De l’émotion. La phénomenologie contre l’ontologie

1. Les fondements d’une nouvelle philosophie de l’existence

Ma contribution à cet hommage à Levinas consiste dans une interprétation des pages les plus puissantes de cet ouvrage génial, mais quelques fois maladroit dans l’expression ou dans quelque détail de technique, qui est De l’Existence à l’Existant.

Le jeune Levinas se proposa la tâche d’écrire une réponse décisive à Heidegger que l’on pourrait nommer Gut und Zeit. Tel restera son plan tout au long de sa vie, de par le fait que le champ trouvé au-delà des limitations arbitraires de la philosophie heideggerienne se montra formidablement riche et assez peu exploré par la philosophie (meilleurs moyens de découverte fournissent ici souvent les poètes et les génies religieux).

De l’Existence à l’Existant s’en veut — et y réussit — une préparation, une démarche qui suit une voie centrale. Celui qui s’y engage arrive sûrement à son but, mais il a laissé une grande partie du terrain inconnu justement dans son inexploré, avec tous les risques que cela comporte aussi bien pour le succès de la perspective totale qu’à l’heure d’assurer et maintenir franc le chemin qui vient d’être ouvert.

En revenant de son expédition victorieuse, Levinas en décrit les pas. Il faut être pour se rendre au combat. C’est l’existence qui constitue le point de départ, ou, pour mieux dire, la position d’un étant, d’un existant, dans l’être ou l’existence. Ensuite, il faut des certains mouvements existentiels dans cet existant, et tout d’abord d’un d’eux qui se dirige vers le Bien en guise d’établir une relation avec autrui.

C’est vraisemblable que, en commençant, l’étant qui existe et se meut et entre en une quantité de rapports avec l’autre que soi, confondra autrui et même le Bien avec un autre étant, Dieu, par exemple. Peut-être se représentera-t-il le Bien, c’est-à-dire, le but transcendant de sa propre mouvance de s’auto-transcendre, avec l’être dans sa différence dite ontologique au respect de tous les étants. Ça se passera, sans doute, s’il a appris à l’école de Heidegger et la critique de la métaphysique et son pendant nécessaire : la thèse qui situe la transcendance exactement dans le sens signalé par la différence ontologique. Levinas, néanmoins, anticipe les résultats principaux de sa chasse à l’être : autrui se situe au-delà de l’être, et non pas dans la ligne d’une quelconque transcendance à l’égard de l’étant. Il appartient, si l’on peut dire ainsi, toujours en nous servant des termes de l’onto-théologie, à l’Ex-cendance par rapport au champ que domine la différence ontologique. À plus forte raison le Bien, qui n’apparaît pas identifié avec autrui, mais, peut-être, avec l’autrui d’autrui. La relation avec autrui n’est pas le Bien mais le mouvement vers le Bien. Autrui est bon mais non pas le Bien. Bonheur et Bien, menuhah et qedushah et tzedakah, s’interpénètrent dans l’excedance. Mais autrui est quelqu’un d’existant ; il est, répétons-le, non pas le Bien. Alors l’alternative : ou le Bien est malgré tout l’existence de l’existant, ou autrui, comme existant, révèle que moi-même, qui entame un rapport indubitable avec autrui, ex-cède l’existence, ex-cède dans le mouvement même de ce rapport l’être, c’est-à-dire, l’essence de l’étant, de mon étant, de tout l’étant. Exister voudrait dire alors, étonnamment, ex-céder l’existence. Être un existant deviendrait une description incorrecte, voire contradictoire, parce que l’existant, qui a commencé par être, par être posé dans l’être, vient d’en sortir vers le Bien par la voie de la relation avec autrui, qui existe aussi, qui est déjà, lui aussi, sorti de l’être (et nous ne savons pas si par une voie analogue à la nôtre, c’est-à-dire, en établissant un rapport avec un autrui à lui et vers le Bien — ignorance qui montre comment il importe de faire l’exploration complète du champ de recherche…). Exister, je répète encore une fois, serait ainsi sortir de l’être, échapper en l’ex-cédant — et non point en le transcendant… vers l’être. Les existants en rapport, moi l’existant en me rapportant à autrui existant comme bon et vers le Bien, je demeure, nous demeurons en dehors de la maison mondiale de l’être, en guise de vagabonds extravagants, évadés, ex-cédés.

Position de l’être et dans l’être, parmi les étants, au monde : n’est-ce pas cela la création ? Mouvement de sortie, de pèlerinage, en suite de la rencontre d’autrui, n’est-ce pas cela la révélation ? Et la création qui est la condition de la révélation d’autrui, et la révélation même, visent l’ex-cès absolu du Bien : le shalom éternel. N’est-ce pas celui-ci la rédemption ? Monde créé et sans révélation : monde méta-logique, sans constituer système avec les autres éléments. Homme tendu vers l’homme, en exil, en combat, Israël : homme méta-éthique. Et Dieu méta-physique, au-delà de l’au-delà, shalom le-Israël, shalom le-Adam.

Passons alors à montrer, sur la base la plus firme possible, la vérité de ces affirmations d’un air si paradoxal.

2. Surpasser phénoménologiquement la différence ontologique

Voici que le pur présent, l’instant, reçoit sans doute la considération phénoménologique d’atome du temps, atome de temps. L’Urimpression offert le spectacle d’un minimum pur de donation apodictique, même adéquate, quoique elle contienne des intentionnalités débordant sa propre donnée, re-tenant et pro-tenant les phases non impressionnelles de ce champ que Husserl nomma le présent vivant. Mais en elle-même l’Urimpression, c’est le coup simple de quelque chose comme le surgissement du réel.

L’analyse levinasienne indique autre chose : dans l’instant présent règne la différence ontologique ; c’est là qu’elle s’accomplit. Et c’est exactement là que se produit aussi l’oubli de l’être, parce que dans l’instant se réalise la différence-appartenance de l’être et de l’étant. Le stare de l’instant, c’est l’acte par lequel l’étant, de force, accueille son être ou le réconfirme.

Le contenu articulé, l’articulation interne de l’instant, est que l’étant est. Le temps, ce n’est pas l’être en général. On ne doit même pas commencer en parlant du temps, mais de l’instant comme de la « polarisation » de l’être en être de cet étant, en attribut de ce substantif. Il faut alors distinguer la substantivation de l’étant de l’impersonnalité, l’absolue non-polarisation et non-subjectivation, non-subjectité, de l’être. Et on décèle ici encore deux autres aspects : la premier acte, forcé, de l’étant, qui saisit l’être, qui domine, comme sujet, sur son attribut primordial ; et, finalement, le se-rencontrer de l’étant dans son être en étant, c’est-à-dire, la Befindlichkeit. Et voilà Levinas décrivant l’inexorable accomplissement de la tâche d’être, dans son aspect de Befindlichkeit, non point comme angoisse devant la possibilité de ne plus être, mais comme fatigue et paresse du dur devoir d’être, du plus dur des devoirs, du plus devoir de tous nos devoirs.

En vérité, la description exacte exige déjà ici une amélioration subtile mais décisive. Il existe, en effet, une angoisse de la mort, comme il existe la charge d’être sans encore mourir enfin. Angoisse-jouissance, lassitude-élan, sont bien des sentiments ontologiques et, dans cette mesure, quasi-primordiales. Mais l’entrelacs de l’être et du néant, leur mutuelle limitation et co-appartenance, indiquent un « fait d’existence plus général », dont l’annonce est la nécessité ou d’être ou d’en finir. Le fait apparemment insurmontable, depuis que l’on est né, est d’avoir à être ou non être : c’est là tout, c’est là tout ce qu’il y a, c’est là la Totalité dans sa pure consommation de totalité. Indicible neutralité, hyperbole de l’indistinction et la non-subjectivité. Rien n’en échappe.

La fatigue et la paresse d’être, tout comme l’angoisse de ne pas être, restent ainsi au-deçà du sentiment vraiment radical.

Je résumerai en disant, contre les mots de Levinas, que la phénoménologie radicale de l’instant y décerne trois moments : hypostase de l’étant, acte d’y accueillir l’être (en ayant conscience de sa précarité) et mal de l’Il y a. Voilà l’extrême lucidité d’une analyse qui n’oublie plus la différence ontologique mais la surpasse, et qui reste fidèle à la pure stance de l’instant. Mais pas encore au temps. Comme si l’instant signifiait la situation créaturale en tant que telle, sans la sortie de soi qui est en propre le temps ; et comme si la durée du temps signifiait (et était) la révélation qui dynamise et ainsi allège la mal accablant de l’Il y a. Sans que le glissement du temps fût la culmination de la tâche d’être et, partant, l’ouverture d’un mal ontologique énormément plus profond : l’Il y a manifesterait son épouvantable Totalité en embrassant tout le glissement de la temporalité.

L’existence à la pure lumière de l’événement ontologique est une ex-tase dans le présent qui, en définitive, se tourne impossibilité de tout autre événement, suspension de toute temporalisation. Le temps impropre de l’existence superficielle continue bien de se passer, mais dans l’indifférence de la vie et de la mort et comme quelque chose de pire qu’un sommeil avec des rêves sans poids. Vita mortalis qui s’ignore elle-même ; mors vitalis plutôt. Ni bien ni mal : rien. Si la description de Heidegger avait pleine raison, l’angoisse paralysante et la déchéance superficielle et insignifiante deviendraient la somme totale de notre existence. Hyperboliquement plus nihilisante que l’expérience de l’ontologique est alors la découverte de l’Il y a. Même le néant, même la peur de la mort et l’angoisse d’être se réabsorbent dans cet autre extase. La mort même cesse de signifier, tout comme l’être — qui a quelque sens pendant que la mort en garde quelque à son tour. Heidegger serait resté dans une chute oublieuse, qui l’aurait pieusement préservé d’affronter une fatigue, une paresse, un mal indiciblement plus profonds, plus en manque de toute issue. Levinas, par contraste, reconnaît la droiture sincère de l’expérience nietzschéenne et lui attribue une place plus haute qu’à celle de Heidegger. C’est Nietzsche qui a envisagé la Totalité de l’Il y a et qui, enivré de douleur, fou d’une plénitude qui ne veut rien dire parce qu’elle n’a point d’extériorité à laquelle faire un signe, l’a affirmée dans toute simplicité : un oui pur, un oui sans non possible corrélatif ; un oui dans lequel toute altérité a disparu et qui se dissipe lui-même dans le Simple absolu de la Totalité. Que Nietzsche aie voulu nommer Vie cette Totalité n’est qu’être la victime d’un mirage : une faiblesse finale. Il s’agit de la Totalité qui, niée par la tradition spirituelle judéo-chrétienne, agace de tout temps l’expérience de l’esprit indœuropéen. Non point la Vie mais le jeu d’un enfant ou la rêverie d’une divinité dégoûtée d’elle-même.

La redécouverte de l’ontologique défie avec sa voix prémosaïque et présocratique le fil d’or de la tradition mêlée, peut-être strabique ou schizophrénique, de l’Occident. Levinas l’a reconnu à l’école de Heidegger ; Unamuno l’avait découvert à l’école de Nietzsche ; Kierkegaard le reconnut en lisant dans Hegel, Goethe ou Schelling le dessein de l’absorption de l’élément judéo-chrétien dans le plus ancien que la philosophie et que la Bible ; Rosenzweig, qui n’avait cru ni Kierkegaard ni Nietzsche, eut à croire le message de la guerre mondiale, qui réduisait le monde du christianisme à ses cendres païennes. C’est tout pareillement que Levinas, qui n’avait point cru tous ces prophètes, ni même à Husserl, le dernier survivant héroïque d’une époque en train de périr, dût obéir la leçon de cette autre guerre mondiale qui réduisa le monde juif à des cendres tout simplement, comme aux temps de l’abomination dont raconte le livre de Daniel.

Rosenzweig envisageait une ère post-historique dans laquelle le philosophique, le théologique, le religieux et le politique se seraient tous purifiés dans une vie qui ne connaîtrait que la double liturgie du judaïsme et du christianisme, tous les deux purifiés aussi de leurs adhérences religieuses, philosophiques, théologiques et politiques de la période déjà disparue, déjà consommée jusque dans ses possibilités les plus extrêmes. Était Rosenzweig si naïf que l’on dirait, en observant sa cécité à l’égard de l’imminence de la Shoah et le besoin du retour d’Israël au sein de l’histoire mondiale ? La décision d’une quelconque réponse doit s’attendre, à mon avis, à ce que l’on comprenne parfaitement le sérieux et bien fondé de la réaction de Levinas au défi qui fut le sien.

Et tout d’abord ce renouveau de la pensée qui envisage la Totalité surprend le témoignage constant de la présence de l’Il y a dans l’expérience de l’instant, c’est-à-dire, dans mes mots, dans le c&oelig ;ur du phénoménologique — que Levinas ne voulait pas dénommer ainsi de par les conséquences d’une compréhensible errance dans la lecture de Husserl soufferte aux pieds de Heidegger.

Le phénomène par lequel Levinas commence à parler contre la suprématie incontestée de l’ontologique se veut pleinement universel, exactement comme l’esprit mosaïque, socratique et évangélique se veut universel et entend sa voix même dans l’esprit de traditions autres — comme c’est le cas de l’aspiration bouddhique au sunyatam, en face de la Totalité.

En fait, la résistance du jeune Levinas contre la phénoménologie procède de sa tendance à l’interpréter carrément sous le prisme d’un primat excessif de la représentation, en vertu et en force de laquelle l’événement se voit toujours surpassé et perdu dans le milieu uniforme de la réflexion. Je suis convaincu que la lecture sereine des Recherches Logiques aurait pu changer de fond en comble cette saisie de la postérieure mouvance dite l’époché. Les descriptions, très brèves mais essentielles, que Husserl dédia, déjà en 1900, à la conscience du temps correspondent, dans mes propres termes, à la découverte effective de la primauté absolue phénoménologique d’un pré-cogito pré-réflexif qui n’est point abandonné au-dedans de l’atmosphère purifiée de l’époché. La réduction phénoménologique enlève un obstacle pas seulement à la contemplation de la vie transcendantale mais même à sa réalisation ; elle l’enlève d’emblée pour permettre ensuite à la vie se passer, dans ses œvres de constitution, libérée d’une étroitesse indue, d’une auto-interprétation artificielle, historiquement conditionnée, trompeuse en fin de comptes.

Voici que la thèse descriptive foncière du jeune Levinas revient à ce que « l’étant est » doit se redire en tout comme « l’étant s’est » — thèse qui d’ailleurs annonce comment l’étant est en vérité uniquement l’existant, dans une tournure toute pareille au soi-disant idéalisme transcendantale de la phénoménologie husserlienne-. Le fait de « s’être », c’est l’entrée dans l’existence moyennant l’acte, l’événement sensu stricto ; mais s’être est justement non pas purement Sein mais en plus Bewusst-sein. Restons-y pour ce qui concerne la critique excessive à Husserl du jeune Levinas.

Sa position revient proprement à exiger que l’on décerne la différence ontologique phénoménologiquement, c’est-à-dire, dans l’expérience pure des phénomènes qui fondent la phénoménalité de tout autre phénomène. C’est ceci que Levinas décrit trop simplement avec les mots « fouiller l’instant ».1

L’instant permet et exige d’être fouillé parce qu’il est en lui-même articulé, auto-différencié et, si l’on veut dire ainsi, parce qu’il est déjà ontologique et même en train d’ex-céder l’ontologie. Et en fait, s’il était impossible de saisir le mouvement de l’ex-cession de l’ontologique dans l’instant, ce serait la méthode phénoménologique primordiale qui nous emporterait toute espérance de surpasser l’ontologique (et de nous revoir libres de la pensée de Heidegger).

3. L’effort et les affects fondamentaux

La pointe des descriptions originaires de Levinas, c’est d’avoir reconnu dans la quasi-relation de l’étant avec son existence un acte à l’égard duquel moi, je, prends toujours déjà une attitude ou, pour mieux dire, ressens un certain affect. Cet affect ne se réfère pas intentionnellement à la différence ontologique mais l’accomplit et s’y soumet en élevant simultanément une voix de proteste. Et c’est pour cela qu’exister se décrit vraiment comme s’exister. Je me suis, mais en fatigue que la paresse précéda. L’existence pèse, accable ; et si nous ne pouvons pas étendre à toute notre vie cette même description uniforme, c’est parce que l’on peut aussi, en des phases spéciales du temps propre, non plus exister sérieusement mais dormir, rêver, jouer, s’enfouir dans l’imaginaire. On existe aussi, c’est vrai, avec de l’aisance, en souriant, légèrement ; mais c’est de par un mélange d’imagination. Et, en définitive, le sourire suppose l’effort comme son propre soubassement.

L’effort a été souvent interprété comme découverte ultime de l’incarnation subjective et de la résistance corrélative de l’objectivité primordiale. Ego cogito se transforme ainsi en ego moveo, corpus meum movet corpora, corpus meum tentat se movens movere corpora aliena. Levinas prend sa distance de cette formulation où la chair propre et la chair du monde règnent en philosophie première. L’effort ouvre la temporalisation du temps de la vie phénoménologique parce qu’il réalise, en essayant vainement de s’y refuser, le contrat de l’étant avec l’existence. Il s’élance à exister et à exister les choses et le monde, en pure transitivité ; mais il s’y surprend en retournant inévitablement sur soi-même, en s’en chargeant, en s’en souciant. Il ne disparaît pas dans le jeu du monde mais se voit forcé, avant même de jouir du monde, à se doubler de soi-même. Il doit dorénavant s’efforcer pour exister, se traîner soi-même qui l’engourdit et l’ennuie et même, à l’occasion, l’empêche d’agir, c’est-à-dire, le réduit à ne plus agir qu’en pur effort de se supporter soi-même oisif. Je suis embourbé de moi-même, de mon trop plein d’être, depuis que je vis. Solitude et pauvreté me sont impossibles. Husserl aussi avait décrit le pur présent comme constitution du monde et auto-constitution de soi-même en contractant d’habitudes transcendantales.

Levinas voit dans cette lourde nécessité de que le moi se charge de soi plutôt et même avant de se charger du monde, le corrélat de ce que la tradition philosophique imprégnée de chrétienté dénomma si souvent la situation de péché originaire ou héréditaire, de Schuld primordiale. C’est, dans ses propres mots, la constatation que le Royaume des Cieux nous est déjà fermé.2

Le monde : le rêve d’un paradis pur mirage, pure délice sans soi, pur vol, comme l’écriture de Saint-Exupéry reflète si admirablement. Mon extase vers le monde, c’est la propriété phénoménale de mon ici ; mon in-stase en moi-même, c’est le présent. Instase parce que toujours recul : c’est moi-même qui me refuse à moi-même.

Voilà l’hypostase de soi, la substantivation du sujet, sans laquelle le je pur et léger n’existera point le monde. Fichte avait décrit cette densité du moi comme son essence, dont les règles, dans la réflexion, deviennent les catégories de la constitution du monde, du non-moi. Et c’est exactement dans ce sens que la facticité du monde se présentait à lui comme le produit de l’imagination, tandis que la nécessité de l’entendement restait réservée à la solidité de moi-même.

Levinas prend la perspective de parler de l’insouciance, de la jouissance primordiale dans laquelle nous sommes des habitants du monde, dont l’indispensable contraste est l’ennuyeux souci de soi. La forme première du désir serait alors le désir du monde, le désir de jouir le monde en s’enfuyant soi-même. Et c’est strictement nécessaire que notre désir du monde se voit rassasié dès sa même naissance. Nous ne désirons jamais un monde inaccessible, mais justement, comme dans les contes de fées, voilà que le monde de nos désirs est déjà là et nous l’existons déjà.

Bien sûr, cette intention toujours déjà remplie montre et réalise ce monde donné comme forme, comme extériorité, comme coquille, écorce ou peau que je suis en quelque façon en train de jouir déjà. La surprise extraordinaire viendrait du fait qu’un objet du monde contienne une obscurité, un dedans qui ne se donne pas, qui n’est plus forme et que je ne puis jouir par principe. Cela serait si surprenant, dans le beau sens littéral du terme, que l’expérience de m’alléger de moi-même se produirait alors soudainement : non plus dans la distraction et la jouissance des choses du monde, mais par le fait d’une certaine énucléation du poids et de la grossesse de mon existence, de moi-même.

Un tel événement improbable ne peut se présenter que comme l’inassouvissable d’un désir ; comme l’inépuisable de quelque chose qui fut d’abord saisie comme un autre aliment, comme une autre forme délicieuse. Gargantua ou Don Giovanni s’achoppent à un objet trop plein, c’est-à-dire, à la surprise d’un soi secret, intime, même dans le pur paysage des formes mondaines. J’essaie de le consommer aussi et assiste à l’indéniable réalité de mon échec absolu.

Avec le monde, le moi pratiquait jusque là l’exercice le plus énergique de thérapie à l’égard de toutes ces ombres solides qui s’enferment dans le soi et même dans la solidité horrible de l’Il y a anonyme. L’inconscient s’illuminait de conscience réussie. Mais voici que la nuit semble recommencer même au-dedans de l’éclat du monde. C’est de par lui-même que le désir de l’autre se divisera en appétit ou besoin de l’autre accessible et désir ou amour de l’autre inépuisable et inaccessible. Et ce terme analogique de autre multipliera pareillement ses significations. Besoin de l’autre, amour d’autrui… Indication qui nous mène sur la même voie qu’Augustin entreprit jadis : en aimant l’autre il se peut qu’un jour se révélera l’altérité d’autrui et notre amour sera mis dans la véritable alternative entre l’esthétique et l’éthique, c’est-à-dire, il s’expliquera lui-même ou comme libido — ce qu’il était d’emblée — ou comme dilectio, nouvelle possibilité, surprise essentielle, aventure d’un soi à l’égard du soi d’autrui, qui commence pour n’être qu’une forme prochaine de plus sur la surface du monde, donnée à mon désir, à ma faim, à mes caresses. Mais cette extériorité celait son secret que voici maintenant m’absorbant vers l’inconnu.

Le jeune Levinas a décidé d’appeler conscience uniquement à la distance sensible entre le monde ouvert, éclatant, plein de formes et nourritures, et nous-mêmes nous efforçant d’être, fatigués de notre propre poids, mal à l’aise dans notre peau et tourmentés ténébreusement par la totalité insurmontable, insouffrible, sans clivage de surprise, de l’Il y a. Cette option est parfaitement contestable. En fait, si dans l’appétit et le besoin nous trouvons, comme il se trouve sans doute, la possibilité de les ajourner, même de les réprimer, et bien sûr la capacité d’imaginer toute une stratégie pour les conquérir et en goûter si intensément qu’il se pourra, tout cela signale vraiment que la structure de la donation satisfaisante du monde se double d’intention qui se remplit ou reste à vide. En langage idéaliste classique, le transcendantale méritait tout comme l’empirique d’être nommé conscience. Ce titre ne désigne que la différence même entre l’étant ou existant et l’anonyme Il y a.

Ce n’est que la création qui soit au dehors de toute conscience ; mais la création n’est point un acte. La création reste au préalable de la différence ontologique comme telle, c’est-à-dire, elle n’appartient pas à l’ontologie. L’échec méthodologique de Levinas dans son premier livre tient à ce qu’il a voulu décrire l’impossible : la conscience sans conscience. Il a pris erronément les phénomènes de ce qu’il appelle existence sans monde comme autant d’événements dépourvus de toute conscience parce que dépourvus de toute forme, de tout sens lumineux. Tant s’en faut. Ils fournissent, au contraire, la preuve la plus éclatante de l’impossibilité de « fouiller l’instant » en sortant de toute phénoménologie. L’auto-affection est, bien sûr, la phénoménologie matérielle, au dire de Henry, la nuit archiphénoménale, et non point l’anonymat pur. Même — et très spécialement — l’Il y a se ressent, se vit, dans un événement qui, comme tous les événements depuis la création, non seulement est, mais s’est. Le bien fondé des descriptions levinasiennes du vécu de l’Il y a reste quelque peu empêché de par son appréhension trop limitée du phénoménologique.

4. Le rôle de l’imagination et celui de la pensée dans la constitution de l’Il y a

Voilà pourquoi la suspension de toute intentionnalité est saisie en termes de présence de l’Il y a. C’est notamment le cas de la matérialité de la conscience, employant la dénomination chère aussi bien à Husserl qu’à Henry : la pure sensation qui ne mentionne rien par elle-même et qui serait le résultat de la spéciale sorte d’abstraction procurée par l’art. Comme si c’était de tout premier abord l’art le secteur de l’activité humaine agacé par l’Il y a. Dans un parallèle très curieux avec les postérieures analyses henriennes sur la peinture de maturité de Kandinsky, Levinas appréhende la tâche de la peinture comme la déconstruction de la vision et la libération de toute cette ambiance en défaut d’un sens quelconque qui serait l’océan sensitif pur. Mais attention : ce n’est pas cet océan mais son ambiance, son « champ de force », son « atmosphère de présence », qui figure, qui est déjà l’Il y a.3 On ne sent pas l’Il y a, de la confession du propre Levinas. Je voudrais conclure : on le pense derrière, dedans, peut-être parmi tout cela que l’on sent dans la pure sensation.

Mais est-ce bien l’art qui nous fournit « presque » le sentiment non-intentionnel de l’Il y a — à l’égard duquel aucune distance n’est plus réalisable ? Ne serait-il, au contraire, que l’art obéit à la réminiscence d’une autre pensée, tirée d’autres sources, qui ait été vraiment notre maître dans l’apprentissage qu’il y a l’Il y a ? Par exemple, l’art ne découvre point l’horreur, mais il n’est pas impossible que l’art soit en quelque manière un des fils de l’horreur. Et la question qui me semble essentielle reste ouverte : est-ce l’horreur de l’Il y a un sentiment qui s’allume sur le matériel de quelque expérience fondamentalement corporelle, sensitive ? Ou n’est-il plutôt un sentiment à la suite d’une pensée, et c’est seule la pensée qui vise l’Il y a ? Cette pensée d’ailleurs s’enracinerait sur un acte primordial de l’imagination, qui peut-être ne diffère point de la projection imaginative foncière et fondamentale de la suite indéfinie du temps. C’est l’infinition du temps, cette anti-forme de l’infinition de l’Infini, le phénomène sur lequel s’appuie, à mon avis, l’horreur. Être et néant se co-appartiennent grâce à la morne, terrible et horrifiante infinition unique, monotone, sans sens ni lumière, qui est le temps imaginé comme étrange à la conscience, autre que la subjectivité.

L’insomnie est de lui-même tout à fait incapable de nous donner, malgré la prétention de Levinas, une disons expérience de l’Il y a, précisément parce qu’il n’en est aucune qui soit possible.

C’est vrai que toute expérience de l’absence, la suspension ou l’impossibilité du sens sert à allumer le sursaut imaginatif — projection d’un temps sans bornes ni repères — qui nous comble d’horreur devant l’Il y a ; mais cela ne veut point dire qu’ils existent des expériences directement se rapportant à l’Il y a. Cette Totalité qui suscite la vive et passionnée conscience du désir de l’évasion, l’autrement, la menuhah, est justement un fantôme de la pensée imaginative : le fantôme primordial, l’illusion décevant de prime abord tout homme qui n’est pas encore devenu « un homme de désirs ». L’Il y a n’est point : il n’est pas vrai, il n’y a point l’Il y a. Mais le jeune Levinas semble trop ébloui par le récent frôlement de sa terreur.

Et c’est après l’installation de cette terreur dans notre vie que l’expérience de l’art se fraie authentiquement sa possibilité : la peinture lutte contre la vision, c’est vrai, mais dans l’ambiguïté de vouloir et susciter et exorciser la terreur, parce que la vie pleine n’a point besoin d’être représentée comme l’Il y a. Sur cela, c’est le magistère de Franz Rosenzweig qui a su recueillir les fruits véritables de l’arbre de la connaissance.

La plénitude imaginaire du temps — une forme vide exigeant toujours d’être comblée — est acquise en contraste avec la plénitude imaginative de son contraire, l’espace. Levinas saisit très précisément ce point. L’Il y a est du temps pur, du temps que ne comble que le bruissement de l’existence. La conscience, l’hypostase, commence par la localisation, par cette sorte de se recroqueviller sur soi-même en se mettant à l’abri de l’excessif plein air du temps indéfini et indéfiniment rempli d’être indéfini. Solitude, concentration, boucle sur soi, sommeil, intérieur et intimité : ce sont toujours des termes et des images qui réfèrent a l’autre du temps. Avoir un quant à soi est disposer d’un refuge à l’abri où le silence — contraire au remue-ménage de l’essence- s’ouvre, où l’oubli et l’inconscient deviennent permis et même réels. C’est comme cela que l’on projette la possibilité imaginative de pouvoir mourir absolument ; et cette rêverie est la pensée première d’une vie éternelle, tout à fait autre que l’horrible quasi vie du temps indéfini et pur.

5. Brève revendication de l’émotion

Voilà alors que c’est dangereux d’affirmer sans restriction que les émotions annoncent indéfectiblement, de par son bouleverser le repos — l’ici basal du sujet — l’ouragan horrible de l’Il y a. Tant s’en faudrait que l’hypostase d’un sujet consistait en fin de comptes en sommeil, oubli, nuit et mort, ennui qui nous arrache au trop de mobilisation de la Totalité. Le désir d’ex-cendance n’est point l’epoché de toute émotion. La fuite ne sort pas de l’Il y a à travers la voie unique de s’abîmer dans le silence, de s’éteindre. Sa donnée véritable est bien plutôt, comme soutenait Kierkegaard, celle de la passion absolue, en combat avec les passions de la finitude et du temps. Passion de l’éternité qui se refuse aux apanages, toujours suggérés, avec les passions du temps. Naturellement qu’il y reste une affinité avec l’anti-émotion dessinée par Levinas trop hâtivement dans De l’Existence à l’Existant ; mais la ressemblance ne confondra facilement personne. Notre désir ne souhaite pas l’inconscient, ou ne le désire que comme un soulagement passager de tel amont de temporalité, déjà insupportable.

Évasion en soi, écrit Levinas. Évasion évanescente, qui ne sert qu’à frayer le pas au plus horrible des envahissements de l’Il y a. Et il ne va pas se réclamer de ce qu’est seulement l’apparition d’autrui qui suscite, qui révèle, la possibilité de la paix. On désire l’éternité même avant de concevoir quelque espoir concret de s’y rendre, ou bien on ne le désirera jamais. Autrui, c’est la voie véritable ; mais le nirvâna, par exemple, en profitant de ce terme de « évasion en soi », réalise alors, en forme de déception, l’aboutissement du même désir. La possibilité vide du fait qu’autrui advienne, que Dieu se manifeste, est bien la condition de la créature, dont l’ouïe est déjà formée et attend depuis très longtemps, depuis toujours, la voix qui comble et produit un tel possible maintenant encore désiré à vide et peut-être inconsciemment.

La stance de l’instant est bien la différence entre l’ici de l’hypostase et l’obligation de faire contrat avec le temps qu’il y a. Mais il n’est pas factible suspecter toute émotion comme dirigée à ébranler maladivement notre hypostase nucléaire pour nous mobiliser dans la danse infernale de la mort, la guerre, l’impersonnalité du temps indéfini et la Totalité.

Relazione tenuta al Convegno internazionale Visage et infini. Analisi fenomenologiche e fonti ebraiche in Emmanuel Levinas, Roma 24-27 maggio 2006. Gli atti sono pubblicati nel volume a cura di Irene Kajon, Emilio Baccarini, Francesca Brezzi, Joelle Hansel, Emmanuel Levinas. Prophetic Inspiration and Philosophy, Giuntina, Roma 2008.


  1. EE, p. 42. ↩︎

  2. EE, p. 38. ↩︎

  3. Cfr. EE 104. ↩︎