Salta il menù

Invia | Commenta

Le Christ principe et fin de la création selon Fray Luis de León

di Philippe Nouzille (5 settembre 2011)

Qu'une intervention durant nos journées soit consacrée à Fray Luis de León, le maître augustin de Salamanque (1527-1591), peut surprendre, d'autant plus qu'il n'est pratiquement pas étudié en France, ni même traduit. Et cependant, c'est un auteur qui rentre tout à fait dans le projet de ce colloque qui veut faire se rencontrer moines et universitaires autour de la figure, ou des figures, du Christ. En effet, que le Christ soit son thème de réflexion favori, quiconque a eu sous les yeux quelques lignes de Fray Luis en conviendra, et le titre de ce que tout le monde considère comme son chef-d'œuvre, Les Noms du Christ, suffit pour nous le rappeler. Mais c'est aussi le style théologique lui-même de Fray Luis qui le recommande à notre attention. Comme un de ses commentateurs a pu l'écrire, on trouve chez lui « un corps de pensée préalable à la distinction des disciplines, philosophie, théologie, 'littérature' ».1 On pourrait même ajouter : préalable à la distinction des différentes branches de la théologie, dogmatique, biblique, spirituelle. Si bien que l'on pourra faire de nombreux rapprochements entre son œuvre latine qui reprend son enseignement universitaire et son œuvre en castillan, théologique, biblique, spirituelle et poétique, Les Noms du Christ relevant à la fois de ces quatre catégories. Mais on trouve aussi, parfois, sous sa plume des remarques critiques concernant son travail universitaire. Ainsi, dans une lettre de 1570, il écrit : « Je travaille dans ce moulin (l'université) occupé toujours par les livres que j'aime le moins et avec un plus grand désir, chaque jour, de sortir d'eux et de tout ce qui est université ».2 C'est que, s'il y a bien unité de contenu dans une dualité de forme, pour cet immense écrivain qu'est Fray Luis la forme n'est jamais sans signification et les formes qu'il pratique n'ont pas toutes la même capacité de rendre adéquatement le contenu visé qui dépasse ou intègre une pluralité de genres. Ce ne serait donc pas hors de propos que d'affirmer que le style de Fray Luis s'inscrit dans le prolongement de ce qu'on a appelé la « théologie monastique ». Et ce n'est d'ailleurs pas un hasard, sans doute, si parmi les quelques livres qu'il se fait apporter lorsqu'il entre dans les prisons de l'Inquisition à Valladolid se trouvent les œuvres de saint Bernard. Et c'est peut-être avec encore plus de justesse qu'au sujet des auteurs cisterciens du XII° siècle qu'on pourra dire de lui qu'il est animé par « l'amour des lettres et le désir de Dieu ».

1. Ontologie du créé

C'est pourquoi je commencerai par citer un long passage des Noms du Christ qui constitue un des plus beaux éloges de la poésie, du moins de la poésie véritable, c'est-à-dire celle qui a le Christ pour sujet. En effet, « tel est bien, écrit Fray Luis, le seul sujet digne de la poésie. Ceux qui l'en écartent et lui font violence pour l'employer ou, mieux, pour la perdre dans des récits indécents devraient être punis pour avoir publiquement corrompu deux choses très saintes, la poésie et les mœurs. Ils corrompent la poésie, car, sans aucun doute, Dieu l'a inspirée à l'intelligence des hommes pour que son mouvement et son esprit les transportent jusqu'au ciel d'où elle provient. Car la poésie n'est qu'une communication du souffle céleste et divin ; et ainsi chez presque tous les prophètes, aussi bien ceux qui furent poussés véritablement par Dieu que ceux qui parlèrent sous l'action d'autres causes surnaturelles, le même esprit les excitait et leur faisait voir ce que les autres hommes ne voyaient pas, cet esprit harmonisait, composait et, en quelque sorte, versifiait les mots dans leur bouche, avec le nombre et la consonance nécessaires, pour les aider à s'exprimer d'une façon plus élevée que les autres hommes et pour que le style de leurs discours fût accordé à leur sentiment et qu'il y eût conformité entre les mots et les réalités ».3

Telle est bien la question : comment dire adéquatement ce qui est à dire, aussi bien d'ailleurs dans le monde profane, si toutefois une telle expression a un sens chez Fray Luis, qu'en théologie ? Si Fray Luis est attentif à la langue, c'est que le monde nous est d'abord accessible à travers elle, mais comment donc le dit-elle ? Et on verra tout à l'heure que l'avant-dernier nom du Christ que Fray Luis examine dans l'œuvre qu'il consacre à ses noms, au cours de quelques pages qui récapitulent beaucoup d'éléments épars dans son œuvre, est précisément le nom « Dabar, Parole ». La question du langage court en fait tout au long du livre, car que signifie cette pluralité de noms attribués au seul Christ ? Si l'être se dit de plusieurs façons, quel est le centre d'unité de la prédication ? La référence à la formule fameuse d'Aristote ne se trouve pas chez Fray Luis mais le rapprochement n'est pas forcé pour autant. La question centrale pour Fray Luis est, je l'ai dit, celle du rapport du mot à la chose, et, à travers elle, la question du rapport du singulier et de l'universel. Les noms multiples du Christ ne forment-ils donc qu'une vaste rhapsodie, due à la seule déficience du langage pour dire ce dont il s'agit dans le Christ, ou bien disent-ils par leur pluralité même qui est le Christ ? Fray Luis reconnaît, certes, l'insuffisance de notre langage : ces noms du Christ, « ce sont sa grandeur sans bornes et les trésors de ses très riches perfections, et en même temps la multitude de ses attributions et des autres biens qui naissent de lui et se répandent sur nous, lesquels, de même qu'ils ne peuvent être embrassés d'une seule vue de l'âme, peuvent encore moins être désignés par un seul mot ». Ainsi, « l'Esprit-Saint, qui connaît la petitesse et l'étroitesse de notre entendement, ne nous présente pas cette grandeur toute réunie : il nous l'offre pour ainsi dire par morceaux, il nous en dit parfois une chose sous un nom, et d'autres fois une autre chose sous un autre nom. C'est ainsi que finissent par être presque innombrables les noms que la Sainte Ecriture donne au Christ »4 Mais il y a plus que cela dans les noms du Christ, en raison même de ce qu'est un nom et de sa valeur proprement ontologique, ce que Fray Luis développe dans une Introduction aux Noms du Christ.

Il commence par une double définition du nom : « Le nom [...] est un bref vocable qui remplace ce dont on parle et qu'on emploie en son propre lieu. Le nom est encore cela même que l'on nomme, non dans l'être réel et véritable qu'il possède, mais dans l'être que lui confèrent notre bouche et notre entendement ».5 Par le nom qu'elle reçoit, la chose acquière un nouveau type d'être, non plus seulement un être matériel et grossier, qui est son être réel, mais « un second être en tout semblable au premier, mais plus subtil que lui » et spirituel.6 Et c'est seulement grâce à cet être langagier que la chose atteint ce pour quoi elle a été créée. Paradoxalement, ce que Fray Luis appelle « l'être réel et véritable », l'être matériel, ne permet pas l'accomplissement dernier de la chose mais demande ce redoublement ontologique par le langage car ce n'est qu'à travers lui que la chose peut sortir d'elle-même, que le singulier et l'universel se rencontrent et s'unissent. En effet, pour Fray Luis, « la perfection de toutes les choses et en particulier de celles qui sont capables d'entendement et de raison réside en ce que chacune d'elles renferme en soi toutes les autres et en ce que, étant une seule, elle est toutes les autres autant qu'il est possible, car, à cet égard, elle se rapproche de Dieu, qui renferme tout en lui-même. Et plus elle croîtra en cela, plus elle s'en rapprochera, en se faisant semblable à lui ».7 L'accomplissement de la création est dans la ressemblance au Créateur et, par conséquent, dans ce rapport de singularité-totalité qui est celui des Personnes divines à l'intérieur de la Trinité, mais aussi celui de l'essence divine elle-même qui est, « en une quantité infinie d'excellences non compréhensibles, une seule excellence simple et parfaite ».8

Cette perfection du créé n'est possible que par une médiation, celle de l'homme dans l'état présent du monde, celle du Christ dans son état eschatologique, mais aussi déjà dans l'état idéel qui est celui d'avant la création elle-même. Seuls des êtres spirituels peuvent ainsi s'ouvrir et recevoir d'autres êtres en eux, les rassembler en un unique point, sans cependant les confondre.9 « La perfection des choses consiste donc à faire de chacun de nous un monde parfait, pour que, de cette manière, tous étant en moi et moi dans tous les autres, moi tenant l'être d'eux tous et tous et chacun d'entre eux ayant mon être, toute cette machine de l'univers s'enlace et s'enchaîne, que la multitude de ses différences se ramène à l'unité, et que sans être mêlées, elles se mêlent et que, tout en restant nombreuses, elles ne le soient pas ; et pour que, tandis que la variété et la diversité s'étendent et se déploient en quelque sorte sous les yeux, l'unité triomphe, règne et impose à tout sa domination ».10 Ainsi, c'est à travers le nom, que se réalise l'aspiration du créé à l'unité, c'est-à-dire à son Créateur. Mais, en parlant des choses qui se mêlent sans se mêler, ce texte engage aussi à une interprétation christologique de l'unité visée. Si celle-ci entend imiter la structure trinitaire de Dieu, elle imite aussi le Christ dans l'union des natures : apparaît ainsi une première forme, absolument fondamentale, de l'accomplissement christique de la création. Se dégage aussi la hiérarchie de l'être qui régit toute la réflexion de Fray Luis, depuis la multiplicité des choses créées qui trouvent à se rassembler ici-bas dans l'esprit de l'homme, qui est lui-même microcosme, unissant natures corporelle et spirituelle, jusqu'à la tri-unité divine, en passant par le Christ, Verbe incarné, qui fait se rejoindre les deux extrêmes de cette échelle.

Je demandais tout à l'heure si la nomination multiple du Christ était seulement due à notre incapacité de le désigner adéquatement ou s'il y avait plus que cela. On voit qu'en réalité le langage est structurellement imitation du Christ dans sa fonction unitive. Les verba reproduisent l'action de l'unique Verbum. La pluralité des noms ne fait pas qu'énumérer des qualités diverses du Christ, elle les fait aussi se compénétrer pour dessiner un seul Christ. Pour le dire autrement, l'unité unissante du Christ ou qu'est le Christ n'a pas de meilleur miroir que le langage et la pluralité des noms. On doit d'ailleurs noter un fait curieux, à savoir que Fray Luis omet d'examiner le nom même de Christ, alors même qu'il l'emploie à chaque instant. N'est-ce pas parce que ce nom désigne la personne même qui unit l'homme et Dieu, c'est le nom même de l'union et qu'à ce titre il constitue une sorte de point focal, qui permet de tout lire mais sans être lui-même à proprement parler un nom du Christ ?

La ressemblance à Dieu dans ce rapport entre unité et universalité, « est, écrit Fray Luis, l'aspiration générale de toutes les choses, et la fin et comme la cible que visent les désirs de toutes les créatures ».11 A diverses reprises, il revient sur ce désir des créatures dont il voit un premier accomplissement dans l'harmonie cosmique. Il évoque, en contraste avec ce bas monde troublé et agité où nous sommes, comme dans une prison, le rythme de l'univers, le mouvement régulier des astres qui allie identité et différence et qui est une figure de l'accord éternel de « ce qui est, sera, et fut ».12 Il faudrait relire ici des poèmes célèbres comme l'Ode à Salinas, « L'air s'apaise...  » ou celle à Diego Oloarte, « Nuit sereine ». Francisco Salinas est un musicien ami de Fray Luis et l'Ode que celui-ci lui dédie est donc construite sur des images musicales :

L'air s'apaise et revêt
Lumière et beauté sans pareilles,
Salinas, quand s'élève
La musique sublime
Par votre main savante gouvernée.

..............................

Elle [mon âme] traverse l'air,
Parvient enfin à la plus haute sphère,
Et entend là un autre mode
De non périssable musique,
Qui est de toutes la première.

Elle voit comme le Grand Maître
A cette immense cithare appliqué,
D'un mouvement adroit,
Produit le son sacré
Dont est soutenu ce temple éternel.

Et comme elle est composée
De nombres concordants, aussitôt elle envoie
Consonante réponse,
Et toutes les deux à l'envi
Mêlent leur très douce harmonie.13

Ou dans l'Ode à Diego Oloarte :

Qui regarde le grand concert
De tant de splendeurs éternelles,
Leur mouvement bien assuré,
Leurs pas inégaux, mais en proportion,
Concordante si bien égalisés ?

..............................

Une immense beauté
Ici se montre toute, et resplendit,
Très claire et pure, une lumière,
Qui jamais ne connaît la nuit :
Un éternel printemps fleurit ici.14

Dans Les Noms du Christ, le chapitre consacré au nom « Prince de la paix » commence de même par un long éloge de la paix dont le modèle est donné, là aussi, par les étoiles : « comme dans une fraternelle union et comme se regardant les unes les autres, les plus grandes échangent leur lumière avec les plus petites, elles se montrent un mutuel amour et comme, d'une certaine manière, elles se révèrent les unes les autres, elles atténuent parfois toutes ensemble leurs rayons et leurs vertus et elles les ramènent à une pacifique unité de vertu, composée d'éléments et d'aspects différents, universelle et puissante au-delà de toute expression »15

Il faut surtout se garder de voir dans ces textes l'expression d'une vision simplement panthéiste ou d'une mystique cosmique. Si la mystique luisienne implique bien le cosmos, celui-ci n'en est pas l'objet, mais, bien au contraire, le sujet, traversé par le désir de son propre accomplissement dans le Christ, et ces descriptions de l'harmonie des astres ne sont que des figures de l'union de l'être dont la source est la Trinité et dont la voie est le Christ. Ainsi, « la paix est le but que visent toutes choses et le bien auquel elles aspirent », un bien qui ne peut avoir pour « 'prince', c'est-à-dire [pour] son artisan et sa source principale » que « celui-là même qui est pour nous le principe et l'auteur de tous les biens, Jésus-Christ, notre Seigneur et notre Dieu ».16 De même, dans son Commentaire de l'Epître aux Romains, Fray Luis ne retient pas l'explication de S. Jérôme, de la Glose ordinaire et de S. Thomas sur le verset 8, 19 mais celle de Chrysostome, Theophylacte et d'Ambroise selon lesquels les créatures qui attendent la révélation des fils de Dieu et gémissent ne sont pas les hommes seulement, créatures par antonomase selon les tenants de l'opinion que Fray Luis rejette, mais il s'agit bien des « créatures dans l'entière machine du monde présent sous les anges, qui est d'une certaine façon soumise à la vanité (Rm 8, 20), en raison de la corruption, pour ce qui est des êtres corruptibles, et en raison du mouvement et des autres changements, pour ce qui est des cieux ».17 On voit ici que les cieux, qui dans les textes cités auparavant évoquaient l'harmonie définitive, perdent leur statut privilégié dès qu'il s'agit de les rapporter à la manifestation de la gloire eschatologique : le cosmos ne saurait être autre chose qu'un simple miroir. Le statut d'image, qui de soi est évidemment bon et restera d'une certaine façon le statut ultime de la création, manifeste pourtant la déficience ontologique qu'il implique dès lors que l'image est rapportée à une autre plus ressemblante, et donc plus près du modèle divin, ici celle des fils de Dieu.

Que le terme de « paix » recouvre le même rapport d'unité et de pluralité que le nom, Fray Luis l'indique lui-même, toujours dans son analyse du nom « Prince de la paix », lorsqu'il écrit que « la paix a proprement pour sujet la diversité. En effet, quand il s'agit de ce qui est un et parfaitement simple, à moins qu'on ne le réfère à autre chose et qu'on ne le voie par rapport à cette chose à laquelle on se réfère, la paix ne s'établit pas à proprement parler ».18 Elle est un bien divin par nature. La structure de l'être manifestée actuellement par le langage est identique à sa structure définitive, eschatologique, à laquelle il aspire dès à présent et qu'exprime l'idée de paix, et à sa structure originelle en Dieu.

2. Le Christ et la création

Cette identité provient du motif même de la création. En effet, Dieu est à lui-même sa propre fin. Il amène la création à l'être parce que, selon un adage bien connu provenant du Pseudo-Denys et que reprend Fray Luis,19 le bien est diffusif de soi. Si l'on remonte plus avant, c'est cette même raison qui explique que Dieu a un Fils : « si l'on considère [...] que [...] ce qui est riche, parfait, puissant et bon, selon la droite raison, va toujours de pair avec ce qui est fécond, on voit aussitôt que Dieu est très fécond [...]. En sorte que Dieu, parce qu'il est si achevé et si grand, doit nécessairement être fécond et engendrer, car la solitude est une bien triste chose. Et, comme Dieu est extrêmement parfait en tout ce qu'il est, il fut nécessaire que sa manière d'engendrer et la réalisation de l'infinie fécondité qu'il possède en lui fût extrêmement parfaite...  ».20

Cette nécessité de la paternité de Dieu21 et, à travers elle, de la création ne signifie pas un manque, comme Fray Luis le souligne bien, mais une plénitude ou, plus précisément, si on veut reprendre l'image de la source qu'il utilise ou celle du fleuve qu'il emprunte à l'Ecriture,22 il s'agit d'un trop-plein qui déborde. Et donc lorsqu'on affirme que Dieu agit en raison de sa bonté quand il crée, ce n'est pas à entendre comme s'il en obtenait une certaine bonté mais bien en ce sens qu'il manifeste sa bonté par son agir et celui-ci n'a d'autre fin que la communication de cette bonté de sorte que les êtres créés y participent et possèdent en eux une certaine ressemblance avec cette bonté.23

Le rôle du Fils est primordial dans la création et Fray Luis l'explique en recourant à une image qui est en fait classique pour exprimer les relations intra-trinitaires, l'image de l'entendement et de la parole, où nous retrouvons la signification du langage telle que nous l'avons vue dans l'Introduction aux Noms du Christ. Dieu, qui est entendement, se comprend parfaitement lui-même et tout ce qui est en lui. Ainsi, « il voit tous ses biens, qui sont infinis [et qu'il veut communiquer], et il voit et il comprend sous quelles formes il peut les communiquer, qui sont infinies elles aussi, et de tout cela qu'il voit en lui il dit une parole qui l'explique, c'est-à-dire qu'il forme et qu'il dessine en lui une image vivante, où il se met lui-même et tout ce qu'il voit en lui-même, tel qu'il le voit de manière précise et distincte, et il y fait passer sa propre nature comprise et collationnée avec elle-même et considérée sous tous les aspects qu'il peut se communiquer, et, pour nous exprimer ainsi, conférée et comparée avec tout ce qui peut en sortir. Cette image, produite de cette manière, c'est son Fils ».24 Et Fray Luis continue avec la comparaison du peintre qui veut faire son auto-portrait et regarde d'abord en lui-même l'image de ce qu'il va peindre à l'extérieur de lui.

Un tel texte pose un problème sur lequel on va revenir, à savoir le fait qu'apparemment l'engendrement du Fils suit la décision de créer. Pour l'instant, il m'intéresse en ce qu'il montre le Fils comme exemplaire de toute la création. L'image de Dieu déposée en elle n'est qu'une image seconde, image d'image, si bien que les créatures apparaissent « comme des ombres obscures ».25 Encore une fois, on a affaire avec une hiérarchie de l'être et l'être réel, matériel, des créatures est déficient par rapport à leur être idéel, non plus considéré ici à travers le nom dans un verbum mentis de l'homme, mais dans le Verbe divin. Le langage humain ne fait ainsi que reproduire l'activité du Verbe dans l'acte de création.

Fray Luis va même plus loin, en reprenant la comparaison avec le peintre, puisqu'il renverse les termes même qui caractérisent les divers degrés de l'être. En effet, l'image seconde, la chose créée dans sa matérialité, ici le tableau, ne consiste qu'en « des lignes et des apparences vaines, qui n'ont pas d'être réel » car l'être réel n'est autre que l'image mentale de lui-même que le peintre a produite. Ainsi, « l'être que les choses possèdent là-bas [dans l'image de Dieu] est un être véritable et compact, car c'est l'être même de Dieu. Mais celui qu'elles ont en elles-mêmes est inconsistant et vain, et, comme nous le disons, en comparaison de celui-là c'est une ombre d'être ».26 Comme Fray Luis justifie ici son discours sur le Fils comme être, vérité, harmonie, science pure, raison de toute créature en recourant au terme johannique de « Logos », on peut dire que sa christologie est onto-logie et que l'ontologie, chez lui, est toujours christologique.

Le Fils est archétype de la création, ou, selon une formule de Fray Luis, il est « l'original universel engendré »,27 donc cause exemplaire, mais il est aussi cause efficiente de la création, non seulement modèle mais aussi « modèle vivant et actif »,28 « celui qui possède dans son sein et qui communique de lui-même à toutes les choses leur naissance et leur origine ».29 Fray Luis développe cela en s'appuyant sur les lieux scripturaires habituels : Pr 8, 22-31 ; Eccl. 24 ; He 1, 2 ; Col 1, 15-19. Et pour continuer la comparaison avec le peintre, le Fils n'est pas simplement le modèle que reproduit la main du peintre, il guide encore cette main et se transporte lui-même sur la toile qui est peinte,30 de sorte que la qualité d'image de l'image seconde soit véritable, parce que c'est l'image première qui vient en elle, mais que sa secondarité, et donc sa déficience ontologique, vienne de l'extériorité dans laquelle elle se trouve par rapport à la source et l'origine de tout, le peintre, Dieu, alors que le Fils reste dans le sein du Père, et donc de sa limitation et de l'éclatement de l'image véritable en une multiplicité de créatures séparées les unes des autres. Qualifier l'homme de microcosme ou de « monde en abrégé », comme Fray Luis le fait en divers lieux, c'est moins décrire sa condition d'être composé qu'affirmer sa valeur théologique, sa proximité plus grande avec l'image de Dieu qu'est le Christ.

C'est volontairement que je viens d'utiliser ce mot de « Christ » et non plus seulement celui de « Fils » ou de « Verbe » car, pour Fray Luis, c'est toujours du Christ, Verbe incarné, qu'il s'agit. Parmi ses références scripturaires pour dire la causalité efficiente, j'ai mentionné Col 1, 15-19. Ce dernier texte est particulièrement important pour Fray Luis car il s'y réfère à plusieurs reprises lorsqu'il étudie une troisième forme de causalité à l'égard de la création, la causalité finale, qui est exercée par le Christ.

Il l'explique, aussi bien dans son œuvre latine que dans Les Noms du Christ, en reprenant l'idée que Dieu crée en vue d'une fin qui n'est autre que la communication de ses biens. Il distingue alors trois sortes de biens : « la nature, la grâce et l'union personnelle. A la nature appartiennent les biens qu'apporte la naissance, et à la grâce ceux que Dieu y ajoute après celle-ci. Quant au bien de l'union personnelle, c'est l'alliance que Dieu fait en Jésus-Christ de sa personne avec notre nature »31 et, dans son traité sur l'Incarnation, Fray Luis n'hésite pas à reprendre à propos de l'union personnelle une expression qui jusque-là, et surtout depuis S. Anselme chez qui elle avait pris ses lettres de noblesse, était employée pour dire le mystère de Dieu, ainsi cette union est « quo nihil majus potuit cogitari, ce dont on n'a rien pu penser de plus grand32 ». Les premiers biens se trouvent en toute créature du fait même qu'elle est créée, l'être étant le premier de ces biens. Les seconds ne se trouvent que dans les créatures raisonnables et il s'agit de la grâce, de la charité, etc. Le troisième bien, quant à lui, est limité à la seule personne du Christ. Cette hiérarchie des biens correspond aux degrés de ressemblance avec Dieu : en effet, tout bien implique une certaine ressemblance et donc aucune créature n'en est privée, mais la créature raisonnable qui vit sous la grâce ressemble davantage à Dieu. « Dans le domaine naturel, les créatures imitent l'être de Dieu, mais, dans les biens de la grâce, elles imitent, outre son être, son caractère, son style et, en quelque sorte, sa manière de vivre et sa béatitude. [...] Mais, dans l'union personnelle, les créatures n'imitent pas Dieu et ne se rapprochent pas de lui : elles deviennent Dieu lui-même, car elles s'unissent à lui en une seule et même personne ».33 Si cette union personnelle n'a lieu que dans le Christ, cependant à travers lui, du fait que l'homme est un microcosme, c'est en quelque sorte toute la création qui atteint cette union. C'est le sens que Fray Luis donne à la « récapitulation » opérée par le Christ selon S. Paul (Ep 1) 34 : dans le Christ ont lieu « la sanctification et la déification, non seulement de l'homme, mais aussi de toutes les créatures ».35 Ainsi, c'est par le moyen de l'Incarnation, que Dieu communique à la création le bien le plus haut qu'il puisse communiquer, à savoir lui-même. Or, la perfection de Dieu exige qu'il agisse en vue de la fin la plus parfaite, donc qu'il se propose d'emblée le don du bien le plus haut. La conclusion du raisonnement est inévitable : « Il en résulte donc nécessairement que Dieu, pour opérer le prodige de cette union bienheureuse, créa tout ce qui se voit et tout ce qui se cache. C'est-à-dire que la fin en vue de laquelle furent créées toute la variété et toute la beauté du monde fut de mettre au jour ce composé de Dieu et d'homme, ou, pour mieux dire, celui qui est à la fois Dieu et homme, Jésus-Christ ».36 Pour reprendre les termes de la Lettre aux Colossiens, le Christ n'est pas seulement celui par qui tout a été fait mais d'abord celui pour qui tout l'a été. Il est la fin de la création en tant que c'est par sa médiation et en lui que, « d'une certaine manière », Dieu « semble s'unir à toutes les créatures ».37 Il est le rejeton ou le fruit de l'arbre du monde et toutes les créatures ne sont que des préparations pour sa venue,38 que les racines qui lui permettraient de naître un jour et l'écrin qui devait recevoir ce joyau, sans qu'il y ait de commune mesure entre la beauté de l'écrin, dont le poète Fray Luis est cependant le premier à reconnaître qu'elle est « admirable », et celle du joyau qui vient l'habiter et qui « est sans comparaison d'une beauté encore plus merveilleuse ».39

On a ainsi rejoint une question débattue entre les différentes écoles théologiques, celle du motif de l'Incarnation. Il est clair que Fray Luis affirme que Dieu se serait incarné même si l'homme n'avait pas péché et rejoint par là Duns Scot, Alexandre de Halès et Denys le Chartreux contre S. Thomas et S. Bonaventure, mais aussi contre Gabriel Biel qui reste dans le doute et dit que les deux thèses sont possibles. Puisque c'est le statut même de la création qui est en jeu dans cette question, il faut nous arrêter un moment sur l'argumentation de Fray Luis.

En fait, sa critique de la position adverse, celle qui lie l'Incarnation au péché de l'homme, est dirigée contre le commentaire de S. Thomas donné par les thomistes et d'abord Cajetan.40 Toute la difficulté, selon Fray Luis, consiste dans le fait que la thèse thomiste situe la prévision du péché et de la prédestination de l'homme avant la prédestination de l'âme du Christ lui-même. Autrement dit, elle remet en cause la priorité et la primauté absolues du Christ et va donc contre ce qui est l'axe central de toute la pensée de Fray Luis. Cajetan argumente en reprenant la distinction des trois biens accordés par Dieu, biens naturels, biens surnaturels et union hypostatique, et il pose que l'ordre de la nature est antérieur à celui de la grâce et celui-ci à l'union hypostatique puisque la grâce se rajoute à la nature et l'union à la grâce et à la nature. En outre, l'ordre est le même, qu'il s'agisse de l'accession à l'être ou à la connaissance. Ainsi, Dieu prévoit et dispose d'abord l'homme dans l'ordre de la nature, puis dans l'ordre surnaturel et enfin il prévoit l'Incarnation. Mais comme les péchés sont des défauts des perfections naturelles, Dieu prévoit tous les péchés des hommes avant de prévoir leur gloire future et la gloire du Christ lui-même.

La réaction de Fray Luis est on ne peut plus claire : « Hic modus dicendi Cajetani continet multa falsa, quod probo ». Et il le fait d'abord en recourant à l'Ecriture (Rm 8, Ep 1 et 3) où S. Paul rapporte au Christ la prédestination de l'homme, le Christ étant premier en cela comme en toute chose. Ensuite, Fray Luis critique l'antériorité donnée par Cajetan à l'ordre de la nature sur les deux autres car s'il en va bien ainsi dans l'être, les biens surnaturels présupposant effectivement les biens naturels, l'ordre est inverse dans l'intention du Créateur et donc ce qui est premier dans l'exécution est en réalité second dans l'intention. La fin la plus haute l'emporte sur les autres qui ne s'accomplissent qu'en vue de celle-ci, les communications partielles de la bonté de Dieu étant elles-mêmes finalisées par sa communication parfaite, comme il a été dit dans Les Noms du Christ. En outre, le péché d'Adam n'est pas contre les lois de la nature mais contre les préceptes divins, donc contre l'ordre de la grâce et ainsi la prévision du péché ne peut précéder celle des biens surnaturels. Et Fray Luis ajoute que si, comme le dit Cajetan, Dieu avait prévu avant même les ordres de la grâce et de l'union tous les péchés des hommes, il aurait aussi prévu le plus grand de tous, à savoir la crucifixion du Christ, et donc le Christ lui-même. Enfin, l'humanité du Christ appartient aussi à l'ordre de la nature, mais cela signifie que Dieu qui l'aurait prévue avant toute prévision de l'union hypostatique aurait prévu aussi sa naissance de Marie sans la participation d'un homme. « Donc il voulait que son humanité s'unisse avec le Verbe divin ; mais il n'y avait aucune cause pour laquelle il voulait que cette humanité advienne de cette façon nouvelle et inusitée, si ce n'est qu'il voulait se l'adjoindre ». Ainsi l'Incarnation n'a d'autre raison que le vouloir de Dieu.

D'autres expliquent la thèse de l'Incarnation dépendante du péché en distinguant en Dieu une connaissance par vision et une connaissance par simple intelligence et s'ils concèdent que selon le premier mode, la prévision du péché est postérieure à la prédestination de l'âme du Christ, cependant selon le second mode elle est antérieure. La réponse de Fray Luis est encore une fois sans appel : « Hic dicendi modus est planior quam prior, sed non minus falsum et absurdus ». Il accorde bien que, selon la connaissance par simple intelligence, la prévision du péché soit antérieure, mais il refuse que ce soit elle qui implique la prédestination de l'âme du Christ parce que la simple intelligence donne connaissance de ce qui est possible mais non pas de ce qui sera et on ne peut faire dépendre d'une simple possibilité, celle du péché, la décision de l'Incarnation jusque dans ce qu'elle a de plus pénible et douloureux avec la Passion. En réalité, l'argument de Fray Luis ne vaut pas parce que lui-même envisage, comme on le dira, l'Incarnation selon deux modes possibles, selon qu'il y aurait eu ou non le péché, et donc il devrait ici distinguer l'Incarnation vue comme future et ses modes envisagés comme possibilités, au même titre que le péché.

Fray Luis commence l'exposé de sa propre thèse en rappelant que la priorité de connaissance ou de vouloir en Dieu est une priorité logique et non pas chronologique et que l'ordre de la connaissance en Dieu est le suivant : d'abord la connaissance des possibles, puis la volonté d'en réaliser certains, enfin le choix de ce qu'il va réaliser et sa vision comme futur et non plus simplement comme possible. C'est ainsi que Dieu veut l'Antéchrist avant de le voir comme futur et, de même, si la fin ultime poursuivie par Dieu est bien la manifestation de sa gloire par la communication de lui-même la plus parfaite, ce qui n'a lieu que dans l'union hypostatique, selon l'ordre de la simple intelligence le Christ est cependant connu en dernier puisque sa connaissance suppose celle de l'homme et donc des natures spirituelles et corporelles, et donc celle des éléments et des principes fondamentaux qui les constituent. Mais selon l'ordre du vouloir, il est antérieur à tout et toutes les créatures, à commencer par les hommes, ne sont voulues que pour lui. Le monde dans lequel nous sommes est donc le meilleur des mondes possibles, celui qui permet la plus grande manifestation de Dieu.

L'indépendance de l'Incarnation par rapport au péché permet aussi de penser l'importance du Christ pour les autres créatures que les hommes. La question ne concerne pas tant les créatures infra-humaines ni le monde matériel dans sa globalité, car on peut penser que l'Incarnation vient restaurer le désordre introduit dans ce monde par le péché. Fray Luis s'interroge plutôt sur le rapport du Christ aux anges car ceux-ci n'ont pas péché, et le Christ n'est pas mort pour eux. Et cependant ils sont justifiées par lui et, là encore contre S. Thomas mais aussi S. Bonaventure, etc., Fray Luis tient que les anges reçoivent grâce et gloire de la foi qu'ils ont eue dans le Christ et son avènement futur et dans ses mérites, et il s'appuie ici sur l'autorité de S. Bernard, de Rupert de Deutz mais aussi de Cajetan.41 Ce n'est pas le Verbe seul mais bien l'Incarnation, cette manifestation ultime de Dieu, qui est l'objet de la foi des anges et qui leur vaut d'être justifiés. Si donc le Christ ne peut être appelé Sauveur ou Rédempteur des anges,42 il reste l'unique principe de leur justification et de leur gloire, comme il est celui de leur être (les deux ordres de la nature et de la grâce ont la même structure et en chacun d'eux tout provient d'un même principe, qui est le Christ).43 Ainsi, c'est bien tout le créé, des êtres les plus matériels aux plus spirituels, qui a le Christ pour principe et pour fin.

Il y a cependant une objection que Fray Luis rapporte à plusieurs reprises et à laquelle il est évidemment très sensible, celle qui consiste dans l'enseignement de l'Ecriture sur ce motif de l'Incarnation.44 En effet, il semble bien qu'il s'agisse de la rémission des péchés. C'est pourquoi Fray Luis est amené à distinguer plusieurs plans dans l'affirmation théologique. Et tout d'abord, si, dans l'Ecriture le péché et sa rémission apparaissent comme cause de l'Incarnation, ce n'est pas comme sa cause principale, ou plutôt, si cela semble être la cause principale, ce n'est pas de l'Incarnation prise de façon absolue qu'il s'agit, mais de l'Incarnation sous une forme précise, qui est celle d'une chair passible et mortelle. Et c'est ainsi qu'il faudra comprendre tous les versets de l'Ecriture sur la signification de l'Incarnation.

Fray Luis ne fait pas de la « théologie-fiction », il ne se demande ce qui se serait passé si Adam n'avait pas péché. Son raisonnement est au contraire a posteriori, à partir de l'Incarnation telle qu'elle a effectivement eu lieu et à partir de ce qu'on en peut déduire sur la signification de la figure du Christ pour Dieu et pour le monde, à savoir une primauté absolue comme lieu de la gloire de Dieu. Et donc, il est conduit à penser la nécessité de l'Incarnation comme telle. On pourrait dire que l'Incarnation est nécessaire parce qu'elle est inconditionnée, comme à l'inverse elle serait simplement accidentelle si elle était liée au péché. Sa seule condition, à la fois nécessaire et suffisante, c'est Dieu comme source qui se donne infiniment. C'est pourquoi il faudra toujours distinguer deux plans, celui de la théologie et celui de l'histoire, à condition de bien voir que ces deux termes ne recouvrent pas le binôme habituel théologie-économie puisque la théologie dont il est ici question implique toujours déjà l'économie, et que l'histoire n'est que la réalisation effective de celle-ci qui aurait pu prendre bien d'autres formes, le seul futur voulu par Dieu au milieu d'une infinité de possibles, parce que c'est celui où sa gloire est la plus parfaite. Selon un commentateur, on peut voir chez Fray Luis « une Théodicée de l'Histoire, plus proprement une Christodicée, en ce sens que ce qui est la réalité de fait répond à ce qu'elle est de droit, non en tant que le fait et le droit, ce qui est et ce qui doit être, coïncident, mais en tant que dans le cours des faits se reflète au degré le plus haut possible l'espace (l'atmosphère) de ce qui est normatif ».45 Ceci est à entendre, encore une fois, dans le sens où le normatif n'est pas un système a priori dont on retrouve l'accomplissement dans l'histoire mais où le normatif, c'est-à-dire le christocentrisme radical, est déduit de son effectuation historique. « Chez fray Luis toute la rationalité se fonde sur l'action originaire ; ce n'est pas l'histoire qui se fonde sur la métaphysique, mais celle-ci sur l'histoire ».46 Le sens de la création n'est pas à chercher ailleurs que dans l'humanité passible et mortelle du Christ.

3. La création nouvelle en Christ

Tout à l'heure j'ai parlé de deux images de Dieu, l'image modèle, le Christ, et les images secondes que sont les créatures, avec une déficience ontologique dans ce passage à la secondarité dans l'extériorité. L'accomplissement de la création consiste donc, à l'inverse, dans un rapprochement des deux images, dans un dépassement de l'extériorité, et c'est pourquoi la première créature accomplie est le Christ lui-même dans lequel le Verbe et la créature sont un. Pour les autres créatures, cela va consister dans une assimilation au Christ. Je ne ferai ici qu'effleurer ce thème.

Un des aspects de ce qui est visé, c'est ce que Fray Luis découvre sous le nom de « Chemin » donné au Christ puisque tel est précisément le rôle du chemin que de relier une origine à un terme, de faire passer du principe à la fin, c'est-à-dire du Christ au Christ, et ce passage s'opère encore par le Christ. L'extériorité qui est problématique du point de vue ontologique n'est cependant pas négative, puisque c'est elle qui fonde l'autonomie de l'être et la liberté. Fray Luis est sur ce point un auteur moderne et il accorde une grande importance à ces notions47 et d'abord à l'affirmation de l'individu et à la puissance de la conviction. L'extériorité est donc le lieu d'une épreuve, celle qui permet de donner un sens à la notion de justification, indépendamment même du péché et de sa rédemption, comme c'est d'ailleurs le cas pour les anges. Elle fonde la nature mais rend également possible la grâce qui est son propre dépassement. La nouvelle création est proprement accomplissement de la première en ce qu'elle la perfectionne et la configure à son terme tout au long de son histoire, et qu'elle n'est pas simplement ce qui viendrait s'y substituer brusquement à la fin des temps. Les trois ordres de biens que Dieu a en vue dans la création, nature, grâce et union, ne se situent pas dans une simple juxtaposition chronologique, ne se distribuent pas au long de l'histoire comme temps de la nature, temps de la grâce et temps de la gloire, mais ils sont ordonnés les uns aux autres ou se présupposent les uns les autres logiquement et non pas chronologiquement, même si l'union, comme union hypostatique, est réservée au seul Christ et si la gloire est eschatologique (mais elle peut être anticipée, et c'est ainsi que Fray Luis48 reprend la tripartition classique des croyants en commençants, progressants et parfaits et qu'il l'illustre par une comparaison, elle aussi classique, celle du Temple de Jérusalem composé de portiques, d'un palais et d'un sanctuaire, mais qu'il détourne de son interprétation habituelle (les états de l'âme avant et après la mort)  : par conséquent l'entrée dans le sanctuaire est pensée par Fray Luis dans le cours de l'existence ici-bas ; elle n'est plus liée à la résurrection du corps. Fray Luis procède de la sorte à la déseschatologisation de l'existence chrétienne pour apparaître comme un auteur mystique).

Parce que le Christ est chemin, la fin de l'homme, et à travers lui celle de toute la création, n'est plus seulement un terme à atteindre mais le terme nous porte déjà. Et la particularité de ce chemin est qu'il est à la fois pour qui l'emprunte chemin et guide, et plus encore chemin qui marche lui-même pour faire avancer celui qui s'y engage. « Le Christ est 'notre chemin' et aussi celui qui suit le chemin, parce qu'il marche quand nous marchons, ou, mieux, nous marchons, nous, parce qu'il marche et que son mouvement nous entraîne. Ainsi, il est lui-même le 'chemin' que nous suivons et celui qui marche avec nous et celui qui nous incite à marcher ».49 Et Fray Luis le compare à une mère qui tient son enfant par les mains et pose les pieds de l'enfant sur les siens et l'attire ainsi à elle.50

Deux autres noms du Christ sont à retenir pour ce processus d'accomplissement de la création, ceux de « Père du siècle futur » et de « Fils de Dieu ». Ce qui est en jeu dans ces noms est fondamental puisqu'il s'agit évidemment de la condition filiale de la créature et, pour le dire brièvement, on voit là que le dépassement de l'extériorité va de pair avec l'approfondissement du caractère d'image de la créature, ou son recouvrement après la chute, car le terme est d'être fils comme le Christ est Fils, fils au second degré comme l'image est au second degré, mais fils véritable cependant, et même, dit Fray Luis, tous les justes, « distincts en personnes, seront un seul en esprit, aussi bien entre eux qu'avec le Christ, ou, pour mieux dire, seront tous un Christ ».51 L'expression est très intéressante car on y retrouve la structure unité-totalité qui est celle du langage et de l'être accompli.

Cette filiation se réalise par la seconde naissance évoquée par Jésus devant Nicodème et elle-même est en fait double puisqu'elle consiste en notre naissance dans le Christ et en la naissance du Christ en nous. La première est la réception de « la grâce et la justice que Dieu fait vivre en nous, qui sont comme une image du Christ mais par lesquelles nous lui ressemblons ».52 Quant au second aspect, la naissance du Christ en nous, il a lieu quand, « dans l'union de l'Esprit du Christ avec le nôtre [...] l'Esprit du Christ occupe la place de l'âme à l'égard de la nôtre »53 et devient « l'âme de l'âme ».54 C'est alors qu'il est possible de dire comme S. Paul : « Je vis, ce n'est pas moi qui vis, c'est Jésus-Christ qui vit en moi » (Ga 2, 20). De sorte qu'à la fin, « toute sa vie [de l'homme], toute sa volonté, tout son entendement, toute son apparence et toute sa lumière seront le Christ. Le Christ sera alors homme entièrement parfait chez tous les siens, et il sera un en tous, et tous seront des fils parfaits de Dieu, parce qu'ils auront en eux-mêmes l'être et la vie de ce Fils, qui est le seul et l'unique Fils de Dieu et qui est Fils de Dieu chez tous ceux qui s'appellent ses fils. [...] Finalement, celui-là est le Fils de Dieu qui est seulement Fils de Dieu en lui-même et en tous les autres qui le sont ».55 C'est alors que l'extériorité est véritablement dépassée et que, parallèlement, l'image est parfaite.

4. Conclusion

Pour terminer cet exposé, je voudrais simplement reprendre le commentaire que donne Fray Luis du nom « Dabar ». Il se trouve au début du dernier chapitre des Noms du Christ, celui consacré au nom de « Jésus » car, nous dit Fray Luis, le Christ a deux noms propres, « Dabar » selon sa nature divine, « Jésus » selon sa nature humaine, mais ces noms ont ceci de particulier qu'ils ne désignent pas seulement, comme font les autres, l'un ou l'autre aspect du Christ mais qu'ils le désignent tout entier : « Chacun selon sa qualité, tous deux sont des portraits du Christ parfaits et complets. Portraits complets, dis-je, car chacun de son côté exprime tout ce qu'il y a dans celui-ci, autant qu'il est possible à un nom ».56 Les portraits sont parfaits parce que chacun de ces deux noms, mieux qu'aucun autre, porte en lui la structure qui est celle de tout le langage et de tout l'être. Leur seule limite, peut-être, est de le faire du point de vue d'une des deux natures seulement, et donc, comme je l'ai déjà suggéré, une unité plus haute serait possible, celle du nom « Christ » lui-même.

Le nom « Dabar », « Parole », mérite au plus haut point son nom car, en fait, il redouble en lui-même cette structure ontologique. « En effet, Dabar ne désigne pas une seule chose, il désigne une multitude de choses ; et il les désigne de telle manière et sous quelque face que nous le regardions, soit tout entier et d'un seul coup, soit dans chacun de ses éléments à part, dans ses syllabes et dans ses lettres ».57 Ainsi, nous sommes face à un mot qui contient en lui-même les qualités de celui qu'il désigne. Il ne fait que redoubler ou même retripler ce que les éléments qui le composent disent déjà : pris en lui-même, il unifie des lettres puis des syllabes qui sont déjà, comme tout nom, unificatrices du multiple. On comprend donc à quel point ce mot est approprié au Christ. Ainsi, D, la première lettre, est « a valeur d'article, [...], et la fonction de l'article consiste à ramener le commun à l'être, comme à éclairer et à définir ce qui est confus, à déterminer le nom et à lui donner sa qualité et son espèce, à le mettre en valeur et à souligner son excellence », ce que fait le Christ créateur en donnant l'être aux choses, en leur conférant une identité et en les maintenant ou restaurant dans cet être qui est le leur. B désigne le Christ comme « édifice original et comme le plan de toutes les choses » ou encore comme tabernacle en ce sens qu'il contient tout et fait de tout un tabernacle pour lui-même (autrement dit, cette seule lettre, en désignant la compénétration de la totalité des êtres et du Christ, exprime la structure ontologique). R signifie le Christ comme tête ou principe, dans tous les sens de ces termes, qu'il s'agisse de la primauté absolue, de la causalité ou du gouvernement qu'exerce le Christ. Mais c'est aussi l'esprit et donc sa fonction d'âme de l'âme et d'Epoux. « Bar » veut dire « Fils » mais aussi cela vient d'un mot qui veut dire « mettre au jour, élever » : « C'est pour faire comprendre que le Fils [...] est un Fils qui met au jour et qui élève, ou qui [...] est un Fils qui adopte les fils et qui renferme en lui leur filiation à tous ». Mais encore cette unique syllabe, lue à l'envers, « Rab » désigne « la multitude, la réunion ou l'accumulation de nombreuses choses excellentes en une seule, et c'est exactement ce que nous voyons dans le Christ ». « Da bar », veut dire « le Fils » ou « celui-ci est Fils ». Enfin le mot entier dit le Christ comme parole du Père, parole intime et parole proférée à l'extérieur.58

On a ainsi, dans ces quelques pages consacrées à « Dabar » toutes les dimensions du Christ à l'égard de la création telles qu'on a pu les dégager à partir de l'ensemble de l'œuvre de Fray Luis, et cela dans un mot dont la structure reproduit le contenu. La maîtrise de la langue dont il fait preuve n'est pas extérieure à son travail de théologien mais elle est bien plutôt de part en part animée par sa quête du Christ, du Verbe, dont il finit par découvrir un miroir dans cet unique mot.

Enseigner depuis une chaire d'université, s'exprimer poétiquement, méditer sans relâche l'Ecriture sont trois aspects d'une unique tâche : la mise en évidence du Christ qui habite la création et la parole et qui seul leur donne sens.

[Texte de l'intervention au Colloque « Figures du Christ », Abbaye Sainte-Marie de Paris, 7-8 novembre 1997]

I vostri commenti

Saremo felici di ricevere commenti a questo articolo. Nel caso abbiate dato l'assenso, il vostro commento potrà essere eventualmente pubblicato (integralmente o in sintesi). Grazie!

Note

  1. « un cuerpo de pensamiento previo a la distinción de disciplinas, filosofía, teología, 'literatura' », C. Morón Arroyo, 'Fr. Luis de León : sistema y drama', dans Fray Luis de León. Aproximaciones a su vida y su obra, Santander : 1989, p. 313. Testo

  2. Cité par Saturnino Alvarez Turienzo, « Salamanca, Alcalá, Toledo. 'Lugares' mentales de fray Luis de León », La Ciudad de Dios CCIV/2-3 (1991), p. 533. Cf. aussi Los Nombres de Cristo (désormais NC), Livre 2, Introd., dans Obras completas castellanas, prologos y notas del Padre Felix Garcia, 5a ed., Madrid : BAC, 1991, p. 544 (trad. par Robert Ricard, Paris : Etudes Augustiniennes, 1978, p. 141-142) : « Un homme qui a l'habitude de faire souvent à l'Université trois leçons plusieurs jours de suite et en pleine canicule, n'aura sans doute aucune peine à converser sous ces ombrages le matin et l'après-midi d'un seul jour. Ou, pour mieux dire, il sera capable de toutes les prouesses. -- Sabino a raison, [...] car c'est une sorte de prouesse que de travailler si fortement et en pareil moment à l'Université. Cela vous montrera à quel point est cruelle la vie qui nous impose semblable obligation. En sorte que, Sabino, vous pouvez continuer sans crainte. Car cet endroit est meilleur que la chaire. Au surplus, ce dont nous traitons maintenant est sans comparaison beaucoup plus agréable que ce que nous enseignons là-bas ». Testo

  3. NC, lib. I, « Montagne », op. cit., p. 492 ; trad. (modifiée) p. 95. Testo

  4. NC, Introduction. « Des noms en général », Obras, p. 424-425 ; trad. p. 31. Testo

  5. Ibid., p. 414 ; trad. p. 20. Testo

  6. Ibid., p. 415 ; trad. p. 21. Testo

  7. Ibid., p. 414 ; trad. p. 21. Testo

  8. Ibid., p. 415 ; trad. p. 21. A propos de ces pages, Alain Guy a pu écrire : « Ce texte contient [...] tout Fray Luis [...] Tous ses écrits n'en sont que des variations, autour de ces intuitions essentielles » (A. Guy, La Pensée de Fray Luis de León. Contribution à l'étude de la philosophie espagnole au XVI° siècle, Paris : Vrin 1943, p. 107-108). Testo

  9. A. Guy parle à ce sujet de « cette hospitalité infinie que l'esprit peut donner en son sein à tous les êtres », op. cit., p. 110. Testo

  10. NC, Introduction, Obras., p. 414-415 ; trad. p. 21. Testo

  11. Ibid., p. 414, trad. (corrigée) p. 21. Testo

  12. « Noche serena », Obras, t. II, p. 759 ; Fray Luis de León, Poésies complètes, trad. par Bernard Sesé, Paris : José Corti 1993. Testo

  13. « A Francisco Salinas », Obras t. II, p. 746-748 ; trad. p. 31-33. Testo

  14. « Noche serena », op. cit., p. 759-760 ; trad. p. 59-61. Testo

  15. NC, lib. II, « Prince de la paix », op. cit., p. 613 ; trad. p. 208. Testo

  16. Ibid., p. 614-615 ; trad. p. 210. Testo

  17. In Epistolam ad Romanos expositio, ed. Gonzalo Diaz García, Opera, t. X, Real Monasterio de El Escorial : Ediciones Escurialenses 1993, p. 167. Fray Luis prouve immédiatement après la présence de ce désir dans les créatures en s'appuyant sur la hiérarchie des êtres : en effet, « puisque l'homme est un microcosme, ou petit monde, et les Apôtres un mégacosme, ou grand monde, s'il est permis de parler ainsi en raison de l'habitation en eux de l'Esprit Saint et de tous ses charismes, ainsi, à plus forte raison, le monde naturel désirera selon son degré et son ordre ce que eux-mêmes désirent en eux et par eux » Testo

  18. NC, lib. II, « Prince de la paix », op. cit., p. 616 ; trad. p. 211. Testo

  19. Pseudo-Denys, Des Noms divins IV ; cf. De Incarnatione tractatus, p. 23 et 43. Testo

  20. NC, lib. III, « Fils de Dieu », op. cit., p. 701 ; trad. p. 294. Testo

  21. « así como fue necesario que Dios tuviese Hijo, porque la soledad no es buena », ibid., p. 702 ; trad. p. 295. Testo

  22. Ibid., respectivement p. 708 et 703 (citant Eccl. 24, 41) ; trad. p. 301 et 296. Testo

  23. Cf. De creatione rerum tractatus, q. 6, Opera, t. VII, Salamanca 1895, p. 169-170. Testo

  24. NC, lib. III, « Fils de Dieu », op. cit., p. 703 ; trad. p. 296. Testo

  25. Ibid., p. 704 ; trad. p. 296-297. Testo

  26. Ibid., p. 704 ; trad. p. 297. Testo

  27. Ibid., p. 706 ; trad. p. 299. Testo

  28. Ibid., p. 705 ; trad. p. 298. Testo

  29. Ibid., p. 706 ; trad. p. 299. Testo

  30. Ibid., p. 705 ; trad. p. 298. Testo

  31. NC, lib. I, « Pimpollo », op. cit., p. 432 ; trad. p. 37. Testo

  32. De incarnatione tractatus, op. cit., p. 26 et 53. Testo

  33. Ibid., p. 432 ; trad. p. 38. Cf. De incarnatione tractatus, op. cit., p. 25-26. Testo

  34. Cf. De incarnatione tractatus, op. cit., p. 27. Testo

  35. Ibid. p. 28. Testo

  36. NC, lib. I, « Pimpollo », op. cit., p. 433-434 ; trad. p. 39. Testo

  37. Ibid., p. 433 ; trad. p. 38. Testo

  38. Ibid. Cf. De incarnatione tractatus, op. cit., p. 47-48. Testo

  39. Ibid., p. 435 ; trad. p. 41. Testo

  40. Pour ce qui suit, cf. De incarnatione tractatus, op. cit., p. 34-37. Testo

  41. Cf. De incarnatione tractatus, op. cit., p. 333-334. Testo

  42. Cf. ibid., p. 340. Testo

  43. Cf. ibid., p. 337. Testo

  44. Cf. De incarnatione tractatus, op. cit., p. 55-56. Testo

  45. Mariano Alvarez Gomez, « Religión y metafísica. Sobre le concepto de armonía en De los Nombres de Cristo  », La Ciudad de Dios CCIV/2-3 (1991), p. 514. Testo

  46. C. Morón Arroyo, Introduction à Fray Luis de León. Aproximaciones a su vida y su obra, op. cit., p. XI. Testo

  47. Cf. NC, lib. I, « Père du siècle futur », op. cit., p. 505 ; trad. p. 107. Testo

  48. Cf. NC, lib. I, « Chemin », op. cit., p. 460-461 ; trad. p. 64-65. Testo

  49. Ibid., p. 461 ; trad. p. 65. Testo

  50. Ibid., p. 458 ; trad. p. 62. Testo

  51. NC, lib. I, « Père du siècle futur », op. cit., p. 515 ; trad. p. 117. Cf. lib. II, « Epoux », p. 659 ; trad. p. 255. Testo

  52. NC, lib. III, « Fils de Dieu », op. cit., p. 727 ; trad. p. 319. Testo

  53. Ibid., p. 729 ; trad. p. 320-321. Testo

  54. Ibid., p. 727 ; trad. p. 319. Testo

  55. Ibid., p. 741-742 ; trad., p. 332-333. Testo

  56. NC, lib. III, « Jésus », op. cit. p. 768 ; trad. p. 376. Testo

  57. Ibid. p. 769 ; trad. p. 377. Testo

  58. Cf. ibid., p. 769-774 ; trad. p. 377-382. Testo