscur pour lui, c’est la propriété attribuée à la connaissance ou au savoir, d’ »atteindre un être transcendant », qui est obscure pour lui ». ↩︎

  4. C’est principalement cet argument qui permettra à Mach de refuser de façon catégorique l’hypothse atomiste, notamment dans son cèlèbre débat avec Boltzmann, voir l’article : Olivier Labbib, «La critique de la théorie atomiste chez Ernst Mach», L’enseignement philosophique, 53º annéée, numéro 4, mars-avril 2003, notamment p. 17-18. ↩︎

  5. HUA I 44, trad p. 68. ↩︎

  6. Il n’est pas utile d’insister sur l’influence de Hume sur la pensée de Mach, tant elle est partout sensible. ↩︎

  7. L’Analyse des sensations (notée AS) p. 311: le moi naît, croît, disparaît. Il n’est rien de fixe, il est insauvable. ↩︎

  8. AS, p. 27. ↩︎

  9. AS, p. 312. ↩︎

  10. La Mécanique, trad. E. Bertrand, libraire A. Hermann 1904, reprint éd. J. Gabay 1987, p. 457. On peut ajouter que la référence à la théorie de Darwin est aussi présentée comme une simple hypothèse : « je considère la théorie de l’évolution comme une hypothèse de travail pour les sciences de la nature, qui doit être approfondie et dont la valeur se limite à faciliter la compréhension provisoire des données expérimentales » AS, p. 75. ↩︎

  11. Husserl, Recherches logiques (notées LU), tome I : LU I, 207, trad. p. 228 : « Identifier la tendance à la plus grande rationalité possible avec une tendance biologique à l’adaptation, ou la déduire de celle-ci, puis la charger encore de la fonction d’une force physique fondamentale — c’est là une somme d’aberrations… . ». ↩︎

  12. AS, p. 48 & CE, p. 174. ↩︎

  13. LU, I 197 (§ 54), trad. p. 217. ↩︎

  14. LU, I 208 ; trad. p. 230. ↩︎

  15. LU, I 208-209 trad p. 230-231 : « L’on reconnaît ainsi l’usteron proteron. Avant toute théorie de l’économie de pensée, nous devons déjà connaître l’idéal, nous devons savoir ce que la science s’efforce d’atteindre idealiter, ce que sont idealiter et ce que produisent les enchaînements réglés par des lois. ». ↩︎

  16. CE, p. 135. ↩︎

  17. Ibid., p. 136. ↩︎

  18. Ibid., p. 137. ↩︎

  19. Ibid., p. 137. ↩︎

  20. Ibid, p. 138. ↩︎

  21. Ibid., p. 140 : « on apprend à parler et à comprendre une langue comme on apprend à marcher. Les différents éléments d’une activité, qui nous est devenue familière, s’effacent pour notre conscience ». ↩︎

  22. Voir la Mécanique, p. 250. ↩︎

  23. Ibid., p. 141. ↩︎

  24. Voir ibid., p. 142. ↩︎

  25. La connaissance et l’erreur, p. 143. ↩︎

  26. Ibid., p. 146 : « le rôle prédominant de l’abstraction dans la science est évident. Il n’est pas possible de faire attention à tous les détails d’un phénomène, et il n’y aurait pas de bon sens à le faire. Nous observons précisément les circonstances qui ont un intérêt pour nous, et celles dont elles paraissent dépendre. La première tâche qui s’offre au savant est ainsi de faire ressortir dans sa pensée les circonstances qui dépendent les unes des autres, et de laisser de côté comme accessoire ou indifférent tout ce dont le phénomène qu’il étudie semble indépendant. En fait les plus importantes découvertes se font par ce procédé de l’abstraction ». ↩︎

  27. Ibid., p. 147. ↩︎

  28. Voir une remarque en CE, p. 297, à propos de l’organisation de la nature et l’opposition entre les êtres organisés et la matière inorganisée : « la nature n’est pas astreinte à commencer par ce qui est le plus simple par notre entendement ». ↩︎

  29. Ibid. ↩︎

  30. Par exemple « la loi de réfraction est une méthode de reconstruction concise, résumée, faite à notre usage et, en outre, uniquement relative au côté géométrique du phénomène » écrit Mach, Mécanique, p. 453. Duhem, en tire dans son compte rendu (p. 446) un principe qui s’accorde avec sa propre théorie par exemple énoncée dans la théorie physique, « (une formule de mécanique) prétend uniquement être une représentation condensée de l’expérience ; la seule manière d’en éprouver la valeur, la seule démonstration dont elle soit susceptible consiste donc à la mettre en regard des faits qu’elle veut représenter ; elle sera d’autant meilleur qu’elle représentera un plus grand nombre de faits, avec une plus grande exactitude et par des procédés plus simples ». ↩︎

  31. La mécanique, p. 476. ↩︎

  32. CE, p. 175. ↩︎

  33. CE, p. 178 « Pour les besoins de la vie, les pensées s’adaptent aux faits et s’harmonisent entre elles. Dés que la pensée s’est suffisamment fortifiée, un désaccord entre les pensées est déjà en lui-même une peine, et on cherche à écarter ce malaise intellectuel, même si aucun intérêt pratique n’est en jeu ». ↩︎

  34. CE, p. 179. ↩︎

  35. CE, p. 188. Ainsi c’est dans les paradoxes eux-mêmes que se trouve la force d’impulsion la plus puissante, pour pousser l’adaptation des pensées entre elles, et conduire par là à de nouveaux éclaircissements et à de nouvelles découvertes. ↩︎

  36. Pour Mach la simplification des théories, la réduction des hypothèses est à mettre au compte du principe d’économie, comme il le montre avec l’exemple de Maxwell (ibid., p. 189). ↩︎

  37. CE, p. 45. ↩︎

  38. CE, p. 209. ↩︎

  39. AS, p. 171. ↩︎

  40. CE, p. 303. ↩︎

  41. CE, p. 303. ↩︎

  42. AS, p. 172. ↩︎

  43. Populär-wissenschaftliche Vorlesungen, 1896, S. 416-417, traduction par G. Garreta E. Mach, L’épistémologie comme histoire naturelle de la science dans La philosophie et la science, sous la direction de P. Wagner, folio-essais, p. 1055. ↩︎

  44. CE, p. 329-330. Toujours dans le même passage de la Mécanique, p. 460-461 note 1, Mach s’attribue la pensée de l’hypothèse d’un espace à plus de trois dimensions, non seulement parce que notre expérience du réel nous l’impose, mais encore « comme auxiliaire physique et mathématique ». ↩︎

  45. La mécanique, p. 460. ↩︎

  46. Ernst Mach, Die Geschichte und die Wurzel des Satzes von der Erhaltung der Arbeit, 1872, p. 27. ↩︎

  47. Voir CE, p. 307. ↩︎

  48. AS, p. 298. ↩︎

  49. CE, p. 274 ; plus fondamentalement, il n’y a pas pour Mach de causalité au sens où nous l’entendons, dans la nature : « dans la nature, il n’y a ni causes ni effets », car « la nature n’est présente qu’une seule fois » (La Mécanique, p. 451). La notion de causalité sera donc remplacée par la notion de fonction, qui permet de relier entre eux les différents aspects d’un phénomène sans introduire nécessairement de priorité temporelle, voir par exemple CE, p. 277. ↩︎

  50. La Mécanique, p. 453. ↩︎

  51. Wundt, Les Axiomes physiques et leurs relations au principe de causalité, 1866, p. 125. ↩︎

  52. Voir Cassirer, tome IV de La philosophie des formes symboliques :. « ce qui distingue l’analyse de Mach et lui confère, à première vue, une place singulière, c’est qu’il insiste beaucoup sur la différence entre l’exigence d’une explication causale de la nature et le postulat de la connaissance mécaniste de la nature » (trad. p. 117). ↩︎

  53. La Mécanique, p. 464. ↩︎

  54. Par exemple, CE, p. 227, 234 sq. ↩︎

  55. Sur ce point la lecture de P. Duhem dans son compte rendu de l’ouvrage de Mach, La Mécanique est parfaitement conforme à la perspective de l’auteur («Analyse de l’ouvrage de Mach», Bulletin des sciences mathématiques, tome 27 (1903), pp. 261-283, repris à la suite de l’évolution de la Mécanique (1903) de P. Duhem, Vrin, 1992. p. 445 & 459 & 461. ↩︎

  56. Sur ce point la lecture de Duhem est moins flatteuse, car il décèle chez Mach un retour aux théories des formes substantielles, voir même référence p. 462. ↩︎

  57. CE, p. 200. ↩︎

  58. CE, p. 204. ↩︎

  59. CE, p. 206, voir aussi La Mécanique, p. 491, à propos des « expérimentations mentales » de Neumann, « dans l’expérimentation mentale on peut modifier des circonstances accessoires pour permettre à de nouveaux côtés d’un phénomène de se détacher de l’ensemble. Mais on ne peut supposer a priori que l’univers entier est sans influence ». ↩︎

  60. Cassirer, Substance et fonction, trad. p. 207. ↩︎

  61. Cassirer, tome 4 de la Philosophie des formes symboliques, trad. p. 135, comme l’indique cette citation de Hertz : « Tous les énoncés exposés sont des jugements a priori au sens kantien. Ils reposent sur des lois de l’intuition interne et sur celles des formes logiques propres à l’énonciateur. Ils n’ont pas plus de connexion avec l’expérience externe que n’en ont ces intuitions et ces formes ». Hertz, Les principes de la mécanique, p. 53. ↩︎

  62. La mécanique, p. 462. ↩︎

  63. La mécanique, p. 464. ↩︎